Nous avons perdu de vue l’essentiel

Jean-Luc Porquet a publié, dans le Canard Enchaîné du 31 mai, un article bref, mais décisif, sur les impasses dans lesquelles notre société se débat actuellement. On n’attend pas forcément des réflexions de fond dans un tel journal, mais la prise de recul est, ici, tout à fait bienvenue. Le point de départ est un commentaire sur l’invitation à l’Elysée de quatre « sociologues » (aucun n’a une activité actuelle de recherche dans ce domaine) pour tenter de renouer le lien avec un corps social qui échappe de plus en plus à la prise du politique. L’article reproduit le conseil critique formulé, à cette occasion, à l’adresse d’Emmanuel Macron, par Jean Viard : « Le problème, c’est que vous n’avez pas de récit face à la transition climatique. Vous nous racontez le piston, le moteur, le turbo… Mais l’enjeu, c’est le but, pas le capot de la voiture ! ».

Là dessus Jean-Luc Porquet ajoute un commentaire : « mais pourquoi attendre du Président qu’il nous fournisse un « récit » ? En est-il seulement capable ? Son « récit » ne peut que s’inscrire dans sa vision du monde, laquelle est dominée par un seul mot : « compétitivité ». Face à la « rupture de civilisation » qui s’annonce, tout ce que propose Macron, c’est que la France devienne « leader des industries vertes ».

Être le meilleur a-t-il un sens ?

Cette remarque est fulgurante dans sa banalité : nous nous sommes tellement habitués aux environnements compétitifs que questionner le sens même de la compétition est devenu étrange. Les compétitions sportives, par exemple, sont devenues des activités économiques majeures, alors qu’elles ne produisent aucun bien, sinon la compétition elle-même.

Mais cela vaut-il la peine d’être le meilleur ? Sans doute c’est un ressort puissant et je suis toujours frappé de voir l’excitation que provoque n’importe quel jeu de société ou n’importe quelle situation compétitive dans un groupe donné, à partir du moment où il s’agit de gagner ou de perdre. Mais, mis à part un bénéfice narcissique, qu’est-ce que l’on gagne au bout du compte ?

D’un point de vue sociétal, on gagne une société fracturée, dans laquelle, par définition, il y a beaucoup plus de perdants que de gagnants. N’est-il pas plus satisfaisant de mener tous ensemble une vie bonne et qui en vaut la peine ?

Le manque d’une vue d’ensemble

Certes le pouvoir politique essaye de faire écho aux enjeux climatiques. Mais Jean-Luc Porquet, décidément en verve, note qu’une série de mesures ne dessine pas un projet de société. Il relève le commentaire ironique et un rien désabusé du duo Menthon-Domenach dans la tribune « Double Je », du magazine Challenge du 25 mai, à propos des mesures annoncées par Elisabeth Borne : « on dira que le CNTE, nourri par le SGPE, permet de créer une SNBC en coordination avec la PPE et la SNB » !

Pour les ignares, comme moi, je vous traduis la phrase : on dira que le Conseil National de la Transition Énergétique, nourri par le Secrétariat Général de la Planification Écologique, permet de créer une Stratégie Nationale Bas-Carbone, en coordination avec la Planification Pluriannuelle de l’Énergie et la Stratégie Nationale Biodiversité !

Cette série de dispositifs, plutôt opaques, produit, en bout de course, une série de mesures sectorielles isolées les unes des autres, que les secteurs concernés n’ont pas vraiment envie de mettre en œuvre, dans la mesure où ils ont l’impression d’être les seuls à devoir faire des efforts. Or il faudrait arriver à dessiner un tableau d’ensemble où on verrait ce que chacun va devoir faire différemment et ce que tout le monde a à y gagner, alors que, pour l’instant, tout un chacun a l’impression de perdre quelque chose.

Faute d’une vue d’ensemble, la peur de perdre occupe tout l’horizon et provoque (comme le relève, une fois encore Jean-Luc Porquet) une forme de sidération qui coupe court à tout discours possible. On parle d’insécurité, de risque de descente sociale, d’écoanxiété, qu’avons-nous à gagner là-dedans ?

Et je retrouve la remarque pertinente faite par la CFDT à propos de la réforme des retraites : « fondamentalement, une bonne mesure, c’est un paquet de mesures qui répartit les efforts entre les employeurs et les employeuses, les travailleurs et les travailleuses et les retraité·es, sans oublier l’État ». Il faut, en effet, lier les mesures les unes aux autres, afin de convaincre tout un chacun que tout le monde est à l’œuvre.

Et puis il reste à proposer un horizon qui fait sens.

Une vie bonne est plus importante qu’une vie meilleure

Et, là encore, la compétition ou la recherche de la croissance pour la croissance ne sont pas de bons ressorts. Chacun rêve d’être plus riche ou d’avoir une vie « meilleure », mais qui se préoccupe de l’essentiel, à savoir, avoir une vie bonne ?

On a beaucoup rêvé, depuis deux siècles, que le sens de la vie se définissait par son avenir : un avenir radieux si possible. Et si on retournait vers le présent qui, sans doute, nous renvoie des questions gênantes, mais fondamentales : qu’est-ce que je fais aujourd’hui de ma vie ? quelles relations ai-je avec les autres ? est-ce que, plutôt que d’avoir plus, je pourrais envisager d’avoir une vie autre ?

Ce n’est pas seulement la présidence de la république qui est sidérée, aujourd’hui, face à ces questions. Le candidat à la dernière élection présidentielle qui s’approchait le plus de ces questions (Yannick Jadot) n’a pas plu. Beaucoup d’électeurs lui ont préféré un discours accusatoire et protestataire. Le corps électoral, à gauche, reste encore marqué par la conviction que l’essentiel est la répartition. Certes, mais la répartition de quoi ?

On devine la manière dont mes convictions chrétiennes me conduisent à répondre à ces questions. Mais je pense que d’autres peuvent se les poser et y trouver, aujourd’hui, des réponses. Après tout, vivre autrement, mais vivre bien ensemble, c’est quelque chose de concret et de compréhensible par tout un chacun, à partir du moment où l’on prend conscience qu’aujourd’hui nous vivons mal.

Quand la science dérange

Je ne cite pas souvent Nietzsche, dans ce blog. Il existe, pourtant, un très court texte (le § 251 du tome II de Humain, trop humain) intitulé : « L’avenir de la science » qui, en quelques lignes, me semble dire l’essentiel. Cela commence ainsi : « La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu ». C’est déjà un constat lucide : il est beaucoup plus passionnant de chercher, que d’accepter ce que les autres ont trouvé. J’ai dirigé plusieurs thésards, au cours de ma carrière, auxquels j’aurai pu (dû) adresser ces mots : citer les travaux antérieurs aux leurs les motivait, en effet, beaucoup moins que de retranscrire les idées profondes qui leur passaient par la tête ! Et c’est encore plus vrai pour quelqu’un dont le travail est en dehors du champ de la science. Les avancées scientifiques ne le passionnent, en général, pas beaucoup.

Et puis, ajoute Nietzsche (et c’est encore plus marqué à notre époque qu’à la sienne), nous avons emmagasiné à peu près toutes les découvertes scientifiques majeures qui, de la sorte, ne nous surprennent plus. Le plaisir qu’elles pourraient procurer s’en trouve, par conséquent, pratiquement réduit à néant. Et il envisage, de la sorte, un avenir qui ressemble beaucoup à notre présent : « l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur ancien territoire ».

Ici, Nietzsche parle de la science plus que de la technique. Il ne parle pas du plaisir qu’un nouvel appareil peut procurer (en mettant en œuvre des découvertes scientifiques parfois anciennes). La distinction mérite d’être relevée, car nous vivons, actuellement, une époque où l’innovation technique continue à être chauffée à blanc, tandis que la science, loin de nous procurer du plaisir, produit des énoncés parfois désagréables. L’intérêt pris à la vérité devient, dès lors, bien mince et, en effet, l’erreur, la fantaisie et les affirmations gratuites, intéressent beaucoup plus de personnes.

La science tâtonne, mais recoupe ses affirmations et, de la sorte, elle se trompe beaucoup moins que les discours ordinaires

Il ne faut pas confondre, purement et simplement, science et vérité : il arrive que la collectivité des scientifiques révise des affirmations antérieures. Il arrive, également, que l’un ou l’autre scientifique surinterprète des énoncés admis, pour leur en faire dire plus qu’ils ne disent. Un bon chercheur, d’ailleurs, doute plus que la moyenne : il s’interroge, en permanence, sur ce qui a pu passer inaperçu jusqu’à aujourd’hui.

La critique interne à la démarche scientifique et sa dimension collective font, cela dit, que la science se trompe moins que quiconque qui livre ses impressions et dit ce qui lui passe par la tête. Cela dit, il arrive que la science, comme le disait Nietzsche, délivre des affirmations qui procurent peu de plaisir, voire qui procurent du déplaisir si on les prend au sérieux.

La longue lutte pour faire reconnaître la toxicité de nombreux produits

Le ministre de l’agriculture a, ainsi, soulevé un tollé, récemment, en annonçant tranquillement, alors qu’il assistait au congrès de la FNSEA, qu’il allait demander à l’ANSES de « réévaluer » l’interdiction d’un herbicide : le S-métolachlore. Et cela, au motif que la France aurait quelques mois d’avance sur la décision européenne. Mais ces quelques mois de décalage ne font pas du S-métolachlore un produit moins dangereux, et ce, d’autant plus qu’il pollue les nappes phréatiques.

Il y a heureusement un député européen du groupe Renaissance qui a sauvé l’honneur de son parti en déclarant : « Après la décision de l’Agence européenne des produits chimiques et de l’EFSA, le sort du S-métolachlore devrait être scellé par la Commission européenne dans quelques semaines. La science est maintenant très claire concernant cet herbicide. La priorité est de travailler aux alternatives pour les agriculteurs, pas de mener des combats du passé » (Pascal Canfin, cité par le journal Le Monde).

