Le Christ créateur et la création

Il existe au moins deux grands textes (et plusieurs autres) dans le Nouveau Testament, qui nous parlent du rôle créateur du Christ. Le premier est le prologue de Jean : « au commencement était la Parole [et la suite du texte montre qu’il désigne ainsi le Christ] et la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu. [..] Tout ce qui a été fait a été fait par elle et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1.1, 3 et 4). Le deuxième est le cantique, au début de l’épître aux Colossiens : « en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui, et il est, lui, par devant tout ; tout est maintenu en lui » (Col 1.16-17).

On nous parle, dans ces textes, plus de réalités sociales : la Parole qui vient dans le monde, chez Jean, situe les échanges langagiers au cœur du propos ; et les Trônes, Souverainetés, Autorités et Pouvoirs, dans les Colossiens, évoquent de réalités peut-être métaphysiques, mais qui pèsent sur la régulation des relations sociales, assurément. Dans un premier temps, cela ne nous parle pas directement des animaux, des plantes et du monde physique.

Mais il faut quand même s’interroger : pourquoi avoir inscrit la personne du Fils dans le processus créateur, alors que nous assignons plus volontiers la création à la personne du Père ? Cela signifie que « la création tout entière » (pour citer l’épître aux Romains, 8.22) est atteinte par la chute, et que l’œuvre libératrice (on dit aussi rédemptrice) du Fils s’étend à toute la création. Le Christ vient affronter les forces du mal, les régulations sociales perverties, la nature blessée, les corps meurtris, et porte la promesse d’une guérison globale. Il ne vient pas annoncer le salut à des individus hors sol. Il annonce un Royaume qui englobe le monde dans lequel l’homme évolue, avec toutes les interactions qui traversent ce monde.

Le roi serviteur

Cela donne un éclairage particulier sur la fameuse question de la « domination » de la Terre par l’homme. Si toutes les Souverainetés et tous les Pouvoirs ont été créés en Christ, et pour lui, cela signifie que la manière dont il a vécu parmi nous éclaire la domination en question.

Or ce qui est souligné de manière récurrente, dans le Nouveau Testament, c’est que le Christ, Seigneur de tous les êtres et de toute chose est venu, non pas pour être servi, mais pour servir. Il a été, comme le dit la formule, un « roi serviteur ». Et (pour parler du prologue de Jean) si l’homme se distingue des autres animaux par un langage plus élaboré, cela lui donne surtout le devoir de se mettre à l’écoute de la Parole.

Christ vient pour rétablir le lien entre les hommes et Dieu, il vient pour rendre le dialogue à nouveau possible. Il veut nous associer au dialogue qui unit les trois personnes de la Trinité. Et il le fait en donnant : en payant de sa personne, en restant attentif aux autres et en allant jusqu’au don ultime, le don de sa vie sur la croix. C’est ainsi que nous sommes appelés à nous comporter à l’égard des autres humains. C’est ainsi, également, que nous sommes appelés à nous comporter avec les non-humains.

Le récit de la multiplication des pains : une manière indirecte de situer notre rapport à la création

Il y a certes, une difficulté : le Nouveau Testament utilise souvent le monde animal, le monde végétal ou le monde physique, comme des symboles pour évoquer d’autres réalités. Plusieurs récits parlent des arbres, par exemple, pour parler d’autre chose que des arbres. Les réactions imprévisibles et parfois destructrices de la mer, témoignent des forces du mal qui peuvent tout balayer sur leur passage.

Mais il y a quand même des récits qui renvoient au pouvoir créateur qui habitait Jésus et son Père, qu’il invoquait ; les pêches miraculeuses et les multiplications des pains. Là, les règles naturelles sont brisées. Elles sont brisées dans le sens d’une profusion généreuse. Mais Jésus se rendait bien compte qu’il ouvrait une parenthèse qu’il fallait vite refermer, si on ne voulait pas que tout cela débouche sur une exploitation éhontée des phénomènes naturels. C’est l’évangile de Jean qui a le plus clairement souligné ce risque.

La multiplication des pains provoque, en effet, une sorte d’émeute : « A la vue du signe que Jésus venait d’opérer, les gens dirent : Celui-ci est vraiment le Prophète, celui qui doit venir dans le monde. Mais Jésus, sachant qu’on allait venir l’enlever pour le faire roi, se retira à nouveau, seul, dans la montagne » (Jn 6.14-15). Tout de suite c’est l’ambiguïté : Jésus rencontre un désir de toute puissance, de la part de la foule, auquel il se soustrait. Il n’est pas question, pour lui, en étant roi, de représenter de telles attentes. Le lendemain, la foule revient, et Jésus est clair : « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé des pains à satiété » (v 26). Voilà ce que « dominer » la Terre peut signifier : consommer ses produits sans limite. Et celui qui se lance dans cette voie, ne rencontre, en effet, aucune limite : il aura toujours faim et soif (cf. par contraste le v. 35, qui est un écho à Jn 4.13-14).

Or l’essentiel de la mission des humains est ailleurs : « il faut vous mettre à l’œuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils de l’homme vous donnera » (Jn 6.27). Et cette nourriture, comme le dit la suite du texte, c’est la foi, c’est l’accueil de la générosité de Dieu, du don que le Fils fait de lui-même.

La prédation ou la conversation

On l’a dit, Jean parlant du Christ créateur, le désigne comme « la Parole ». Et c’est cette Parole que l’homme est appelé à rejoindre. Or les paroles du Christ, dans l’épisode de l’évangile que nous suivons, sèment la division : « Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples commencèrent à dire : Cette parole est rude ! Qui peut l’écouter ? […] Dès lors, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui. Alors Jésus dit aux Douze : Et vous, ne voulez-vous pas partir ? Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6.60, 66-68).

Le Christ nous appelle à donner comme lui-même a donné. « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 13.34). C’est ainsi que la parole de Dieu donne vie. Mais si nous devenons des prédateurs comme les autres et même pire que les autres, nous sommes même inférieurs aux bêtes.

C’est là l’alternative : manger le monde autour de nous, sans limite, ou parler et donner. Un freudien dirait qu’il nous faut sortir du stade oral où nous avalons tout, pour aller à la rencontre des autres, de tout ce qui est autre, avec attention et générosité.

En fait, dans le texte de la Genèse, Dieu fait défiler les animaux devant Adam pour qu’il les nomme (Gn 2.19-20). Or nommer peut avoir deux buts. Soit on étiquette pour mieux classer, pour réduire ce que l’on désigne à l’état d’un objet manipulable. Soit on nomme quelqu’un pour l’appeler et entrer en conversation avec lui. Or, dans ce défilé des êtres, Adam ne trouve pas vraiment d’interlocuteur. Adam est manquant et il lui faut Eve pour construire un échange. Mais à peine sont-ils l’un en face de l’autre qu’ils s’emploient à manger le fruit de la connaissance. Il suffirait de tendre la main et d’absorber le monde pour se sentir comblé ? Non, précisément. Une fois qu’ils ont fait cela ils se retrouvent nus.

C’est la même histoire que l’évangile de Jean nous raconte : au commencement était la Parole et avant la parole il n’y a rien. On peut voir le ministère de Jésus comme un « signe » (c’est le mot que l’évangile emploie régulièrement) qui donne sens à l’appel de Dieu. Ou bien on peut voir ce ministère comme le présentation d’un faiseur de miracles qui flattera notre désir oral de tout avaler.