Le ministre de l’agriculture a, en fait, exposé au grand jour ce qui, en temps normal, se passe en coulisse : les pressions, fausses études et manœuvres diverses, qui viennent se mettre en travers des travaux lents et sérieux qui cherchent à évaluer la toxicité de certains produits. En l’occurrence, l’ANSES n’a pas agi à la légère. Elle a commencé par tenter de modifier les règles d’usage de l’herbicide pour voir s’il pouvait contaminer moins les nappes. Et c’est devant l’échec de cette ultime tentative que, dix-huit mois plus tard, elle a prononcé l’interdiction du produit.

A vrai dire, le geste du ministre est tellement maladroit que l’on peut se demander s’il n’a pas évoqué volontairement cette manœuvre en public, afin de témoigner de sa bonne volonté à la FNSEA, tout en rendant impossible une telle révision.

Cela dit, pratiquement aucune interdiction d’un produit phytosanitaire ne se passe sans cris, sans tentatives de repousser son interdiction et sans contestation de la validité des expérimentations qui ont mené à son interdiction. Ce sont des affirmations scientifiques qui ne procurent aucun plaisir.

Quand la science dit ce qu’elle ne sait pas

Il arrive, également, que la science en dise moins qu’on le voudrait et qu’elle suscite l’inconfort parce qu’elle révèle tout ce que nous ne savons pas.

Ayant un peu plus de disponibilité d’esprit, ces derniers jours, j’ai voulu jeter un coup d’œil au rapport (de septembre 2022) du Conseil d’Orientation des Retraites. Il s’agit d’un document passablement technique et même la synthèse proposée est d’un abord difficile. En revanche, le COR a mis une ligne une vidéo où, pendant une heure, le président du COR (Pierre-Louis Bras) présente les principaux points du rapport en question. La présentation reste technique, mais est lumineuse : elle montre que la macro-économie et la démographie peuvent être autre chose que de l’idéologie. Pierre-Louis Bras détaille ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas et, à plusieurs reprises, il dit que les énoncés scientifiques qu’il manipule ne tranchent pas la question, mais qu’ils ouvrent le débat.

Le premier constat est que, à cause du nombre croissant d’annuités nécessaires pour toucher une retraite sans décote, l’âge moyen de départ à la retraite est en train de croître. Compte-tenu du comportement observé des générations concernées par les durées les plus longues, il va converger, dans les dix ans qui viennent, vers 64 ans. Naturellement, si on fixe à 64 ans l’âge minimum, cette moyenne va s’élever. Mais on voit, immédiatement, que cette mesure va toucher en tout premier lieu ceux qui ont commencé à travailler jeunes. Pour les autres, rien ne changera.

Cela c’est assez clair. En revanche, la question de l’équilibre du système des retraites, dans l’avenir, est fortement dépendante de l’avenir en question. Suivant la manière dont les gains de productivité et le taux de chômage évoluent, on peut avoir des scénarios variables. Cela ouvre la grande question de l’avenir de l’économie et on peut se demander, d’ailleurs, si ce n’est pas là un ressort majeur du blocage qui s’est produit : comment l’état peut-il justifier une mesure de long terme, alors qu’aucun avenir précis ne se dessine et que les menaces sont plus nombreuses que les promesses ? En tout cas, les auteurs du rapport n’ont pas dissimulé leur ignorance. Ils se sont contentés de faire des scénarios divers, en se limitant aux cas où les économies européennes ne rencontreraient pas de crises plus importantes que celles que nous avons connues ces dernières années.

Il en ressort que, même avec des hypothèses de gains de productivité modestes, le système n’est pas en train de diverger et qu’il pourrait même redevenir excédentaire. Cela supposerait, le rapport le dit, que les retraites soient revalorisées simplement en suivant le coût de la vie et que les salaires, en revanche, épousent les gains de productivité (donc soient revalorisés davantage).

Mais, comme le souligne Pierre-Louis Bras, cela ne tranche pas la question pour autant : on peut considérer que, d’ores et déjà, les retraites coûtent trop cher et on peut vouloir diminuer ce coût. « En revanche, les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite » (p. 3 de la synthèse).

Les hypothèses sur le taux de chômage créent une petite complication. Au total, l’hypothèse la plus probable est quand même qu’il y aura, dans les années à venir, un (petit) besoin de financement. Mais, une fois encore, cela ne clôt pas complètement le débat. L’État, en effet, aujourd’hui, contribue (indirectement) aux caisses de retraite du privé. Du fait, par exemple, de la transformation de la Poste et de France Télécom en entreprises où les salariés ont des contrats de droit privé, l’État paye les retraites des anciens fonctionnaires de ces structures, sans l’apport des cotisations des salariés qui les ont remplacés. Peu à peu cet état de fait va se résorber, de sorte que l’effort de l’État va diminuer. La question est de savoir ce que l’État va faire avec cette marge de manœuvre. Il peut (ou non) consacrer ces ressources à l’équilibre global du système.

Donc, l’expertise scientifique ouvre ici le débat, elle ne le tranche pas. Et pourquoi a-t-il été impossible de mettre ces questions ouvertement sur la table, au lieu de se murer, de part et d’autre, dans des postures rigides ?

Quand les jeux d’intérêt obscurcissent le débat

Au fil des épisodes qui ont émaillé la confrontation sur la question des retraites, aucun parti politique n’a été sincère. Du côté de la NUPES les cris, les invectives et les obstructions diverses, ont tenu lieu d’argumentaire. Du côté des Républicains, qui n’avaient aucune raison de ne pas voter cette réforme, les calculs sur l’avenir politique de X ou de Y, ont engendré le blocage. Et du côté du gouvernement, la succession d’arguments vite démentis et remplacés par d’autres, a montré que les vraies raisons étaient sans doute ailleurs.

Or il aurait été possible de mettre sur la table ouvertement les enjeux. Et, le pire, c’est que j’ai trouvé les bases d’une telle option dans un document de la CFDT de janvier 2023. Ce document procède d’une lecture attentive du rapport du COR. Vous pouvez vous y reporter. C’est un document qui a été peu commenté dans la presse, alors qu’il s’agit, je pense, du document qui présente le plus clairement les enjeux. Je ne vais pas reprendre les points techniques qu’il aborde (qui font largement écho à ce que j’ai écrit ci-dessus). Je vais citer un seul paragraphe qui explicite ce que demandait ce syndicat et ce qui aurait rendu possible une autre discussion : « fondamentalement, une bonne mesure, c’est un paquet de mesures qui répartit les efforts entre les employeurs et les employeuses, les travailleurs et les travailleuses et les retraité·es, sans oublier l’État » (p.6 du document). Or les mesures proposées par l’Etat font porter l’essentiel de l’effort sur les salariés et sur les salariés qui ont commencé à travailler le plus tôt. Est-ce qu’un tel argument ne peut pas s’entendre ? Est-ce que, sur la base de ce que l’on sait et de ce que l’on ne sait pas, une négociation ne pouvait pas s’engager ?

En tout cas, là n’ont pas été les termes d’une discussion qui a vite tourné court, au nom d’une orthodoxie économique qui, comparée aux énoncés précis et documentés du COR, ressemblait beaucoup à de l’idéologie.

La science ne dit pas forcément le vrai. Mais ceux qui contestent ses acquis ont souvent des raisons éthiquement douteuses de le faire.

L’usage de l’eau : des tensions qui en préfigurent d’autres

L’usage de l’eau fait l’actualité, ces jours-ci : entre les annonces du plan eau par Emmanuel Macron et les conflits autour des mégabassines du Poitou, beaucoup de gens se sentent concernés. J’ai pu mesurer, d’ailleurs, vu que je participe à une instance citoyenne, au niveau de l’intercommunalité à laquelle j’appartiens, que la question, à présent, déborde le cadre de la seule agriculture. Le citoyen de base s’interroge, désormais, sur son accès à l’eau potable (même s’il achète de l’eau en bouteilles). La perspective d’ouvrir le robinet, chez soi, et de ne rencontrer que le vide, génère une vive inquiétude.

Or les usages agricoles de l’eau sont parmi les plus importants ce qui, indirectement, accentue la pression mise sur le monde agricole. Encore faut-il se repérer dans le maquis des chiffres qui circulent et qui peuvent sembler dire tout et son contraire.

D’abord il faut distinguer entre prélèvement (provisoire) des ressources en eau et consommation (nette) de l’eau. Une centrale nucléaire, par exemple, utilise de l’eau pour son refroidissement, mais elle la remet pratiquement immédiatement dans le circuit : elle réchauffe l’eau (ce qui n’est pas dénué d’impact), mais sa consommation nette est très faible. Si le niveau d’eau baisse cela mettra la centrale en difficulté, mais elle ne contribuera pas à une pénurie d’eau.

Il en va autrement dans l’agriculture : une partie de l’eau qui est déversée (naturellement, ou via l’arrosage) sur les cultures, retourne immédiatement dans le sol, mais l’essentiel est capté par la plante elle-même, une partie s’évapore (y compris ce que la plante a capté, car la plante transpire) et devient, de la sorte, inutilisable à court terme. C’est dans le domaine de l’agriculture que la part d’eau consommée définitivement, dans l’eau prélevée est la plus importante.

On scrute, dès lors, de très près, les quantités d’eau consommées par type de culture ou d’élevage et c’est ainsi que la culture du maïs est pointée du doigt. Mais, là aussi, il faut se méfier des raccourcis.

Le maïs et sa dépendance à l’irrigation

Les producteurs de maïs ne manquent pas de rappeler que le maïs ne consomme pas plus d’eau que les autres céréales (voire un peu moins suivant les types de maïs considérés). Mais le maïs a un défaut majeur : la maturation de la plante est tardive (comparée au blé, par exemple) ce qui oblige à l’arroser pendant les mois d’été, quand il pleut peu et que la ressource en eau devient rare. Le blé s’arrose moins, voire pas du tout s’il pleut suffisamment au printemps, et il nécessite de l’eau à une période moins critique.

On a donc, au départ, spécialisé la culture du maïs, soit sur la façade atlantique où la pluviométrie était abondante, soit dans des bassins fluviaux où le prélèvement ne posait pas de problème.