On peut voir la Terre comme un lieu où Dieu nous a placés pour vivre, nous rencontrer les uns les autres et le rencontrer. Ou bien on peut voir la Terre comme un objet à notre disposition dont on peut tout attendre, tout exiger.

Malheur à toi, pays dont le roi est un enfant et dont les princes mangent dès le matin (Ecc 10.16).

Une vision relationnelle de la création

Il y a deux gros écueils, dans l’approche chrétienne de la création. Le premier est la tendance à considérer l’être humain comme le nombril du monde et le deuxième (en partie lié au premier) est d’endosser une vision hiérarchique et autoritaire du monde, où tout doit obéir aux projets des humains. Je force le trait. Mais ces idées (au moins sur un mode atténué) sont souvent présentes et elles font perdre de vue des enjeux essentiels dans la crise écologique actuelle. Naturellement tous les chrétiens admettent que Dieu surplombe l’homme et qu’il juge son comportement. Mais beaucoup sont gênés quand ils doivent qualifier les rapports entre humains et non-humains (comme on dit aujourd’hui)

Pour ce qui est du « nombril du monde » ou de la vision anthropocentrique (pour employer un langage plus châtié) j’en parlerai la semaine prochaine. Cette semaine je vais examiner en quoi et comment les projets des êtres humains doivent composer avec d’autres êtres.

Aux racines de cette question, que j’ai qualifiée d’écueil, il y a la manière dont on comprend l’affirmation que « l’homme a été créé à l’image de Dieu ». En fait, je me suis rendu compte, au fil des années, de mes discussions et de mes lectures, qu’on la comprend différemment suivant la manière dont on se représente la société. On transporte notre vision des rapports entre être humains dans la manière dont on considère les animaux, les plantes et la terre. Ou bien on considère que la société est d’abord une hiérarchie ordonnée, les uns étant voués à commander et les autres à obéir ; ou bien on considère que la société est d’abord un ensemble de relations et d’échanges, au milieu duquel on désigne quelques personnes comme tiers pour arbitrer des conflits et solidifier des projets communs. Dans le premier cas on va considérer que la nature doit obéir à l’homme. Dans le deuxième cas on pensera plutôt que l’homme fait partie de la nature et qu’il doit construire des relations de respect et d’écoute avec le non-humain.

Le texte de la Genèse, inlassablement scruté et fouillé, s’étend sur deux versets. Et chacun des deux versets a ses fans ! Le premier groupe dont j’ai parlé aime bien lire : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! ». Et le deuxième groupe commente plutôt le verset suivant (1.27) : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa ». Dans ce dernier verset on voit que l’être humain est image de Dieu en cela qu’il est être de relation, mâle et femelle. Le vocabulaire même : « mâle et femelle » insiste sur l’appartenance de l’humain à la grande famille des entités qui vivent la différence sexuelle.

Il me faudra, au terme de ces articles, revenir sur le premier verset et voir comment le comprendre. Ceux qui ont l’habitude de me lire devinent que j’appartiens au deuxième groupe ! Je voudrais donc, pour l’instant, rejoindre les auteurs comme Jürgen Moltmann, Leonardo Boff (et beaucoup d’autres) qui ont insisté sur le paradigme relationnel, déployé dans ce regard mâle-femelle, puis amplifié considérablement dans le Nouveau Testament, où la relation entre les trois personnes de la Trinité prend une importance considérable. Dans ce cadre, l’appel adressé aux hommes et aux femmes est de rejoindre la relation d’amour qui unit le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Icône de Roublev.
Les trois anges qui apparaissent à Abraham, à Mamré ; figure des relations d’amour qui unissent la Trinité

Cette matrice, ce modèle, cet appel, concernent autant les relations sociales que l’attitude à l’égard de la création dans son ensemble : l’attitude des humains à l’égard des non-humains, doit avoir la même qualité d’écoute, de respect et d’attention à la différence, que ce à quoi Dieu nous appelle à l’égard de nos prochains.

Le livre d’Osée et la redécouverte de l’amour de Dieu comme fondement de notre existence

Le livre d’Osée, dans l’Ancien Testament, restitue bien ce qui se passe lorsque l’on perd de vue la relation à laquelle Dieu nous appelle. Et il montre également que cet appauvrissement de la relation fait basculer dans des attitudes plus autoritaires, plus violentes : point qui m’intéresse particulièrement. Et, comme de juste, lorsqu’il parle de guérison, de réconciliation entre le peuple et Dieu, les figures de l’interaction se multiplient.

On trouve de tout dans ce livre : des invectives et des critiques, pour commencer. Et, au milieu de ces longues pages de reproches, il y a des perles : « On prononce des paroles, on fait de faux serments, on conclut des alliances, et le droit pousse comme une plante vénéneuse sur les sillons des champs » (Os 10.4). Ce qui devrait supporter et conforter les liens entre les personnes, sert, au contraire, à détruire ces liens. La bonne conscience du riche s’étale plaisamment : « Ephraïm dit : Je n’ai fait que m’enrichir, j’ai acquis une fortune ; dans tout mon travail, on ne me trouvera pas un motif de péché » (12.9). Cette opulence matérielle fait perdre de vue l’essentiel et, au passage, l’oppression qui la rend possible. Un retour vers la sobriété s’impose, comme le dit la suite du passage : « moi, je suis le Seigneur ton Dieu depuis le pays d’Egypte. Je te ferai de nouveau habiter sous des tentes comme aux jours où je vous rencontrais » (12.10).

On devine, en lisant ces pages, une société qui a perdu la boussole, qui ne fait plus confiance en Dieu et qui préfère se livrer à l’idolâtrie des dieux Baals, dieux agricoles, plus en prise avec les enjeux d’enrichissements qui obsèdent tout un chacun. Le prophète parle au nom d’un Dieu abandonné, dont les habitants du pays n’ont pas compris l’amour : « quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Egypte j’ai appelé mon fils. Ceux qui les appelaient, ils s’en sont écartés : c’est aux Baals qu’ils ont sacrifié et c’est à des idoles taillées qu’ils ont brûlé des offrandes. C’est pourtant moi qui avais appris à marcher à Ephraïm, les prenant par les bras, mais ils n’ont pas reconnu que je prenais soin d’eux. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir » (11.1-4).

Les conséquences d’un tel état de fait sont globales et elles atteignent l’ensemble des êtres vivants : « imprécations, tromperies, meurtres, rapts, adultères se multiplient : le sang versé succède au sang versé. Aussi le pays est-il désolé, et tous ses habitants s’étiolent, en même temps que les bêtes des champs et les oiseaux du ciel ; et même les poissons de la mer disparaîtront » (4.2-3). On retrouve, de manière négative, la vision relationnelle de la création : tous les êtres sont solidaires, qu’ils le veuillent ou non, des dérives de tel ou tel. Un lien qui se défait, une intercompréhension qui se transforme en oppression, un respect qui se délite, portent des conséquences en cascade. On peut désigner des coupables des imprécations, tromperies, meurtres, rapts et adultère. Mais c’est le pays dans son entier, avec tous les êtres qui l’habitent qui se détruit. Nous sommes reliés les uns aux autres, pour le meilleur comme pour le pire.

Et, dans ce passage d’Osée, c’est pour le pire. C’est là la description d’un état du monde où la mort se donne libre cours. Comment sortir de cet engrenage fatal ? Et quelle serait la description d’un monde qui a retrouvé le chemin de l’amour, des relations positives et de la vie ? Les promesses de ce livre prophétique sont en miroir des imprécations et des avertissements : elles soulignent des relations restaurées.