La carte ci-dessous montre les régions de culture du maïs en France.

Le problème est que la pluviométrie diminue régulièrement, sur la façade atlantique, depuis plusieurs années. Donc l’eau qui semblait être une ressource inépuisable est devenue, progressivement, une ressource contingentée. Et la carte ci-dessous, qui recense la fréquence des restrictions d’usage de l’eau, montre que la situation, paradoxalement, est plus critique dans l’ouest que dans l’est ou dans le sud de la France.

Et cela vient du fait que l’on a trop tiré sur la ficelle : on voit dans le graphique ci-dessous que la consommation agricole d’eau est plus importante dans le bassin de l’Adour-Garonne que dans le bassin Rhône-Méditerranée, et qu’elle atteint en Loire–Bretagne, quasiment le niveau de Rhône-Méditerranéee.

(Source : SDES, Ministère de la Transition Écologique)

Il y a donc, spécialement dans l’ouest de la France, un conflit d’usage en été, entre l’accès à l’eau pour tout un chacun et l’arrosage du maïs. Et voilà comment est née l’idée de construire de grands stockages d’eau qui permettraient de ne pas peser, en été, sur les réserves d’eau, pour pouvoir arroser (surtout) le maïs.

Mais le hic est que, la pluviométrie moyenne déclinante et les épisodes de plus en plus fréquents de grosse chaleur, font baisser le niveau moyen des nappes, de sorte que l’idée de pomper dans les nappes en hiver est devenue tout sauf indolore.

Sortir de la culture du maïs n’est pas facile

L’idée presque évidente, face à de telles difficultés, est d’arrêter de cultiver du maïs dans ces régions. Quand le ministre de l’agriculture défend les mégabassines en disant que ses utilisateurs devront s’engager à mettre en œuvre plus d’agroécologie, il fait de l’humour involontaire, car le point 1 de l’agroécologie est de prendre en compte le contexte climatique pour adapter les cultures à ce contexte.

Au reste, tous les agriculteurs qui ont pris le virage d’une agriculture plus respectueuse des phénomènes naturels s’opposent à ces projets de retenue.

Mais pour les autres (qui représentent la majorité des agriculteurs) qu’en est-il ? Il n’est pas si simple de changer l’affectation des sols, car les exploitants sont pris dans un engrenage où tout se tient.

Le maïs sert avant tout à l’alimentation animale. Une première voie d’évolution serait de consommer moins de viande, mais là on voit que l’enjeu dépasse complètement l’agriculture. C’est nos modes d’alimentation qu’il faut remettre en question.

Pour ce qui est de la nourriture animale, le maïs est une solution très productive et sa culture est bien maîtrisée. En clair c’est une culture assez prévisible et de bon rapport. Les cultures alternatives sont plus aléatoires parce qu’elles n’ont pas été mises en œuvre sur une aussi longue durée. Et les éleveurs de bovins (dont certains cultivent eux-mêmes le maïs) poussés à la fuite en avant dans des exploitations de taille de plus en plus grande, font face à des équations économiques tendues, de sorte qu’ils ne sont pas prêts à prendre des risques sur le fourrage.

Donc on voit qu’un déséquilibre sur l’approvisionnement en eau met en péril toute une chaîne de production. Et on ne peut pas changer un des maillons de la chaîne sans, par ricochet, provoquer des mutations profondes sur le reste de la chaîne.

Il faudra en venir, tôt ou tard, à des révisions déchirantes

Pourtant il faudra en venir à des options que, pour l’instant, la majorité des acteurs refusent. La timidité des politiques publiques aujourd’hui affichées fait que ce basculement se fera probablement dans les larmes et la violence. L’état en est, d’ores et déjà, à expédier 20 escadrons de gendarmes mobiles, neuf hélicoptères, quatre véhicules blindés, quatre canons à eau pour défendre le chantier d’une des retenues. Le niveau de conflictualité atteint montre l’importance des intérêts contradictoires en jeu. Et plus la situation sera critique, plus la tension montera.

Le drame est que l’intérêt à long terme des agriculteurs s’oppose à l’intérêt à court terme de la plupart d’entre eux. Et aucun gouvernement n’ose pour l’instant dessiner les contours d’un avenir commun (bien au-delà de la seule agriculture) qui permettrait d’aborder ces questions critiques avec un minimum de sérénité.

Il nous faudra donc, contraints et forcés, en venir à des pratiques que nous aurions pu endosser, collectivement, avec fierté et optimisme. C’est sans doute là la tragédie qui a déchiré autrefois les prophètes puis ceux qui ont écrit les textes apocalyptiques du Nouveau Testament. Pourquoi les hommes tournent-ils aussi régulièrement le dos à ce qui pourrait leur permettre de vivre de manière digne et paisible ?

Pourquoi les sondages se trompent-ils aussi souvent ?

Le premier tour des élections présidentielles, au Brésil, nous a donné un nouvel exemple d’erreur majeure des sondages pré-électoraux. Jair Bolsonaro, annoncé avec 35 % d’intentions de vote, a obtenu 43 % des suffrages. L’écart est substantiel ! Lors des dernières élections présidentielles, en France, c’est le score de Valérie Pécresse qui avait été largement surestimé par les instituts de sondage (pas loin du double : elle était annoncée entre 8 et 9 %, elle s’est retrouvée entre 4 et 5 %).

On peut s’étonner d’erreurs aussi récurrentes, mais le fond du problème est que la pratique des sondages ne s’appuie sur aucun modèle mathématique précis et qu’ils ressemblent plus à des intuitions mises en forme qu’à des enquêtes sérieuses.

Le modèle du tirage aléatoire : très éloigné de la pratique des sondages

Le modèle mathématique qui sert de justification à cette pratique, est le tirage, « au hasard », de boules de couleurs différentes dans un grand ensemble de boules dont la distribution des couleurs est inconnue. On montre que plus on tire de boules, plus la probabilité que l’échantillon s’écarte de la distribution réelle est faible. Et, au bout d’un moment, quel que soit le nombre de boules totales, la précision ne s’améliore plus beaucoup. On est donc fondé à se limiter à un échantillon, pourvu qu’il soit d’une taille suffisante.

Mais ce modèle mathématique contient plusieurs hypothèses implicites qui ne sont pas respectées lorsque l’on fait un sondage. D’abord il faut supposer que le mélange des boules est homogène : si on a mis toutes les boules noires dans un coin et que l’on tire dans ce coin, il est évident que le résultat sera faux. Or l’espace social n’est pas du tout homogène : les votes pour tel ou tel candidat varient en fonction de l’âge, de la catégorie sociale, du lieu d’habitat, du sexe, du niveau de revenu, etc. Les sondeurs tentent de palier cette difficulté en s’imposant des quotas et en essayant d’avoir un échantillon qui reflète, plus ou moins, les proportions de chaque facteur de variation dans l’ensemble de la population. L’idée est raisonnable, mais ce que l’on fait n’a plus rien à voir avec le modèle mathématique.

Du coup, c’est là que je parle d’intuition mise en forme, on construit des cotes mal taillées, en espérant qu’on parvient à reconstituer un matériau pseudo-homogène. Et cette contrainte montre d’où viennent les erreurs : les facteurs d’hétérogénéité des votes ne sont pas très bien connus et ils évoluent d’une élection à l’autre. On sait, également, que le fait de ne pas vouloir répondre à un sondage est lié avec certains types de vote, mais on ne sait pas jusqu’à quel point. Par ailleurs, les répondants mentent lorsqu’ils répondent. Ils mentent plus par oral que par Internet. Mais on ne sait pas non plus jusqu’à quel point ils mentent. Là aussi ce sont des choses qui varient d’une élection à l’autre.

En fait, plus la société est émiettée, plus il y a de risques d’erreur. Et plus les univers sociaux s’éloignent les uns des autres, plus les discours communs s’évaporent, plus les réponses aux sondages seront erronées, sauf, en ligne, où les discours hors-norme ont droit de cité. Les errances des sondages, finalement, reproduisent les errances de la représentation politique. Les sondages, dans leur formulation et dans leur mode de passation doivent moins aux mathématiques et plus à la construction d’un discours, qu’on ne l’imagine. Et là où les registres de discours communs sont défaillants, les sondages sont défaillants.

Pourquoi, malgré tout, continue-t-on à faire des sondages ?

Pendant ce temps les instituts de sondage ne manquent pas de clients. Cela reste des entreprises florissantes. Il est vrai que l’essentiel de leur activité est en dehors du champ politique. Mais les gouvernements continuent à sonder l’opinion de manière régulière. A la base tout un chacun (politique ou non) est prêt à lire un sondage car l’incertitude est désagréable : on préfère savoir, même si on sait quelque chose de faux !

Les sondages remplissent une autre fonction : ils se substituent aux débats défaillants. On n’essaye plus de convaincre, on veut juste connaître l’état de l’opinion, quitte à utiliser des panels pour rôder les arguments qui feront évoluer cette opinion. Une photographie, même floue, remplace les lieux où l’on pourrait se voir face à face.

Cela dit quelque chose de notre époque, où l’on préfère mettre en chiffres et en courbes des résultats même hasardeux, plutôt que de mobiliser les relations sociales. Les politiques tournent le dos aux instances (syndicales ou autres) qui rassemblent des personnes aux opinions proches. Il leur paraît plus simple de commander un sondage. Cela contribue à leur isolement et à leur éloignement des ressorts réels de ce qui fait l’adhésion, ou non, à un projet politique.

Les vertus de l’incarnation restent majeures, même à l’heure où l’on essaye de tout transformer en interfaces.

Où réside l’intelligence ?

On réédite, ces jours-ci, le livre : Printemps silencieux, publié il y a 60 ans, par Rachel Carson. Il s’agit du premier ouvrage qui a exposé ouvertement les risques que les pesticides faisaient courir pour la santé humaine. Il y avait déjà eu des travaux qui soulevaient le problème. Mais cet ouvrage de synthèse, accessible au grand public, lança véritablement le débat.