La rédemption : un dialogue général restauré entre les différentes parties prenantes de la création

Commençons par la fin, par la promesse de libération, de rédemption (ce qui veut dire la même chose) finale : « et il adviendra en ce jour-là que je répondrai – oracle du Seigneur –, je répondrai à l’attente des cieux et eux répondront à l’attente de la terre. Et la terre, elle, répondra par le blé, le vin nouveau, l’huile fraîche, et eux répondront à l’attente d’Izréel » (Os 2.23-24). Un dialogue général s’instaure et il se cristallise en alliance : « je conclurai avec eux en ce jour-là une alliance, avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol ; l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité » (2.20). L’alliance, la paix, le dialogue qui s’instaurent, ont la même extension, la même globalité, que les destructions précédentes. Ils associent les humains et les bêtes, avec Dieu comme gouverneur. Et cela implique, comme c’est dit au verset 17, que le peuple, réponde lui aussi à Dieu.

Mais quel est le chemin qui mène à ce renversement ? Eh bien il commence par la frugalité, non pas pour le plaisir de la frugalité, mais pour revenir à la source, à l’essentiel, à ce qui rejoint le cœur de chacun. « Je vais les conduire au désert, dit de manière figurée la prophétie, et parler à leur cœur » (2.16). Le désert, en l’occurrence, est autant le souvenir de la sortie d’Egypte, de la libération de l’esclavage, que l’image d’une simplicité qui remet les enjeux dans une juste perspective.

Et qu’advient-il de la relation compliquée entre le peuple et Dieu ? Qu’advient-il de l’addiction de ce peuple aux dieux agricoles ? L’hébreu use d’un jeu de mot intraduisible en français : « il adviendra en ce jour-là – oracle du Seigneur – que tu m’appelleras « mon mari », et tu ne m’appelleras plus « mon baal, mon maître ». J’ôterai de sa bouche les noms des Baals » (2.18-19). Baal peut, en effet, être un nom commun qui signifie « maître », ou un nom propre qui désigne un dieu de la famille des Baals. Les deux sens proviennent, on l’imagine, de la même source. Ce que souligne le texte d’Osée est que les relations brutales qui prévalaient dans le pays teintaient la figure des dieux que les israélites adoraient. Or le but de Dieu, et cela traverse tout le livre d’Osée, n’est pas de dominer comme un maître inflexible, mais de nouer avec les hommes des relations d’amour réciproque.

La vision relationnelle de la création se nourrit donc, in fine, de cet amour ultime de Dieu.

Une nature généreuse, qui a sa propre dynamique et qui échappe à notre emprise : les évocations marquantes du Christ

On a beaucoup critiqué, et spécialement dans le protestantisme, les tentatives de se faire une représentation de Dieu en observant la nature. Il est vrai que l’exercice est aléatoire. Dieu ne se laisse pas enfermer dans les limites de notre perception de l’univers qui nous environne. Il nous adresse sa parole et nous prend parfois à contre-pied. Il nous révèle des points de vue auxquels nous étions aveugles.

Mais si on va trop loin dans cette direction, la nature perd toute consistance, et comment construire une éthique chrétienne de l’usage du monde, si on suppose que la logique de Dieu est radicalement autre que la logique de la nature ?

La Bible, dans son ensemble, n’est certainement pas un ouvrage de botanique. Mais il lui arrive de mentionner des phénomènes naturels pour faire comprendre, à l’homme, quelque chose de l’action de Dieu et, par ricochet, cela nous interroge sur notre manière de vivre et de nous comporter à l’égard, notamment, de la nature.

La nature, aléatoire et foisonnante, dans les paraboles du Royaume

Les paraboles dites « du Royaume » rassemblées dans le chapitre 13 de l’évangile de Matthieu sont tout particulièrement étonnantes de ce point de vue. Pour parler de la manière dont la parole de Dieu porte du fruit, Jésus prend l’exemple d’un semeur soumis à de multiples aléas. Alors qu’il sème, des oiseaux surgissent et mangent les graines. Une autre partie pousse, mais est étouffée par des buissons. Le soleil grille une autre partie des plantes avant qu’elles aient mûri. Bref, Jésus ne nous donne pas l’exemple d’une nature qui obéit au doigt et à l’œil au semeur. Or ce semeur, dans la parabole, est censé nous décrire la dynamique du Royaume de Dieu. Dieu donc supporte de multiples échecs et puis, finalement, l’une ou l’autre graine atteint son but et, là, c’est la profusion : l’une produit trente, l’autre soixante, l’autre cent.

Donc Dieu, dans sa manière de faire, ne cherche pas à agir de manière rigide et parcimonieuse : il sème généreusement, il vit avec les aléas et il produit, finalement, à profusion. Jésus nous donne l’image d’une nature quelque peu brouillonne, mais foisonnante. Et cela, semble-t-il, nous donne une bonne vision de ce qu’est le Royaume de Dieu.

A plusieurs reprises, dans ces paraboles, Jésus nous rend attentifs à la force germinative à l’œuvre autour de nous. Parfois ce sont les mauvaises herbes qui poussent au milieu des plantes (dans la parabole de l’ivraie). Mais c’est aussi le levain qui fait lever la pâte, une fois qu’une femme l’a enfoui dans la farine et le laisse faire son œuvre. L’évangile de Marc insère une parabole qui lui est propre, dans cette série : « Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre : qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi » (Mc 4.26-28).

Jésus ne valorise, ici, ni l’ignorance, ni l’obscurantisme, mais la décision de l’homme de s’effacer et de laisser faire. Il n’y a pas de forçage, mais une marge de manœuvre laissée aux éléments naturels, qui font échouer certaines actions, mais qui font aussi leur travail tranquillement et avec patience, à l’abri de la main de l’homme. Or, répétons-le, Jésus nous parle ici de la manière dont Dieu agit dans le monde, avec les hommes. C’est cela qui lui convient et nous serions bien inspirés de porter attention à cette attitude très particulière qui n’exige pas, mais qui attend le fruit, là où il surgira.

Les oiseaux du ciel et les lys des champs

Plus tôt, dans l’évangile de Matthieu, Jésus construit un pont encore plus direct entre les dynamiques naturelles et notre attitude face à la vie. Je cite le passage en entier : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Et qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas, en disant : Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? – tout cela, les païens le recherchent sans répit –, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6.25-33).

Nous sommes encouragés, explicitement, dans ce passage, à prendre exemple sur la dynamique naturelle et à « lâcher prise », comme on dit aujourd’hui. Il nous faut accepter l’imprévisibilité de la vie. Or ce qui nous pousse à vouloir construire, à toute force, du prévisible, est l’inquiétude matérielle. On notera au passage que le fait que nous « valions plus » que les oiseaux n’est nullement une excuse pour les enrégimenter dans nos tentatives de maîtrise des événements, mais, au contraire, un appel à prendre exemple sur eux qui ne se compliquent pas la vie comme nous. Jésus ne méprise ni la vie, ni le corps, au contraire, il nous dit que la vie est plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement.

Le lien entre inquiétude matérielle, volonté de maîtrise et, indirectement, injustice est un point très fort de ce passage. Le Royaume de Dieu et sa justice relèvent du même abandon que celui des fleurs et des oiseaux qui comptent sur la générosité de Dieu au travers de la nature.

Le rêve d’une maîtrise de la nature et l’obsession du machinisme

Laisser un espace de respiration à la nature, accepter ses caprices, accueillir sa générosité, sont des expressions qui s’opposent à plusieurs siècles de tentative de mise en coupe réglée des phénomènes naturels. Le texte, souvent cité, de Descartes, dessine d’une manière frappante, un programme qui a été quasiment suivi à la lettre après la vie de l’auteur. Là aussi, une citation un peu longue vaut la peine : « Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, […] j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Discours de la méthode, tome I, sixième partie, publié en1637).

Assurément, en suivant cette méthode pratique, on a produit des biens en abondance et, dans de nombreux domaines, la santé des hommes s’est améliorée. Or la fascination de Descartes pour les lois physiques, avec leur régularité, l’a conduit à imaginer les animaux comme des machines tout aussi prévisibles, des sortes d’automates sophistiqués, comme il commençait à en exister à l’époque. Et puis, après Descartes, on a conçu le machinisme comme l’alpha et l’oméga des idées « utiles à la vie » et comme une manière commode de se rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Descartes n’a fait, en fait, qu’exprimer une idée qui émergeait à son époque et qui a connu, par la suite, une fortune considérable. La nature a été embrigadée dans des machines, puis les animaux et, tant qu’à faire, les hommes, dont le travail a été simplifié jusqu’à se couler dans des procédés les plus réguliers et prévisibles possibles.

Les critiques du machinisme et la redécouverte du caractère foisonnant de la vie

Or ce ne sont pas les amateurs de « philosophie spéculative », raillés par Descartes, qui ont été les premiers critiques de cette obsession du machinisme, mais des personnes, elles aussi préoccupées par des « connaissances utiles à la vie ». J’ai parlé, à plusieurs reprises, dans ce blog, de Georges Canguilhem, et de sa critique répétée et continue de la thèse de l’animal machine de Descartes. Cette critique a culminé dans son article « machine et organisme » où il montre, exemples empiriques à l’appui, tout ce qui différencie un organisme, même très simple, et une machine. Or il souligne deux points qui m’ont, forcément, marqué : d’une part un organisme est moins parcimonieux qu’une machine, il est toujours en train d’en faire trop, de multiplier les options et les solutions, d’autre part la vie est faite de tentatives continuelles et elle est marquée par une créativité incoercible. On n’est pas loin des images de la nature mises en valeur dans les évangiles.

Logiquement, Georges Canguilhem a été, également, un critique acéré de l’embrigadement des hommes dans des procédures machiniques où on essaye de rendre leur intervention la plus prévisible possible. Quand Canguilhem écrivait, c’était l’âge d’or du taylorisme. Cette organisation du travail s’est estompée, par la suite. Mais le formatage du travail s’est poursuivi par d’autres voies et il a atteint, de proche en proche, toutes les activités et pas seulement les activités industrielles. On parle, parfois, de McDonaldisation du monde, pour évoquer la standardisation des produits et des services. L’offre est mécanisée et le travail, déporté au maximum vers des systèmes informatiques, est routinisé. On crève aujourd’hui de ce formatage qui vide de nombreuses situations de travail de leur sens et de leur sel.

Mais ce forçage de la nature, des animaux, des hommes, continue à être légitimé parce qu’il répond encore largement aux questions : « Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? » Enfin : il y répondait jusqu’à récemment. Et la crise que nous affrontons vient du fait qu’il y répond de moins en moins.

Prédation environnementale et prédation sociale : deux attitudes liées l’une à l’autre

Lorsque l’on parle des enjeux écologiques énormes auxquels nous faisons face (qu’on les admette ou qu’on les dénie) on bute régulièrement sur la question de la pauvreté. Les plus pauvres craignent de se retrouver en difficulté si on renchérit le coût de certains produits, du fait des normes environnementales. Et les pays pauvres ne voient pas pourquoi ils devraient porter les conséquences des choix faits, ces dernières décennies, par les pays riches. Comment relier injustice et crise écologique ? Comment agir de concert pour prendre en compte ces deux enjeux ? Et quels rapports ont-ils entre eux ? La réponse à ces questions n’a rien d’évident.

Tout cela est vrai et la difficulté est redoublée quand on cherche à s’ancrer dans le message biblique. On y trouve, en effet, beaucoup de mises en garde concernant la richesse, beaucoup de critiques de l’injustice économique, de nombreuses exhortations à porter attention (au minimum) à ceux qui ont faim. On y trouve beaucoup moins de considérations sur le rapport au monde naturel.

J’inaugure, ici, une série de posts, destinés à renouveler notre compréhension de la création. L’actualité charrie, en ce moment, des problèmes et des tensions récurrents. Elle tourne pas mal en rond. C’est l’occasion de reprendre des sujets plus à fond et de creuser tranquillement les textes bibliques pour voir comment ils peuvent nous inspirer et nous interpeller.

Concernant la création, pour y revenir, on se concentre, à mon avis, beaucoup trop sur les deux premiers chapitres de la Genèse. Or il y a bien d’autres passages, dans la Bible, qui nous parlent de ce sujet. Et je vais commencer, aujourd’hui, par lire les passages qui lient injustice sociale et crise du monde naturel (je parle de nature par commodité de langage, je ne vais pas, ici, faire écho aux débats que ce mot suscite).

Un lien affirmé, mais mystérieux, entre injustice, idolâtrie et rapport compliqué avec la nature

La Bible, pour des raisons évidentes, ne parle pas beaucoup des dégâts que l’homme occasionne, dans la nature. Ce n’est, en effet, que récemment que l’humanité, dans son ensemble, est devenue capable d’infliger des dommages profonds et irréversibles aux espèces animales (dont l’être humain) et végétales, ainsi qu’au climat.

Pourtant il y a un thème surprenant, qui court à travers l’Ancien Testament : lorsque l’homme cède à l’injustice ou à l’idolâtrie, Dieu intervient pour rendre l’agriculture plus difficile, en provoquant sécheresses et invasions de nuisibles.

La chute, par exemple, rend immédiatement le travail de la terre pénible. « Dieu dit à Adam : « Parce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras du pain » (Gn 3.17-19). Et un message du même style est adressé à Caïn une fois qu’il a tué son frère Abel : « Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force » (Gn 4.11-12).

On retrouve des considérations semblables, par exemple dans le livre du Deutéronome. « Que dira la génération suivante, vos fils qui se lèveront après vous, et l’étranger qui viendra d’un pays lointain, quand ils verront les blessures de ce pays, et les maladies dont l’aura frappé le Seigneur ? « Tout son pays n’est que soufre, sel et feu : pas de semailles, pas de végétation, aucune plante ne pousse, comme à Sodome et à Gomorrhe, à Adma et à Cevoïm, que le Seigneur a bouleversées dans sa colère et sa fureur. » Et toutes les nations s’écrieront : « Pourquoi le Seigneur a-t-il ainsi traité ce pays ? Pourquoi cette grande colère s’est-elle enflammée ? » Et on répondra : « C’est parce qu’ils ont abandonné l’alliance du Seigneur, le Dieu de leurs pères, qu’il avait conclue avec eux en les faisant sortir du pays d’Egypte » (Dt 30.21-24).

La péripétie la plus connue (dernier exemple) est celle d’Elie face aux prophètes de Baal. Dieu provoque une sécheresse de plusieurs années jusqu’à ce que le peuple se détourne du culte de Baal.