Un bref extrait, paru dans la presse, m’a interpellé : « Les futurs historiens seront peut-être confondus par notre folie ; comment, diront-ils, des gens intelligents ont-ils osé employer, pour détruire une poignée d’espèces indésirables, une méthode qui contaminait leur monde, et mettait leur existence même en danger ? » Il y eut quand même des réactions politiques, suite au vacarme provoqué par le livre. C’est à cette époque que les agences pour l’environnement ont été créées aux Etats-Unis et, dix ans après la parution du livre, en 1972, on finit par interdire l’usage du DDT.

Mais, pour le reste, la question que posait, en 1962, Rachel Carson, n’a rien perdu de son actualité. Comment nous sommes-nous débrouillés, collectivement, pour faire, de manière récurrente, des choix qui mettent notre existence en péril ?

L’intelligence est une réalité plus complexe qu’on ne l’imagine

En principe, comme le dit Rachel Carson, nous sommes intelligents. Mais l’affirmation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Intelligents … c’est-à dire ? Beaucoup d’entre nous, j’imagine, ont eu l’occasion de côtoyer des personnes très brillantes dans leur domaine de spécialité, et parfaitement obtuses par ailleurs. L’intelligence qui conduit à faire des arbitrages raisonnés entre plusieurs options est difficile à acquérir. Il est plus facile de faire un calcul d’optimum dans un domaine donné que de se lancer dans des évaluations multi-critères qui mettent en jeu des réalités complexes et contradictoires.

A la base, si on restitue les formes « d’intelligence » qui ont conduit, et conduisent encore, à mettre notre santé en danger, on dira que l’on a utilisé les pesticides parce qu’ils simplifiaient le travail de ceux qui les mettaient en œuvre et qu’ils faisaient, de la sorte, baisser les coûts de production. Et tout le monde a emboîté le pas à cette logique : les consommateurs ont donné la priorité à une alimentation meilleur marché, les subventions publiques ont encouragé ces méthodes de production qui élevaient le niveau de vie collectif, et qui va refuser une innovation qui lui simplifie le travail ?

On voit que, si intelligence, au sens de Rachel Carson, il devait y avoir, elle prendrait à rebours la plupart des hypothèses sur lesquelles notre vie sociale est construite. Il est donc simple de faire des calculs dans un champ d’hypothèses donné, mais il est beaucoup plus complexe de remettre en question ces hypothèses.

J’ai tendance à penser (et c’était sans doute, également, le point de vue de Rachel Carson) que l’intelligence véritable concerne le questionnement sur ces fameuses hypothèses, qui construisent nos choix de société sur le long terme. Mais, dans ce domaine, j’en ai peur, nous n’avons absolument pas progressé depuis les débuts de la révolution industrielle. Nous avons progressé dans notre savoir et notre efficacité locale, mais nous avons failli dans notre évaluation globale.

Le monologue de Job, toujours d’actualité

Et cela fait écho à un texte un peu à part, dans l’Ancien Testament, une sorte de monologue que l’on trouve dans le livre de Job (au chapitre 28) et qui rompt avec le dialogue entre Job et ses amis. Ce poème commence par décrire le savoir technique de l’époque : « Certes, des lieux d’où extraire l’argent et où affiner l’or, il n’en manque pas. Le fer, c’est du sol qu’on l’extrait, et le roc se coule en cuivre. On a mis fin aux ténèbres et l’on fouille jusqu’au tréfonds la pierre obscure dans l’ombre de mort. On a percé des galeries loin des lieux habités,  là, inaccessible aux passants, on oscille, suspendu loin des humains, » etc. De verset en verset, le texte nous donne quelques idées des procédés mis en œuvre dans l’activité minière. Et puis, tout d’un coup, il y a une rupture : « mais la sagesse, où la trouver ? Où réside l’intelligence » ? Et là on rentre dans une recherche beaucoup plus complexe. La sagesse « se cache aux yeux de tout vivant. »

La conclusion de ce chapitre insiste sur l’entrelacement des considérations éthiques et l’intelligence qu’il a en vue : « la crainte du Seigneur, voilà la sagesse. S’écarter du mal, c’est l’intelligence ! »

Est-ce à dire que parvenir à un point de vue de synthèse appelle un certain engagement éthique ? Oui, dans la mesure où il faut considérer non pas seulement le bénéfice immédiat de son choix, mais également des conséquences qui, éventuellement, concernent d’autres personnes, ou relèvent de domaines qui sont un peu éloignés de nos intérêts les plus directs. Et on voit d’autant plus facilement les retentissements indirects de ce que l’on fait, que l’on est moins capté par des calculs individualistes.

Des perceptions difficiles à transmettre

Le pluriel dans la phrase de Rachel Carson présente, par ailleurs, une difficulté : « des gens intelligents » dit-elle, mais comment construit-on une intelligence collective ? En fait l’intelligence est difficile à transmettre, quand elle concerne des évaluations multi-critères. On peut toujours contester, ou ne pas apercevoir, l’importance d’un critère parmi d’autres.

De fait, depuis 1962 et la parution de ce livre, nos sociétés ont butté régulièrement sur cette difficulté. A long terme, et rétrospectivement, il est assez facile de voir sur quel point les sociétés ont déraillé. Mais dans le feu de l’action, les alertes passent difficilement la rampe.

Dit autrement : en dépit de tout les savoirs accumulés depuis des siècles, il n’est pas du tout évident que, collectivement, nous soyons vraiment intelligents.

Refonder ?

Parmi les diverses déclarations d’Emmanuel Macron, autant que parmi les commentaires qui ont accompagné le lancement du Conseil National de la Refondation, je n’ai rien lu, ni entendu, sur le mot « Refondation » lui-même.
Que faudrait-il refonder ? Si j’ai bien compris, la nouveauté serait la méthode de discussion.

C’est certainement une bonne idée d’instaurer des lieux de débat, dont notre société manque cruellement. Cela dit, si je retourne aux fondements (je reviens au mot) de la démocratie, ils ne consistent pas seulement à discuter ensemble, mais aussi à argumenter et à trancher, non pas, cette fois-ci, ensemble, mais en construisant une majorité. C’est, finalement, ce que l’on a trouvé de plus proche du respect que l’on doit à toute personne, à tout groupe social, dans la société. Et le projet du CNR me semble même être en retrait par rapport à ces fondements.

De la difficulté à admettre les contradictions dans notre société

Plusieurs commentateurs l’ont souligné : les expériences précédentes de forums organisés (le grand débat, après la crise des gilets jaunes, et la convention citoyenne pour le climat, par exemple) ne rendent pas très optimistes. Ce sont, assurément, des lieux où des personnes se sont parlé. Mais, quand il s’est agi d’en venir à la décision, ce ne sont même pas les députés qui ont tranché, mais, avant ceux-ci, les cabinets ministériels et, donc, des lobbies divers qui ont fait prévaloir leur point de vue.

Si refondation il devait y avoir (parlons plutôt d’une remise à jour, d’une redécouverte du fonctionnement démocratique), elle devrait permettre de trancher, en toute transparence, entre des points de vue contradictoires.

On touche là aux limites de la vision du monde d’Emmanuel Macron et des groupes sociaux qui le soutiennent. Le fameux « en même temps » est, en fait, le signe d’une horreur du déchirement. Cela rejoint l’imaginaire technique (que ce soit des techniques matérielles, économiques ou juridiques) qui considère qu’il y a toujours un optimum qui produit la « meilleure » solution, une fois que l’on a posé sur la table les différentes options. Ce qui, finalement, dispense de débattre.

Or les décisions qui sont devant nous sont déchirantes. Les urgences climatiques poussent à des décisions qui contreviennent à l’intérêt de beaucoup de personnes. On peut, certes, essayer de trouver les voies les moins pénibles, mais il faudra heurter de front les pratiques économiques et professionnelles de pans entiers de la société. Les intérêts des différents groupes sociaux sont, par ailleurs, incompatibles les uns avec les autres. On parle beaucoup des super-profits, mais beaucoup de choses opposent, également, les classes moyennes urbaines et les ouvriers ou employés résidant en périurbain.

Le CNR est prévu pour produire du consensus. Partout où ce sera possible c’est assurément ce qu’il y a de mieux. Mais il faudra également envisager des situations moins iréniques où seuls des compromis seront possibles, voire des échanges donnant-donnant. Et comment fera-t-on dans ces cas-là ?

Dans la pratique, ces dernières années, les arbitrages économiques ont été les outils les plus souvent mobilisés pour couper court aux débats. On espère, en les utilisant, que si l’économie globale du pays s’améliore, tout le monde en profitera. Mais, d’abord, c’est loin d’être le cas et, ensuite, la mesure économique donne, mécaniquement, un pouvoir de décision supérieur aux personnes qui ont le plus d’argent. On n’est pas dans un système « un homme-une voix », mais « un euro-une voix ». Si vous maniez dix fois plus d’argent que quelqu’un d’autre, ce qui vous arrange, arrangera l’économie française dix fois plus, que ce qui arrange le plus pauvre.

Que faire des contradictions et des déchirements ?

Et si les déchirements et les contradictions étaient une bonne nouvelle ? A plusieurs reprises, dans les évangiles et dans les épîtres de Paul, on mentionne ce qui est caché « aux sages et aux intelligents » et ce qui est révélé « aux tout petits ». Paul use d’un autre vocabulaire, mais l’idée est la même. En fait, ceux qui sont au bas de l’échelle sociale voient des réalités que ceux qui gèrent les affaires ne voient pas. Leur point de vue est, de la sorte, complémentaire et fort utile pour comprendre les enjeux d’une conjoncture donnée. Et si le Nouveau Testament valorise le regard de ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, c’est parce qu’il considère que l’on ne donne pas assez de poids à leur parole.

Cette parole est donc complémentaire, mais elle n’a pas vocation à se fondre (en tout cas pas toujours) dans un consensus qui l’engloberait. Il est quelque fois plus utile de mettre les désaccords et les divergences d’intérêt sur la table pour voir comment on peut négocier des compromis.