J’en reste là pour les exemples de cette logique. Elle semble relier, précisément, injustice sociale et/ou idolâtrie, d’un côté, et crise agricole, de l’autre. Mais le lien entre les deux n’est pas tellement compréhensible. On affirme l’existence d’un processus mystérieux, rapporté à Dieu lui-même, mais dont les rouages nous échappent. Quel est le rapport entre idolâtrie, injustice sociale et difficultés agricoles ?

L’être humain aborde l’autre d’une manière homogène, que ce soit l’autre humain, le non-humain, ou le divin

En fait en creusant, je me suis rendu compte que le rapport en question est intérieur à l’homme lui-même : il se comporte d’une manière analogue à l’égard de Dieu, à l’égard des autres et à l’égard de la nature.

Déjà, dans les textes prophétiques, on remarque que la critique sociale et la critique religieuse se fondent l’une dans l’autre, comme si elles renvoyaient à une pratique homogène : celui qui brutalise l’autre et veut le faire marcher à la baguette, essaye aussi de mettre la main sur Dieu, en en faisant un dieu à se mesure et qui obéit à ses ordres.

Cette continuité est particulièrement évidente dans les tentations que le diable adresse au Christ, au début de l’évangile : Si tu es le fils de Dieu ordonne à ses pierres de se changer en pain / Si tu es le fils de Dieu qu’il donne des ordres à ses anges à ton profit / Je te donnerai tous les royaumes du monde avec leur gloire si tu te prosternes et m’adores (Mt 4.1-11). On retrouve la volonté de donner des ordres et de maîtriser la nature, puis de donner des ordres à Dieu et, enfin, de dominer les autres. La deuxième tentation est d’ailleurs commentée par Jésus en faisant référence (via une citation du Deutéronome) à l’épisode de Massa et de Meriba où le peuple a voulu faire plier Dieu avec cette formule : « Le Seigneur est-il au milieu de nous oui ou non ? » (Ex 17.7).

Celui qui veut faire plier Dieu, veut faire plier les autres et la nature aussi bien. La famille des dieux Baals était, de ce point de vue, idéale : divinités agricoles ils étaient adaptés à la demande des cultivateurs qui se forgeaient, ainsi, un dieu à leur mesure.

Le phénomène dont je parle a des échos dans les sciences sociales contemporaines où l’on sait que les différentes logiques de domination font écho l’une à l’autre. Les personnes en situation de pouvoir utilisent plus facilement que les autres les passe-droits. Les personnes en situation d’autorité sont tentées d’abuser sexuellement des autres. Et les religions se moulent trop facilement dans le désir des puissants : légitimant les dictatures ou valorisant l’enrichissement abusif.

Et, donc, ce que nous disent les textes prophétiques, c’est que la nature, conduite par Dieu qui est son créateur, résiste à l’emprise et à la domination qu’on veut lui imposer en devenant moins productive. Dieu est le créateur de tous les hommes (et y compris du pauvre), des végétaux et des animaux et il échappe à notre emprise.

La technologie moderne : une tentative répétée et monstrueuse pour contourner les résistances diverses

Je ne vais pas statuer, en quelques lignes, sur l’ensemble de ce qu’ont produit les sciences et les techniques depuis 250 ans. Il est inutile de n’y voir que du mal ou que du bien. La réalité est contrastée. Je vais me limiter à un versant de l’aventure technologique moderne : user des techniques pour contourner les résistances diverses qui auraient pu nous rappeler à l’ordre collectivement ou rappeler à l’ordre certains groupes sociaux.

Les technologies militaires ont servi à tenir en respect des pays entiers et, par exemple, à assurer un approvisionnement en combustibles ou en minerais, sans dépendre des projets de tel ou tel gouvernement. Les résultats sur le terrain ont été hasardeux, mais l’avance technologique sur des armes de pointe continue à être recherchée. De nombreux mouvements de protestation, dans le monde, ont été, eux aussi, réprimés par les armes, ou par la mise en œuvre de technologies de surveillance avancées.

Dans le rapport à la nature on a largement pratiqué le forçage et on en est, aujourd’hui, à tenter de lutter contre les dégâts de certains intrants en répandant d’autres intrants.

La sédentarité provoquée par l’équipement de la vie moderne en moyens de transports a engendré, pour sa part, de vastes problèmes de santé publique. Il en va de même de l’alimentation industrielle transformée qui ne nourrit qu’en partie et rend malade si on en abuse. On répond à ces difficultés par des technologies médicales en partie efficaces, mais en partie seulement. La pollution atmosphérique provoque, elle aussi, des centaines de milliers de décès anticipés, que l’on essaye d’éviter, là aussi, par une prise en charge médicale des malades chroniques.

Mais finalement on butte sur le climat et la chute de la biodiversité et, nonobstant l’optimisme aveugle de certains technolâtres, on doit bien admettre que notre pouvoir de destruction nous revient en pleine face. Les rapports de prédation à l’égard de pays satellisés, de groupes sociaux maintenus par force dans l’obéissance et de la nature, débouchent sur une impasse.

Y a-t-il donc des liens entre les problèmes sociaux et les problèmes environnementaux ? Oui, pas forcément de la manière dont on s’y attend : mais au fond ce sont les mêmes attitudes qui génèrent des crises parallèles qui, sans qu’on l’aperçoive forcément, obéissent à des causes tout à fait analogues.

Tout cela rend, finalement, très concrets, les ponts tracés, naguère, dans un contexte bien différent, par les prophètes de l’Ancien Testament : il y a des moments où la violence butte sur des limites qu’elle a contribué à construire. Et même si les groupes dominants tentent d’échapper une fois de plus à des remises en question par trop radicales, à leurs yeux, l’histoire est en marche.

Noël, Jésus vient dans un monde où tant d’êtres essayent de se protéger du monde

Une méditation sur Noël qui commence par une histoire de dépendance aux opiacées… c’est un peu inhabituel. Pourtant le contraste m’a frappé.

J’ai lu, ces derniers jours, l’ouvrage de Patrick Radden Keefe : L’Empire de la douleur, traduit chez Belfond, qui retrace les origines de la crise des opiacés (ou opioïdes) aux Etats-Unis. Rappelons quelques faits : l’usage des dérivés de l’opium y a connu, ces dernières années, une forte augmentation avec, entre autres, un nombre de morts par overdose qui atteint des sommets. Les dernier recensement du CDC (Center for Disease Control) fait état de 107.000 morts par overdose en 2021. A population égale, c’est comme s’il y avait 22.000 morts par an en France (on navigue, aujourd’hui, autour de 200).

Cette crise est multifactorielle, mais elle a été incontestablement amplifiée par la mise sur le marché de médicaments antidouleur (dérivés de l’opium), et par un marketing agressif tentant de persuader les divers prescripteurs que ces médicaments n’engendraient pas de dépendance. Le livre de Patrick Radden Keefe s’intéresse à l’entreprise familiale qui a mis sur le marché l’OxyContin, sans doute le déclencheur majeur de cette crise. De nombreux procès ont émaillé cette histoire et l’aventure judiciaire n’est pas terminée.

L’entreprise en question a argué que les personnes qui devenaient dépendantes avaient déjà des penchants pour la toxicomanie. Des études précises ont montré que c’était largement faux. Certains états des Etats-Unis ont été préservés du marketing le plus agressif par une législation un peu plus restrictive de la prescription de ces médicaments. Les chiffres de personnes devenues dépendantes dans ces états sont très, très en-dessous de la moyenne nationale.

Se protéger du monde

Les ressorts qui ont rendu tant de personnes dépendantes sont avant tout chimiques : cela relève de phénomènes de manque assez classiques. On se sent mal quand les médicaments terminent leur action ; on reprend donc la pilule en question. Puis, au fil du temps, il faut augmenter les doses pour parvenir au même effet (y compris pour les effets antalgiques) et on rentre dans un engrenage.

La célèbre photographe, Nan Goldin est devenue dépendante à l’OxyContin suite à une douleur au poignet qui a justifié, au départ, la prescription. Elle a dû, au bout de trois ans, suivre une cure de désintoxication pour retrouver une vie normale. Or elle analyse très bien une autre forme de dépendance, qui accompagne la dépendance chimique : c’est l’ensemble des douleurs (et pas seulement physiques) dont le médicament vous débarrasse. « L’OxyContin ne soulageait pas seulement sa douleur au poignet ; il semblait aussi servir d’isolant chimique contre l’angoisse et la détresse. C’était comme une couche de protection entre le monde de vous » (p. 468).

Je vois très bien l’expérience dont elle parle. Il y a plusieurs années, on m’a fait avaler une prémédication en vue d’une opération chirurgicale. Au bout de quelques minutes, je me suis rendu compte que j’étais devenu totalement indifférent à ce qui m’entourait. J’entendais un petit enfant pleurer, dans la chambre d’à côté. En temps normal cela aurait suscité chez moi compassion ou irritation. Rien de tel n’est survenu. Cela glissait sur moi.

Les opiacés (légaux et illégaux) sont ainsi devenus une manière de supporter les aléas de la vie. La crise du COVID a, par exemple, donné un coup d’accélérateur magistral à leur consommation. La pauvreté endémique qui sévit dans des zones entières des Etats-Unis a, par ailleurs, été un terreau de premier plan pour cet usage.

Mais le côté grinçant du livre est que l’on découvre que les propriétaires richissimes de l’entreprise qui a commercialisé l’OxyContin avaient leur propre manière de se protéger du monde. Leur fortune colossale leur servait de matelas pour dépenser des frais d’avocats vertigineux, pour se mettre à l’abri des poursuites personnelles, pour fuir leurs responsabilité et pour, semble-t-il, garder une bonne conscience intacte.

Patrick Radden Keefe fait, au passage, une remarque qui complète ce tableau. La famille en question a expédié une grande partie de ses ressources dans des paradis fiscaux, alors même qu’en parallèle elle avait une activité de mécénat considérable. « Ils avaient évité de payer des centaines de millions de dollars d’impôts. Ce n’était pas illégal, et on ne pouvait pas accuser le clan d’avoir manqué de générosité envers les pays où ses membres résidaient. Simplement, ils préféraient distribuer leurs immenses dons à leur guise plutôt que de laisser l’Etat s’en charger » (p. 435). Voilà une autre manière de se prémunir contre les projets d’autres que soi.

La vulnérabilité de l’incarnation

Tout cela nous raconte des événements absolument typiques de notre société où les appareillages techniques et les moyens financiers sont censés nous mettre à l’abri des côtés désagréables de l’existence.

Or, en méditant sur les Béatitudes, cet été et cet automne, je me suis rendu compte qu’elles nous appelaient à l’attitude exactement inverse : aller à la rencontre des autres en courant le risque de la vulnérabilité.

Jésus venant, homme parmi les hommes, dépouillé de sa gloire céleste, a endossé jusqu’à l’extrême cette vulnérabilité. Les évangiles de la naissance nous attendrissent, sans doute, mais ils marquent, également, le début des risques énormes que le Christ a accepté de courir. Il s’est confronté à la misère humaine et il a subi le rejet, la condamnation et la mort. Est-ce là une destinée enviable ? Oui si l’on en croit la description du bonheur par les Béatitudes. Et oui, Jésus a vécu libre, il a multiplié les rencontres bouleversantes, il a vécu des moments intenses, il ne s’est jamais résigné.

Ou se protéger des autres, ou s’ouvrir aux autres ; ou se protéger du monde, ou affronter les contradictions du monde : voilà l’alternative que Noël place devant nous. On peut choisir d’être Hérode, retranché dans son palais. On peut aussi se mettre en route, comme les mages, parce que l’on a vu l’étoile qui donne sens à notre vie.

C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice

Heureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde …
Il ne faut pas se cacher que la miséricorde est et sera toujours un grand défi pour celui qui oriente sa vie d’après des motifs religieux. La foi projette vers un modèle de vie idéal et on se trompe facilement d’idéal. On a vite fait de se comparer avantageusement aux autres, de leur reprocher leurs approximations et, ensuite, d’endosser une forme de cruauté, ou, au moins, d’insensibilité, à l’égard de ceux qui « rencontrent les difficultés qu’ils méritent ». C’est vrai aujourd’hui autant qu’hier. La foi peut renfermer, favoriser le jugement et devenir quelque chose de triste. Elle peut aigrir au lieu de libérer.

On en trouve des exemples dans l’évangile de Matthieu lui-même, lorsque Jésus cite, par deux fois, la formule que l’on trouve chez le prophète Osée : « c’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice » (Mt 9.13 et 12.7, cf. Os 6.6). Dans le premier cas, les pharisiens lui reprochent d’aller manger chez des personnes qui ne sont pas dans la ligne : « des collecteurs d’impôts et des pêcheurs » (9.11). Or Jésus, le miséricordieux, a perçu chez ces personnes une détresse, un manque, un appel. Il les considère comme malades (v 12) et ne les laisse pas de côté, car il est sensible à leur faiblesse. Dans le deuxième cas, les Pharisiens reprochent aux disciples de Jésus d’avoir froissé des épis de blé un jour de sabbat ce qu’ils considèrent comme un travail (12.2). Mais Jésus, le miséricordieux, a perçu leur faim et, plutôt que de chercher la petite bête, accueille ce geste des disciples avec simplicité. Si la miséricorde prend le pas sur le sacrifice et sur les règles rituelles, alors il n’y a pas lieu de « condamner ces hommes qui ne sont pas en faute » (v 7).

Lors de la grande polémique avec les scribes et les Pharisiens, en Matthieu 23, la miséricorde est encore au cœur des débats : « vous avez oublié, dit Jésus, le plus important dans la loi : la justice, la miséricorde et la foi » (Mt 23.23). C’est vraiment la pierre d’achoppement qui cristallise les oppositions.

C’est l’occasion de souligner que les Béatitudes nous ouvrent à une contre-culture heureuse, mais qu’elle ne sera heureuse que si elle s’habille de miséricorde (ce qui ajoute à son caractère insolite). Les deux épisodes que nous venons de citer nous rendent vigilants. Ce n’est pas une contre-culture à vivre uniquement avec ceux qui partagent notre vision du monde. Au contraire, elle est là pour être partagée avec ceux qui ont perdu le fil de leur existence et qui se rendent compte qu’ils sont piégés par leurs choix. Et c’est une contre-culture à vivre dans la souplesse et dans l’indulgence. C’est la grâce en action. Alors, que cette grâce soit gracieuse !

La prophétie d’Osée : une vision iconoclaste de Dieu

La miséricorde est donc un défi. D’ailleurs peu de gens se reconnaîtraient dans la vision de Dieu que nous communique la prophétie d’Osée. Dans ce passage, Osée emploie un des deux mots principaux qui ont été traduits, dans le grec des Septante, par « miséricorde ». C’est un mot (hesed) qui a un champ sémantique très large : bienveillance, gentillesse, amour, pardon, grâce, miséricorde, etc. On perçoit le sens général, qui se colore de nuances différentes en fonction du contexte. Dans le présent passage, l’option de le traduire par bienveillance ou miséricorde paraît pertinente.