En l’occurrence, que l’on parle des tensions sociales, des enjeux climatiques ou de l’insécurité, il est clair que les divergences de point de vue seront plus fortes que les convergences. Et s’il faut refonder quelque chose, ce serait de se persuader que l’on peut vivre avec quelqu’un qui n’est en aucune manière de notre avis.

Dans l’église primitive, les croyants avaient une bonne raison de se rassembler. Pourtant, leur histoire personnelle leur donnait des regards bien différents, suivant qu’ils étaient d’origine juive ou païenne. Or il est frappant de voir que Paul n’a nullement cherché à construire un discours qui mêlerait ces deux points de vue : il les a simplement posés l’un à côté de l’autre, en considérant que c’était deux chemins possibles pour aller vers Dieu.

Quand on ne partage pas des convictions aussi fortes (qui peuvent permettre de relativiser d’autres différences d’appréciation), une telle coexistence est peut-être un peu plus difficile à mettre en œuvre. Mais c’est là, j’y reviens, un des fondements de la démocratie : admettre que celui qui ne pense pas comme moi est un citoyen au même titre que moi et qu’il nous faut, par conséquent, trouver un moyen de vivre ensemble.

La justice, la justice, tu chercheras !

La quatrième béatitude : « heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés », semble, à première vue, plus facile à comprendre que les précédentes. On pense, immédiatement, à toutes les personnes qui sont victimes d’une injustice et qui attendent, qui espèrent, réparation. La béatitude atteste que Dieu porte attention à leur souffrance et qu’il leur fera justice. On rejoint, là, une longue tradition biblique qui court, au moins depuis l’Exode (pour ne pas parler du cas d’Abel, en Genèse 4). L’histoire de la libération des juifs d’Egypte commence ainsi : « les fils d’Israël gémirent du fond de la servitude et crièrent. Leur appel monta vers Dieu du fond de la servitude. Dieu entendit leur plainte » (Ex 2.23-24). Dieu entend le cri du pauvre (Ex 22.21-26). Et le souvenir de la captivité d’Egypte est une expérience fondatrice qui oriente la législation du peuple d’Israël. A plusieurs reprises, pour justifier les lois qui protègent les serviteurs et les émigrés, le Deutéronome rappelle : « tu te souviendras que tu as été esclave (ou émigré) au pays d’Egypte » (Dt 5.15, 10.19, 15.15, 16.12, 24.18 et 22).

Et si l’on parcourt les prophètes et les psaumes, dans l’Ancien Testament, on ne cesse d’y retrouver des hommes et des femmes qui protestent contre l’injustice, qu’ils en souffrent eux-mêmes, ou qu’ils soient sensibles à la souffrance des victimes.

La béatitude se fonde donc, assurément, sur cette histoire.
Il me semble, cela dit, qu’elle ne s’y cantonne pas et qu’elle va plus loin.

La faim et la soif : jusqu’aux tréfonds de l’esprit des béatitudes

Un détail discordant nous entraîne, déjà, dans une direction inattendue : parler de faim et de soif, à propos de la justice, est un peu inhabituel. Dans sa confrontation avec le tentateur, Jésus a opposé la faim de nourriture et la faim des paroles qui sortent de la bouche de Dieu. Le rapprochement ou l’opposition entre parole et nourriture est, de fait, plusieurs fois utilisé dans la Bible. Même en français, on dit que « l’on boit les paroles » de quelqu’un. On recherche une plénitude, soit en se remplissant de victuailles, soit en se mettant à l’écoute d’une parole qui nous vivifie.

Or je ne perçois pas le désir de justice, dans le sens où j’en ai parlé jusqu’à présent : celui d’une demande de réparation, comme visant à une plénitude. Celui qui gagne un procès, celui auquel on finit par porter attention, est satisfait, sans doute, mais je ne pense pas qu’il éprouve vraiment une plénitude. Les sentiments, à la fin d’un conflit, sont souvent beaucoup plus partagés. Celui qui va jusqu’à avoir « faim et soif de justice » vise sans doute quelque chose de très profond qui prend son élan dans l’attente de certains arbitrages, mais qui vise plus loin. Il rêve de relations justes et pas simplement de procès équitables.

Il y a quelque chose d’absolu dans cette faim et cette soif, un moteur très puissant, qui me fait penser à la description du peuple des croyants en marche, dans l’épître aux Hébreux : « dans la foi, ils moururent tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues et saluées de loin et après s’être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ; en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ; il leur a, en effet, préparé une ville » (Hb 11.13-16).

Je perçois, dans cette béatitude et dans ces versets de l’épître aux Hébreux, une quête profonde et décisive, qui oriente la marche au jour le jour et ne laisse pas en repos. C’est sans doute, d’ailleurs, un trait commun à l’ensemble des Béatitudes : elles disent « heureux » celui qui a transformé son manque en une quête de long terme. Luc, parlant de faim, le dit à sa manière : heureux si vous avez faim, aujourd’hui, mais malheureux si vous n’avez plus faim de rien (Lc 6.21 et 25) ! Malheureux, il faut le répéter, celui qui croupit dans la misère. Malheureux celui qui est victime d’un régime autoritaire et qui passe, injustement, de longues années en prison. Mais malheureux, d’une autre manière, celui qui meurt d’avoir trop. Heureux, en revanche, celui que le manque met en marche et qui, de péripétie en péripétie, entrevoit le rassasiement ultime que Dieu lui promet.

Les mots de faim et de soif peuvent lancer sur une fausse piste, car ils orientent vers une satisfaction à court terme, et c’est bien le propos du tentateur. Mais Jésus échappe à ce raisonnement à courte vue et invite, au travers des Béatitudes, ses disciples à traverser tout ce qui leur manque en regardant plus loin. La faim et la soif témoignent bien d’un désir profond, d’une attente forte, mais d’une attente qui met en marche et vise la justesse et la justice des relations, comme on peut parler de deux personnes ou de deux objets « bien ajustés ».

Cela m’évoque la manière dont le livre du Deutéronome (encore) s’envole en parlant du respect du droit dans les procès : « tu ne fausseras pas le jugement, tu n’auras pas de partialité, tu n’accepteras pas de pot-de-vin. Car le pot-de-vin aveugle les yeux des sages. Il pervertit les paroles des justes. La justice, la justice, tu chercheras afin que tu vives et que tu hérites de la terre que le Seigneur ton Dieu, te donne » (Dt 16.19-20). Mis à part un écho final au psaume 37 et à la béatitude précédente, on y trouve cette forme intensive propre à l’hébreu : répéter le mot pivot. En l’occurrence, la formule « la justice, la justice, tu chercheras » fait penser à une quête continuelle : toujours chercher la justice et continuer à la chercher (on pourrait traduire : à la poursuivre, c’est le sens premier du verbe) même quand on pense l’avoir trouvée. Au-delà de l’impartialité dans tel ou tel procès précis, c’est cette recherche qui fait vivre. C’est ainsi que la faim et la soif de justice mettent en marche et rendent heureux.

Nos méditations sur cette béatitude prennent, progressivement, soulignons-le, un tour nouveau : on est passé du point de vue de la victime, à celui de l’arbitre. Et, sans doute, c’est le propos de Jésus d’élargir notre vision et notre compréhension de la justice, en nous encourageant à aller au-delà de notre perception des torts que nous avons subis.

Pour un justice qui surabonde, par rapport à la justice formelle

A peine, en effet, Jésus a-t-il terminé les Béatitudes, qu’il nous entraîne dans une vision radicale de la justice. Il nous ouvre un chemin qui va très au-delà de la justice formelle et qui nourrit notre rêve de relations justes, tout en soulignant tout ce qui nous en sépare encore.

Lisons donc : « n’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais porter jusqu’à la plénitude. […] Et je vous le dis : si votre justice ne surabonde pas, par rapport à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5.17 et 20). Dans le premier verset, les versions françaises parlent, en général, « d’accomplir » la Loi et les Prophètes. Mais le verbe accomplir a pris, en français, une connotation qui prête à confusion. On pense plus, en le lisant, à une prédiction qui devient réalité, qu’à l’idée de parachèvement, de complétude, que le verbe contient au départ. Le verbe grec évoque du plein et, donc, une parenté avec l’idée de rassasiement. Tout ce qui a été porté, et vécu, au travers de la Loi et des Prophètes, est resté à mi-chemin. Jésus vient en vivre l’aboutissement, au-delà des demi-mesures et des attentes restées en suspens. Et il nous propose, non pas de faire mieux que la justice formelle (dite, des scribes et des pharisiens, ici), mais de vivre des relations surabondantes par rapport à ce brouillon. C’est bien là le sens du verbe grec employé. C’est lui, par exemple, qui est utilisé pour parler des restes des multiplications des pains : « on emporta les morceaux qui surabondaient : douze (ou sept) paniers pleins » (Mt 14.20 et 15.37). On peut garder cette image : que notre justice soit à l’image de la surabondance joyeuse qui s’est exprimée dans les multiplications des pains.

En fait, le mot de justice sert de scansion à une bonne partie du Sermon sur la Montagne. Le verset que nous venons de citer est une introduction aux six : « mais moi je vous dis » (5.22, 27, 32, 34, 39, 44) qui exposent, jusqu’à la fin du chapitre 5, ce qu’il en est de cette justice surabondante.

Puis le chapitre 6 commence par : « gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes » (Mt 6.1). On traduit souvent par « religion » ou « devoirs religieux », le mot « justice » (dans le contexte, c’est correct). La « justice » en question est, en effet, l’aumône, la prière et le jeûne, dont le texte nous parle jusqu’au verset 18. On rangerait, aujourd’hui, plus volontiers ces pratiques dans le domaine de la spiritualité. Il est intéressant de voir que le texte rapproche, en utilisant le même mot de « justice », ce qui nourrit la foi du croyant, son cœur à cœur avec Dieu et ce qu’il poursuit dans sa vie pratique.

Puis commence une nouvelle section qui parle des richesses et de l’inquiétude. Cette fois-ci, le mot de justice n’apparaît pas en introduction, mais en conclusion : « cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6.33).