Citons un peu plus largement. Devant les errements des deux Royaumes du Nord et du Sud, Dieu s’interroge : que vais-je vous faire ? « Votre miséricorde est comme la nuée du matin, comme la rosée matinale qui passe, [… or] c’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice » (Os 6.4 et 6).

Qui se représente le désir de Dieu de cette manière-là ? Qui imagine que c’est là l’idéal d’une vie de foi (au sens où nous en parlions en introduction) ? Aujourd’hui encore, même ceux qui ne croient pas en Dieu, imaginent que, s’il existait, il serait une personne austère et autoritaire dont le désir premier serait d’être obéi. Or Dieu désire simplement rencontrer des personnes et des personnes bienveillantes à l’égard des autres, des personnes ouvertes à la rencontre avec Dieu ou avec leurs semblables et non pas des croyants enfermés dans leurs rites et leurs habitudes.

Cette sensibilité à l’autre, à ses besoins, à ses attentes est ce qui importe. C’est ainsi que Dieu se comporte avec nous et c’est ainsi qu’il désire nous voir vivre. En prononçant les Béatitudes, Jésus ne tente donc pas de nous piéger en nous fixant des objectifs inaccessibles. Il cherche, au contraire, dans sa miséricorde, à rendre à l’humanité le sourire à côté duquel elle passe si souvent. La vie n’est pas faite pour être remplie de sang, de sueur et de larmes. Mais nous passons si souvent à côté du côté lumineux de cette vie, alors que la miséricorde est une attitude qui est en nous et qu’il suffit d’accueillir.

Les entrailles de miséricorde

L’autre mot hébreu traduit par miséricorde est, en effet, riche de sens, car c’est le même mot que celui qui veut dire « entrailles ». Ce mot (à l’inverse de hesed) correspond presque toujours à l’idée de miséricorde. Ladite miséricorde n’est donc pas seulement une attitude pratique où l’on fait quelque chose pour une personne en difficulté. C’est aussi une réaction émotionnelle profonde. Il s’agit d’un mouvement qui « nous prend aux tripes » comme on le dit en français. Le miséricordieux, en ce sens, ne calcule pas ce qu’il fait ; il se laisse habiter par une émotion qui monte en lui. Esaïe nous parle ainsi de la miséricorde de Dieu : « une femme peut-elle oublier de laisser parler ses entrailles à l’égard du fruit de son sein ? Si elles l’oubliaient, moi je n’oublierai pas » (Es 49.15).

Cette béatitude nous renvoie donc à des émotions fortes et elle nous encourage à laisser libre cours à cet élan vers l’autre et à tout ce qui est « poignant » comme cela se dit souvent dans la littérature japonaise.

Les lexiques du grec et de l’hébreu de concordent pas, nous l’avons déjà dit. Les auteurs du Nouveau Testament, écrivant en grec, ont cherché comment ils pouvaient restituer la pluralité de mots hébreux derrière l’idée de miséricorde. Pour ce faire, ils ont forgé l’expression : « des entrailles de miséricorde » (Lc 1.78 et Col 3.12). Cela montre bien l’enracinement profond de cette attitude, au cœur de la personne qui se laisse émouvoir.

Cette profondeur se lit, d’ailleurs, dans la manière même dont la béatitude a été formulée : on nous parle, simplement, « des miséricordieux » comme si c’était là un attribut qui collait à leur être même. Les artisans de paix, de la béatitude suivante, se distinguent par ce qu’ils font. Mais ici on a l’impression de quelque chose de plus intime qui a trait autant à l’intériorité qu’à la mise en action.

La miséricorde appelle la miséricorde … pas toujours

Relevons maintenant, que cette béatitude a une particularité : l’horizon futur fixé est une simple réciproque. On ne promet rien de spécial aux miséricordieux, sinon qu’ils obtiendront ce qu’ils accordent aux autres.

Est-ce à dire que la miséricorde est contagieuse tout comme la défiance et le cynisme le sont ? C’est en partie vrai. On observe de nombreuses situations, dans la vie sociale, où la confiance accordée à d’autres permet de construire des pratiques qui s’effondrent si la méfiance s’installe. Si l’on est prêt à compter sur l’autre et à ne pas lui tenir rigueur de ses faiblesses et de ses insuffisances, cela rend possible une coopération. Sinon on doit recourir à des contrats complexes à élaborer et employer des armées de juristes pour faire face aux contentieux. On peut considérer que l’essentiel, dans la vie, est de se protéger des autres ou, au contraire, que l’essentiel, dans la vie, est de construire des échanges avec les autres. Suivant le choix que l’on fait, on vivra dans deux mondes bien différents l’un de l’autre. Si l’on donne la priorité à l’échange, il est inévitable que l’autre nous déçoive, à un moment ou à un autre. Et que fait-on alors ? La miséricorde nous permet de surmonter notre déception, sinon, on choisit le retrait et l’aigreur.

Dans les faits, la dynamique positive, que l’on peut construire en conservant sa confiance, se heurte sans cesse à la dynamique négative qui se crispe dès que quelque chose va de travers. C’est ce que nous raconte la parabole que l’on appelle « du serviteur dépourvu de miséricorde » (on dit, en général, impitoyable). Cette parabole nous parle du pardon, mais ce pardon est mis en perspective avec l’éclairage de la miséricorde. Dans cette histoire (Mt 18.23-35), le serviteur n’a pas de quoi rembourser, et le maître devrait appliquer la loi. Mais le serviteur le supplie de lui laisser un délai. Le maître est « ému aux entrailles » (v 27) et annule sa créance. Sortant de là, le serviteur croise un de ses collègues qui lui doit une faible somme et qui le supplie dans les termes mêmes avec lesquels ledit serviteur a supplié son maître. Mais, terme significatif, au lieu de rester dans la proximité avec son collègue, il choisit de « s’éloigner » de lui (v 30 ; il se détourne, si on veut). Il lui ferme ses entrailles. Vient alors la leçon du maître : « ne fallait-il pas avoir miséricorde de ton collègue, comme j’ai eu miséricorde de toi ? » (v 33).

Le pardon n’est donc pas un calcul consistant à savoir si l’autre est plus ou moins en dette que nous. C’est simplement un acte de bienveillance ou nous acceptons que l’autre a ses faiblesses et ses limites, tout comme nous avons les nôtres (et peu importe lesquelles). Tant que l’autre peut encore nous émouvoir aux entrailles, nous resterons proches de lui.

Et c’est cette voix des entrailles que Jésus nous incite à laisser s’exprimer en nous, car c’est la voie qui conduit à des relations heureuses.

La justice, la justice, tu chercheras !