Là s’arrête l’usage du mot « justice » lui-même dans le Sermon sur la Montagne, mais l’idée court toujours en sous-main, avec une nouvelle partie dont la conclusion fait écho à l’introduction de Jésus sur la Loi et les Prophètes : «  tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux. C’est là la Loi et les Prophètes » (Mt 7.12). Le début du chapitre 7 nous appelle, en effet, à penser symétriquement, à nous mettre à la place de l’autre et à ne pas le juger (en français, la racine est la même que le mot justice, mais, en grec, il s’agit d’une autre racine). C’est ainsi, en effet, que l’on passe de la perception de l’injustice subie à l’espoir de relations justes.

La justice contre-culturelle, surabondante et heureuse exposée par Jésus

La justice que Jésus expose à coups de : « mais moi je vous dis » peut effrayer, au premier abord. Mais, qu’il parle de conflit ou d’injure (Mt 5.21-26), de convoitise sexuelle (v 27-28), de séparation dans le couple (v 31-32), de serments qui finissent par affaiblir la parole ordinaire (v 33-37), de vengeance (v 38-41) ou de haine de l’ennemi (v 43-47), Jésus essaye simplement de nous rendre sensibles aux multiples occasions où nos relations sont défaillantes. Et, précisément, ces défaillances peuvent être compatibles avec le droit formel : on ne fait rien d’illégal. Mais si nous sommes à la recherche de relations justes, ces divers écueils sont autant de cailloux sur notre route.

On perçoit sans doute mieux le problème si on a été soi-même victime d’une injure, l’objet de remarques sexuelles déplacées, si notre conjoint nous a quitté, si les autres ont usé à notre égard d’un double langage, si les autres ont refusé nos excuses ou si on est l’objet d’une haine de principe. Assurément, ce sont des sources majeures de souffrance. Et si nous sommes appelés à faire pour les autres ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous, on commence à comprendre de quelle justice Jésus parle.

Avoir faim et soif de justice c’est être sensibles aux multiples occasions où nous nous blessons les uns les autres : ou les autres nous blessent et où nous blessons les autres. C’est un domaine où nous pouvons parfois avoir l’impression de tourner en rond et de répéter les mêmes errements, mois après mois, année après année.  Cette béatitude nous dit pourtant qu’une telle quête mène quelque part et qu’une telle attente sera comblée. Le futur, ici comme dans les autres béatitudes, a un double sens : nous en vivons des réalisations partielles ici et maintenant, et le rassasiement plein et entier nous sera acquis à la fin des temps. Il est possible de vivre, dès aujourd’hui, dans l’esprit des Béatitudes, et d’orienter notre vie autour des attentes qu’elles mettent en valeur. La contre-culture heureuse des évangiles est ouverte à qui accepte de s’y engager.

De l’usage de la douceur

Heureux les doux, car ils hériteront la terre…
C’est, à vrai dire, l’exact inverse de ce qui nous semble être le cas général. Le flot des informations quotidiennes nous convainc, en effet, que les violents et les partisans du passage en force tiennent le haut du pavé. Les rapports entre nations sont, par exemple, de plus en plus tendus et les épreuves de force se multiplient. Les négociations internationales sont difficiles et souvent vouées à l’échec. La politique nationale, elle-même, est tissée de coups politiques, de manœuvres d’intimidation et d’invectives récurrentes. On mesure sans cesse le succès des lobbies, qui cherchent à tordre la législation à leur avantage et à masquer les dangers de leurs partis pris.

Qu’est-ce que les doux iraient faire dans un tel panier de crabes ?

Il y a pourtant une ligne de lecture qui parcourt l’ensemble de la Bible et qui dit que celui qui use de la force ne parvient pas toujours à ses fins. Jésus s’inscrit dans cette lignée. Il cite ici, je l’ai mentionné dans un post précédent, le psaume 37 et il assume. A rebours de l’efficacité supposée du passage en force, les auteurs bibliques parlent de la tragédie du pouvoir. Tragédie dans un double sens : le puissant perd d’abord le sens moral et il finit par perdre également son pouvoir.

Cela vaut la peine de se mettre à l’écoute d’un discours aussi contre-culturel.

Le psaume 37 et la tragédie du pouvoir

Que nous dit, pour commencer, le psaume 37 ?
Ce psaume est, à vrai dire, un peu atypique : c’est plus une litanie, une réflexion distancée, qu’une prière construite au fil d’événements précis. Il appartient au genre des psaumes alphabétiques : chaque groupe de quatre lignes (quatre, dans le cas présent) commence par une lettre de l’alphabet, depuis le aleph, première lettre de l’alphabet hébraïque, au début, et ainsi de suite, dans l’ordre, jusqu’au tav, dernière lettre de l’alphabet, à la fin. Souvent ces psaumes (comme le plus connu : le psaume 119) tournent autour d’un thème qu’ils regardent sous différentes facettes en usant de synonymes pour repasser sur des considérations assez similaires les unes aux autres.

Dans le psaume 37, c’est la formule : « ils hériteront la terre » qui sert de leitmotiv. « Ceux qui espèrent le Seigneur hériteront la terre » (v 9) ; « les doux hériteront la terre » (v 11) ; « ceux qu’il bénit hériteront la terre » (v 22) ; « les justes hériteront la terre » (v 29) ; « espère le Seigneur et garde ses voies, il t’élèvera pour que tu hérites la terre » (v 34). L’idée générale est que les impies s’agitent, semblent remporter des succès, mais finissent par être « arrachés » comme de la mauvaise herbe. Par exemple : « Les impies ont dégainé l’épée et tendu l’arc, pour abattre l’humble [ou le doux]  et le pauvre, pour égorger celui qui marche droit. Mais leur épée entrera dans leur cœur, et leurs arcs se casseront » (v 14-15).

J’ai traduit, ici, « la terre » pour être en ligne avec la version grecque et avec la béatitude. Mais il n’y a qu’un mot, en hébreu, pour dire le pays ou la terre. L’idée du psalmiste semble plutôt être de dire que ce sont, finalement, les doux, les justes, ceux qui espèrent le Seigneur et qui gardent ses voies, qui possèderont le pays. Terre ou pays, on voit la résonance politique de ce psaume : qui, en définitive, sera reconnu comme le propriétaire (ou, au moins, le gestionnaire) légitime du territoire ? A travers les descriptions diverses des intrigants (v 12) dans le fil du psaume, on devine les luttes de pouvoir (les coups d’épée, les tirs à l’arc, v 14), les ruses (v 7), les machinations (les traquenards, v 32), la rapacité (v 21), les coups de force (v 35), autour de cet enjeu. Le juste est exhorté à ne pas s’échauffer inutilement, à ne pas rentrer dans le jeu des violents. « Reste calme, près du Seigneur, espère en lui, ne t’enflamme pas contre celui qui réussit, contre l’homme qui agit avec ruse. Laisse la colère, abandonne la fureur, ne t’enflamme pas ; cela finira mal » (v 7-8).

Sur un mode certes apaisé et distancié, ce texte fait bel et bien écho à la tragédie du pouvoir. Cette tragédie est que celui qui est en position de pouvoir a tendance à en abuser (l’impie abuse de sa force, v 35). Il pense que tout passe par le rapport de force, que l’accès au pouvoir ou le fait de s’y maintenir sont des buts en eux-mêmes qui justifient toutes les manœuvres et tous les coups bas. A l’inverse, les prophètes et les psaumes, ne cessent de souligner que l’on n’accède pas au pouvoir par le pouvoir. Le souverain ne se maintient que parce que suffisamment de gens le considèrent comme légitime et les coups de force entament cette légitimité.

Un cas d’école : l’opposition entre Saül et David

Il y a, de fait, de nombreuses illustrations du souverain qui s’aveugle et se perd dans le mirage du pouvoir pour le pouvoir, dans l’Ancien Testament. Le plus emblématique d’entre eux est le premier roi d’Israël : Saül. Face à lui, David n’est pas un doux, au sens où nous l’entendons. Mais il manifeste un respect du pouvoir royal (en tant qu’institution), une sensibilité aux autres, une écoute de la critique, qui en fait un antitype de Saül. Il possède une forme d’humilité et d’ouverture aux autres qui tranche avec l’orgueil et l’enfermement de Saül.

Saül pense qu’il n’a jamais assez de pouvoir sur les autres. Il se méfie d’eux. Il essaye de les contrôler. Il tente toute une série de manœuvres pour les éliminer ou les marginaliser. Avant même que Dieu ne se détourne de Saül, il y a des descriptions qui mettent mal à l’aise. Saül est un chef de guerre, ce que sera aussi David. Ce n’est pas là ce qui les distingue. Mais souvent on mentionne que le peuple a peur qu’il hésite à partir au combat et que Saül doit user de la menace ou de quelque manœuvre pour les entraîner à sa suite.

Une des premières scènes de la carrière de Saül est une incursion des Ammonites qui sème la panique chez les israélites. On vient en avertir Saül. « L’esprit de Dieu fondit sur Saül quand il entendit ces paroles, et il entra dans une violente colère. Il prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! Le Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple, et ils partirent comme un seul homme » (1 S 11.6-7). L’interprétation est ambiguë. Faut-il tout attribuer à l’esprit de Dieu dans cette réaction ? En tout cas, on reconnaît le style de Saül qui n’hésitera pas, par la suite, et pour son compte propre, à manier des arguments frappants de ce genre. Plus tard on nous raconte, par exemple, lors d’un autre combat, que « les hommes d’Israël avaient souffert, ce jour-là, car Saül avait engagé le peuple par cette imprécation : maudit soit l’homme qui prendra de la nourriture avant le soir, avant que je ne me sois vengé de mes ennemis. Dans le peuple, personne n’avait donc goûté de nourriture » (1 S 14.24). On discerne clairement, ici, cette tendance à plier les autres à sa volonté coûte que coûte. Et, dans cet épisode, c’est le propre fils de Saül, Jonathan qui, ignorant la malédiction prononcée par son père, mange du miel sauvage pour se donner des forces. Quand on lui apprend qu’il a transgressé la volonté paternelle, il réagit avec un bon sens rafraîchissant, en disant que, si tout le monde avait mangé, ils auraient remporté la victoire plus vite. « Jonathan dit : mon père a porté malheur au pays. Voyez comme j’ai le regard clair pour avoir goûté un peu de ce miel » (v 29). Mais l’histoire prend un tour tragique car Saül est prêt à tuer son propre fils pour avoir enfreint sa malédiction et c’est, finalement, le peuple qui s’interpose pour sauver la mise à Jonathan (v 45). Saül lance des mécaniques qui broient les relations et les réactions humaines.

Et qu’est-ce qui fait que Dieu se détourne de Saül après l’avoir désigné comme roi ? On nous en fait deux récits (1 S 13 et 15) pas forcément aisés à interpréter. Mais, dans les deux cas, le peuple a peur et Saül a peur du peuple, alors il s’arroge un pouvoir religieux afin d’asseoir son pouvoir sur ledit peuple. Lorsque le prophète Samuel survient, il avertit Saül qu’il a franchi la ligne rouge en allant au-delà de ses prérogatives. Il voulait garder la maîtrise de la situation à tout prix ce qui l’a conduit à abuser de son pouvoir. Et même quand Samuel se retourne pour partir, Saül s’accroche. En l’occurrence, il cherche à saisir un attribut symbolique : le manteau de Samuel. « Quand Samuel se retourna pour partir, Saül attrapa le pan de son manteau, qui fut arraché. Samuel lui dit : le Seigneur t’a arraché la royauté d’Israël, aujourd’hui, et il l’a donnée à un autre, meilleur que toi » (1 S 15.27-28). Le renversement est saisissant : c’est parce que Saül a voulu arracher un morceau du pouvoir religieux de Samuel que Dieu lui arrache la royauté. Il pensait récupérer un lambeau de ce manteau. Ce lambeau devient le signe de ce qui lui est ôté.

Ensuite, le livre de Samuel nous rapporte la longue ascension de David. Saül, forcément, se sent menacé, et (pour le coup) à juste titre. Il essaye, à deux reprises, de tuer David (1 S 18 et 19). Il contraint David à la fuite et le traque sans relâche. Mais l’attitude de David, une fois encore, tranche sur celle de Saül. Il considère que l’on ne peut pas régler la question de la royauté simplement au fil de l’épée. Il ne s’agit pas seulement de tuer ou d’être tué.

A deux reprises David à l’occasion de tuer Saül. A deux reprises il fait marche arrière, pour la même raison. La première fois il coupe, lui aussi, un pan du manteau de Saül : « Après cela, David sentit son cœur battre, parce qu’il avait coupé le pan du manteau de Saül. Il dit à ses hommes : que le Seigneur m’ait en abomination si je fais cela à mon seigneur, le messie du Seigneur. Je ne porterai pas la main sur lui, car il est le messie du Seigneur » (1 S 24.6-7). La deuxième fois Saül dort, mais David retient la main de son lieutenant : « David dit à Avishaï : « Ne le tue pas ! Qui pourrait porter la main sur le messie du Seigneur et demeurer impuni ? » (1 S 26.9). Pour David, Saül, même disgracié, reste roi et aller jusqu’au régicide règlerait le problème à court terme, mais le disqualifierait, lui, David, comme roi futur. Pour David, il y a des limites à ne pas franchir. Ce n’est pas, à proprement parler, de la douceur, mais c’est poser une limite à l’absolu de son pouvoir et c’est ainsi qu’il deviendra un roi légitime.

Qui hérite du pays ? Qui est heureux ?

David pense, dans ces passages, à sa légitimité devant Dieu. Mais sa légitimité devant le peuple est également en jeu. Il y a, d’ailleurs, un élément qui n’est pas directement explicité par le texte, mais qui court en sous-main : David suscite l’adhésion et entraîne à sa suite hommes et femmes (il ira, on le sait, trop loin dans la séduction, à l’occasion), tandis que Saül suscite l’effroi. Il est donc assez normal que, progressivement le peuple se détourne de Saül, ce qui ne fait que renforcer l’aigreur de ce dernier.

Saül acculé joue son va-tout et il tente de remettre la main sur Samuel, pourtant mort (1 S 28). Il va voir une voyante (ce qui était strictement interdit) et quand Samuel remonte des morts il ne fait que répéter ce qu’il lui a dit quand il était vivant. C’est l’aboutissement de la tragédie du pouvoir qui laisse Saül prostré et hébété (1 S 28.20). Trois chapitres plus loin il se suicide suite à une défaite sans gloire, afin de ne pas tomber aux mains de ses ennemis (1 S 31.1-6). Jusqu’au bout, il a voulu rester maître de son destin, alors même que ce destin lui échappait de plus en plus.

David sera un roi heureux, même si toutes sortes d’événements dramatiques et difficiles marqueront son règne. Il sera, disons, à l’aise dans son rôle et restera connecté avec les autres et avec Dieu. Saül est un roi malheureux. La tragédie du pouvoir broie ceux qui y succombent.

Apprenons à lire l’actualité différemment

Nous poursuivrons, la semaine prochaine, la méditation sur la douceur, en suivant, cette fois-ci, l’évangile de Matthieu. Mais arrêtons-nous là, provisoirement.
Le récit biblique nous invite à voir l’actualité différemment. Après tout, nous sommes bien conscients que le pouvoir aveugle, qu’il fait perdre le contact avec la réalité de la vie sociale. Nous entendons parler, régulièrement, de la chute de dictateurs ou de chefs d’état autoritaires. Et nous savons, également, que la légitimité qui fait durer un gestionnaire aussi bien qu’un gouvernant, doit quelque chose à l’écoute des autres.
Alors ?
Alors c’est une invitation à changer de regard et de perspective et à ne pas faire crédit au cynisme qui analyse tout en termes de rapports de force. Il y a d’autres logiques à l’œuvre dans l’histoire : à nous de les discerner et de les mettre en évidence.

La justice et la violence. A propos du procès des attentats du 13 novembre 2015

Ma lecture régulière des comptes-rendus d’audience du procès des attentats du 13 novembre 2015, m’a conduit à revenir sur la question de la violence légitime. L’appareil judiciaire, en l’occurrence, fait usage de la contrainte par corps, puisque les prévenus ne comparaissent pas libres. Le procès lui-même est l’aboutissement d’événements où les forces spéciales ont fait usage de leurs armes à feu et ont tué certains des terroristes. On n’oppose donc pas la violence à une absence de violence. Mais on parle de légitime défense, s’agissant de l’usage d’une arme contre des meurtriers menaçants et, pour ce qui est du juge, on parle de violence légitime, en ce sens qu’elle s’appuie sur le droit et sur un contrôle démocratique pour s’exercer.

Le déroulé du procès montre, à l’évidence, qu’il y a une distance immense entre la violence d’un attentat et la violence légitime. Je vais y revenir. Mais je voudrais commencer par rappeler un vif débat qui a opposé, au XVIe siècle (et plus tard) diverses tendances de la Réforme. Au XVIe siècle, en effet, la question de l’épée a divisé les protestants. La Réforme radicale a considéré que les chrétiens ne devaient en aucune manière user de l’épée, quand bien même ils le feraient dans un cadre judiciaire (au motif que le Christ nous a demandés d’aimer, même nos ennemis). A l’autre pôle, les tenants de ce que l’on a appelé, par la suite, la Réforme magistérielle, disaient, pour leur part, que le chrétien était tout à fait dans son rôle en maniant l’épée au nom d’un pouvoir temporel.

Légitime … mais jusqu’où ?

Il y a eu deux blocs, mais, dans la pratique, toutes les nuances entre les deux positions ont existé.
La difficulté du débat vient du fait que l’usage de l’épée peut renvoyer à des situations très différentes. L’épée n’est pas seulement maniée par un juge. Au XVIe siècle, par exemple, beaucoup de communes entretenaient des milices pour défendre leur ville contre les agressions extérieures. Les chrétiens avaient-ils vocation à participer à ces milices ? Le réformateur Zwingli, est mort sur le champ de bataille alors qu’il accompagnait les zurichois en guerre (religieuse) contre des cantons catholiques. Avait-il raison d’accompagner un tel projet ? Luther et Zwingli ont donné leur aval à la mise à mort de divers opposants (de la Réforme radicale, notamment). Peut-on encore parler d’usage légitime de l’épée dans ce cadre ? Et Luther a écrit, dans son exhortation à la prière contre les Turcs, des phrases qui font peur : « Si vous vous mettez en campagne, à présent, contre le Turc, soyez absolument certains, et n’en doutez pas, que vous ne luttez pas contre des êtres de chair et de sang, autrement dit contre des hommes. (…) Au contraire, soyez certains que vous luttez contre une grande armée de diables, car l’armée du Turc est, à proprement parler, une armée de diables. » Là on soulève la question de la guerre juste. Mais qui décide, sans être juge et partie, qu’une guerre est juste ? On se rend compte que, d’usage de l’épée en usage de l’épée, on franchit, un moment donné, une ligne rouge. Le point de vue d’Erasme (dans son commentaire sur le Psaume 28), plutôt modéré, mérite quand même d’être entendu : « Comme si nous étions d’authentiques chrétiens, nous maudissons les Turcs. (…) Égorger des Turcs, qu’est-ce d’autre que d’offrir un sacrifice à Orcus (dieu païen de la mort et des enfers) ? Posséder ce que le Turc possède, commander à ceux à qui il commande et ne rien viser d’autre, pourra nous rendre plus orgueilleux et plus cupides, mais ne pourra nous rendre plus heureux, et nous courrons le risque de dégénérer en Turcs (nous-mêmes) plus vite que de les unir (eux) au troupeau du Christ. »

L’usage de la force par la puissance publique est-il donc toujours aussi légitime qu’elle le prétend ? On ne peut pas lui donner quitus une fois pour toutes. Il lui arrive de céder, elle aussi, à l’usage de la force au-delà de ce qui serait nécessaire.
Or, justement, le procès des attentats du 13 novembre 2015, montre, de plusieurs manières, comment l’exercice de la loi peut s’éloigner du rapport de force brutal et instaurer un autre espace de vie sociale. Il montre, certes, que l’on ne peut pas tout attendre de la justice, mais qu’elle construit quelque chose qui relève du moindre mal, sans doute, mais du moindre mal, précisément.

Les points forts de ce que la justice construit

Il faut d’abord souligner, dans ce procès, la dimension du temps et de la durée. On critique, volontiers, la lenteur de la justice. Mais dans des affaires aussi graves, une certaine lenteur est nécessaire. Le procès a débuté le 8 septembre dernier et il n’est toujours pas terminé. On en est, donc, à presque 8 mois de débats. L’instruction, en elle-même, a pris presque 6 ans. C’est peut-être trop. Mais on voit, cependant, que ces longs échanges de paroles, ces enquêtes multiples, produisent autre chose que le flash et le caractère expéditif de la violence brute. Les acteurs cherchent, collectivement, à se former une opinion bien pesée, loin des stéréotypes et des jugements à l’emporte pièce qui, non seulement nourrissent les projets terroristes, mais, par un jeu de miroir dangereux, peuvent aussi nourrir notre regard sur les terroristes eux-mêmes et sur des personnes que nous assimilons, un peu vite, à des terroristes en puissance.

Les échanges sont, par ailleurs, contradictoires. Certains des prévenus sont convaincus qu’ils sont chargés sans discussion possible. Mais, précisément, la discussion est possible. Et, là aussi, on rentre dans une type de parole qui devient une curiosité dans la société actuelle : rechercher des preuves, des indices probants et accepter la contradiction, alors que nos journées sont envahies d’affirmations gratuites empilées les unes sur les autres.

L’ensemble du procès est aussi une manière d’interposer un tiers entre les agresseurs et les victimes. On n’est pas dans la vengeance privée. Il arrive souvent, à la fin d’un procès, que l’une ou l’autre des parties s’estime lésée. Mais c’est le propre du tiers que de se tenir à distance des parties et de ne pas se nourrir des rancœurs sans limite et des désirs de vengeance. En l’occurrence, le procès des attentats ne va pas guérir les victimes et les proches des victimes. Leur souffrance restera entière. Mais l’écho public et officiel qui est fait à leur douleur en fait autre chose qu’une affaire individuelle. Cela lui donne une reconnaissance publique.

L’exigence du droit, enfin, implique de respecter des procédures qui limitent le fait du prince. Et l’abolition de la peine de mort construit quelque chose de dissymétrique entre les meurtres qui ont été perpétrés et la réponse de l’état français. C’est cette dissymétrie qui se perd en situation de légitime défense. Or tout ce qui peut nous éloigner d’une réponse en miroir est, je le répète, une bonne chose.

Qu’en conclure ?

Ces remarques donnent, premièrement, toute une série de points de repère pour situer les limites de l’action publique. Beaucoup critiquent la « faiblesse » ou la « naïveté » de la réponse de l’état aux crimes et délits. Pour ma part, il m’importe que l’état y apporte une réponse pesée et mesurée. Et c’est toute la force du présent procès, où les services de renseignement sont venus faire état de leurs erreurs, où des points de vue divers ont pu s’exprimer, et où le pacte social qui nous permet de vivre ensemble en sort renforcé, bien plus qu’avec la surenchère sécuritaire voulue par certains.

Après, je l’ai dit, tout cela relève du moindre mal : moindre mais mal, ou mal mais moindre. Une autre attitude est-elle possible ? Assurément, un chrétien peut, à titre personnel, cheminer vers le pardon. D’autres peuvent le faire. On a entendu, dans la bouche de l’un ou l’autre survivant ou proche de victime ces paroles : « vous n’aurez pas ma haine ». C’est peut-être là le point : si la haine s’ajoute à la douleur, elle l’empoisonne et la rend insurmontable. Aller vers le pardon est donc, d’abord et avant tout, un chemin de libération que Dieu propose à celui qui a été blessé.

Après, bien après, on peut aussi entendre les paroles de l’évangile qui nous parlent des offenses que Dieu nous a pardonnées. On peut écouter ce que dit l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains, aux juifs et aux païens qui se sont un peu vite persuadés que c’est l’autre groupe qui est le plus coupable. Le pardon vers lequel on se met en marche peut aussi se nourrir de la conscience de tout ce que nous, ou des gens de notre pays, de notre groupe social, avons infligé aux autres. Là c’est sans doute le point ultime.

Il y a, assurément, de nombreuses étapes sur la route qui mène à ce point ultime.

L’agriculture française : révélateur des limites de l’engagement écologique du politique

Qui critique la manière dont la France entend mettre en œuvre les directives (pourtant modérées) de la Politique Agricole Commune ? Un groupuscule gauchiste ? Un lobby d’agriculteurs bios ? Non : la Commission Européenne !

La lettre de la Commission date du 31 mars (on en a reparlé dans la presse, ces derniers jours, à l’occasion de la réponse du Ministre français de l’Agriculture). Elle commence par une introduction plutôt réjouissante, au moment où la guerre en Ukraine sert à certains de bonne raison pour en rester, plus que jamais, à l’agriculture productiviste. Au contraire, dit le courrier, c’est le moment de concevoir une agriculture moins dépendante des intrants qui sont souvent, eux aussi, des produits importés. J’en cite des extraits : « L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la flambée généralisée des prix des produits de base mettent en évidence, de la manière la plus forte qui soit, le lien étroit entre l’action climatique et la sécurité alimentaire. […] Dans ce contexte, et dans le cadre des crises du climat et de la biodiversité, les États membres devraient […] : renforcer la résilience du secteur agricole de l’UE ; réduire leur dépendance aux engrais de synthèse et augmenter la production d’énergie renouvelable ; et transformer leur capacité de production en favorisant des méthodes de production plus durables. Cela implique, entre autres, […] d’étendre l’utilisation des pratiques agroécologiques et de l’agriculture de précision, de réduire la dépendance aux importations d’intrants et de fourrages grâce à des systèmes d’élevage durables et de favoriser la production de protéines végétales. » Et c’est « la stratégie de la ferme à la table » qui devrait prévaloir.

Le hiatus entre affichage politique et mesures concrètes

La France, dans la présentation de ses axes politiques propres, s’est prévalue de l’organisation de la convention citoyenne pour le climat. La Commission Européenne en prend acte, mais ne se prive pas de souligner ce, qu’au fond, tout le monde sait. « La Commission constate que les interventions proposées ne répondent que de manière partielle, voire pas du tout, à certaines conclusions du débat public. » Elle donne, au passage, plusieurs exemples de ces renoncements.

Globalement, les critiques de la commission sont que les soutiens à la transition agroécologique et à l’agriculture de précision sont insuffisants, tandis que les subventions maintenues à l’agriculture actuellement dominante sont trop importantes. Elle souligne également que, souvent, aucun objectif précis n’est annoncé et que la France se contente d’afficher de bonnes intentions.

En bref, elle répète ce que nombre d’observateurs ont souligné : le poids du conservatisme est énorme, dans notre pays, et il existe un hiatus considérable entre les intentions politiques affichées et les politiques bel et bien mises en œuvre.

On se doute que le Ministère de l’Agriculture n’a pas tellement goûté ces remarques. La réponse du ministre est, au reste, assez significative, puisqu’il commence par souligner : « je m’interroge sur le positionnement en opportunité de la Commission, d’autant plus que l’objectif annoncé de la nouvelle PAC était de laisser une plus grande subsidiarité aux Etats membres ». On croirait du Mélenchon : le ministre revendique le droit d’appliquer la politique européenne comme il l’entend !

Ce constat rappelle une remarque faite, en son temps, par Nicolas Hulot, disant qu’il avait rencontré, parfois, plus de conservatisme au Ministère de l’Agriculture que chez les agriculteurs eux-mêmes.

Mais, au fond, quel est le problème ?

Au même moment, l’Autorité Environnementale, rend son rapport annuel qui fait des constats du même ordre : dans beaucoup de secteurs, on garde la même manière de penser, les mêmes logiciels mentaux. Les projets d’aménagement continuent à pleuvoir, imperturbablement, et ils sont accompagnés de justifications qui montrent, qu’au fond, on ne s’est pas posé sérieusement la question d’une alternative radicale.

Un tel conservatisme interroge quand même, car l’idée n’est pas purement et simplement de renoncer à agir, mais d’inventer de nouvelles voies d’action, ce qui peut être tout à fait motivant, plutôt que de continuer à dérouler la morne routine de « solutions » qui soulèvent de plus en plus de problèmes.

Le problème est, à mon avis, le cantonnement de la politique, ces dernières années, à l’évaluation des rapports de force, ici et maintenant. Les décideurs louvoient entre les pressions des lobbies divers. Les lobbies sont conservateurs, par essence : ils ne sont là que pour défendre des positions acquises. Et si les acteurs politiques, au plus haut niveau, ne sont pas capables de tenir des directions qui leur semblent décisives, ils envoient des signaux brouillés aux acteurs de terrain.

L’élection présidentielle vient de montrer l’opposition entre un pôle centriste qui cherche d’abord des mesures techniques et opérationnelles et d’autres pôles qui sont plus orientés par l’idéologie. On voit bien les dangers d’une idéologie qui rêve le réel au lieu de le prendre en compte. Mais on voit bien, également, les limites de politiques techniques qui sont prêtes à des renoncements rapides faute de convictions réellement structurées.

Je me souviens, à ce propos, de la formule de Max Weber, aussi réservé à l’égard du socialisme révolutionnaire de son époque, qu’à l’égard de la bureaucratie politique : « on n’aurait jamais atteint le possible si on n’avait pas d’abord visé l’impossible ». Oui : révoquer des projets forts et structurants au nom de l’impossible est devenu une sorte de sport national. Et cela, assurément, nous empêche d’atteindre ce qui, précisément, serait pourtant possible et motivant.

Dans la même veine on peut citer la conclusion du même Max Weber, dans l’essai où il a distingué éthique de conviction et éthique de responsabilité : « On le voit maintenant : l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la « vocation politique ». » Manquons nous, aujourd’hui, d’hommes et de femmes « authentiques » ? J’en ai peur.