La quatrième béatitude : « heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés », semble, à première vue, plus facile à comprendre que les précédentes. On pense, immédiatement, à toutes les personnes qui sont victimes d’une injustice et qui attendent, qui espèrent, réparation. La béatitude atteste que Dieu porte attention à leur souffrance et qu’il leur fera justice. On rejoint, là, une longue tradition biblique qui court, au moins depuis l’Exode (pour ne pas parler du cas d’Abel, en Genèse 4). L’histoire de la libération des juifs d’Egypte commence ainsi : « les fils d’Israël gémirent du fond de la servitude et crièrent. Leur appel monta vers Dieu du fond de la servitude. Dieu entendit leur plainte » (Ex 2.23-24). Dieu entend le cri du pauvre (Ex 22.21-26). Et le souvenir de la captivité d’Egypte est une expérience fondatrice qui oriente la législation du peuple d’Israël. A plusieurs reprises, pour justifier les lois qui protègent les serviteurs et les émigrés, le Deutéronome rappelle : « tu te souviendras que tu as été esclave (ou émigré) au pays d’Egypte » (Dt 5.15, 10.19, 15.15, 16.12, 24.18 et 22).

Et si l’on parcourt les prophètes et les psaumes, dans l’Ancien Testament, on ne cesse d’y retrouver des hommes et des femmes qui protestent contre l’injustice, qu’ils en souffrent eux-mêmes, ou qu’ils soient sensibles à la souffrance des victimes.

La béatitude se fonde donc, assurément, sur cette histoire.
Il me semble, cela dit, qu’elle ne s’y cantonne pas et qu’elle va plus loin.

La faim et la soif : jusqu’aux tréfonds de l’esprit des béatitudes

Un détail discordant nous entraîne, déjà, dans une direction inattendue : parler de faim et de soif, à propos de la justice, est un peu inhabituel. Dans sa confrontation avec le tentateur, Jésus a opposé la faim de nourriture et la faim des paroles qui sortent de la bouche de Dieu. Le rapprochement ou l’opposition entre parole et nourriture est, de fait, plusieurs fois utilisé dans la Bible. Même en français, on dit que « l’on boit les paroles » de quelqu’un. On recherche une plénitude, soit en se remplissant de victuailles, soit en se mettant à l’écoute d’une parole qui nous vivifie.

Or je ne perçois pas le désir de justice, dans le sens où j’en ai parlé jusqu’à présent : celui d’une demande de réparation, comme visant à une plénitude. Celui qui gagne un procès, celui auquel on finit par porter attention, est satisfait, sans doute, mais je ne pense pas qu’il éprouve vraiment une plénitude. Les sentiments, à la fin d’un conflit, sont souvent beaucoup plus partagés. Celui qui va jusqu’à avoir « faim et soif de justice » vise sans doute quelque chose de très profond qui prend son élan dans l’attente de certains arbitrages, mais qui vise plus loin. Il rêve de relations justes et pas simplement de procès équitables.

Il y a quelque chose d’absolu dans cette faim et cette soif, un moteur très puissant, qui me fait penser à la description du peuple des croyants en marche, dans l’épître aux Hébreux : « dans la foi, ils moururent tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues et saluées de loin et après s’être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ; en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ; il leur a, en effet, préparé une ville » (Hb 11.13-16).

Je perçois, dans cette béatitude et dans ces versets de l’épître aux Hébreux, une quête profonde et décisive, qui oriente la marche au jour le jour et ne laisse pas en repos. C’est sans doute, d’ailleurs, un trait commun à l’ensemble des Béatitudes : elles disent « heureux » celui qui a transformé son manque en une quête de long terme. Luc, parlant de faim, le dit à sa manière : heureux si vous avez faim, aujourd’hui, mais malheureux si vous n’avez plus faim de rien (Lc 6.21 et 25) ! Malheureux, il faut le répéter, celui qui croupit dans la misère. Malheureux celui qui est victime d’un régime autoritaire et qui passe, injustement, de longues années en prison. Mais malheureux, d’une autre manière, celui qui meurt d’avoir trop. Heureux, en revanche, celui que le manque met en marche et qui, de péripétie en péripétie, entrevoit le rassasiement ultime que Dieu lui promet.

Les mots de faim et de soif peuvent lancer sur une fausse piste, car ils orientent vers une satisfaction à court terme, et c’est bien le propos du tentateur. Mais Jésus échappe à ce raisonnement à courte vue et invite, au travers des Béatitudes, ses disciples à traverser tout ce qui leur manque en regardant plus loin. La faim et la soif témoignent bien d’un désir profond, d’une attente forte, mais d’une attente qui met en marche et vise la justesse et la justice des relations, comme on peut parler de deux personnes ou de deux objets « bien ajustés ».

Cela m’évoque la manière dont le livre du Deutéronome (encore) s’envole en parlant du respect du droit dans les procès : « tu ne fausseras pas le jugement, tu n’auras pas de partialité, tu n’accepteras pas de pot-de-vin. Car le pot-de-vin aveugle les yeux des sages. Il pervertit les paroles des justes. La justice, la justice, tu chercheras afin que tu vives et que tu hérites de la terre que le Seigneur ton Dieu, te donne » (Dt 16.19-20). Mis à part un écho final au psaume 37 et à la béatitude précédente, on y trouve cette forme intensive propre à l’hébreu : répéter le mot pivot. En l’occurrence, la formule « la justice, la justice, tu chercheras » fait penser à une quête continuelle : toujours chercher la justice et continuer à la chercher (on pourrait traduire : à la poursuivre, c’est le sens premier du verbe) même quand on pense l’avoir trouvée. Au-delà de l’impartialité dans tel ou tel procès précis, c’est cette recherche qui fait vivre. C’est ainsi que la faim et la soif de justice mettent en marche et rendent heureux.

Nos méditations sur cette béatitude prennent, progressivement, soulignons-le, un tour nouveau : on est passé du point de vue de la victime, à celui de l’arbitre. Et, sans doute, c’est le propos de Jésus d’élargir notre vision et notre compréhension de la justice, en nous encourageant à aller au-delà de notre perception des torts que nous avons subis.

Pour un justice qui surabonde, par rapport à la justice formelle

A peine, en effet, Jésus a-t-il terminé les Béatitudes, qu’il nous entraîne dans une vision radicale de la justice. Il nous ouvre un chemin qui va très au-delà de la justice formelle et qui nourrit notre rêve de relations justes, tout en soulignant tout ce qui nous en sépare encore.

Lisons donc : « n’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais porter jusqu’à la plénitude. […] Et je vous le dis : si votre justice ne surabonde pas, par rapport à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5.17 et 20). Dans le premier verset, les versions françaises parlent, en général, « d’accomplir » la Loi et les Prophètes. Mais le verbe accomplir a pris, en français, une connotation qui prête à confusion. On pense plus, en le lisant, à une prédiction qui devient réalité, qu’à l’idée de parachèvement, de complétude, que le verbe contient au départ. Le verbe grec évoque du plein et, donc, une parenté avec l’idée de rassasiement. Tout ce qui a été porté, et vécu, au travers de la Loi et des Prophètes, est resté à mi-chemin. Jésus vient en vivre l’aboutissement, au-delà des demi-mesures et des attentes restées en suspens. Et il nous propose, non pas de faire mieux que la justice formelle (dite, des scribes et des pharisiens, ici), mais de vivre des relations surabondantes par rapport à ce brouillon. C’est bien là le sens du verbe grec employé. C’est lui, par exemple, qui est utilisé pour parler des restes des multiplications des pains : « on emporta les morceaux qui surabondaient : douze (ou sept) paniers pleins » (Mt 14.20 et 15.37). On peut garder cette image : que notre justice soit à l’image de la surabondance joyeuse qui s’est exprimée dans les multiplications des pains.

En fait, le mot de justice sert de scansion à une bonne partie du Sermon sur la Montagne. Le verset que nous venons de citer est une introduction aux six : « mais moi je vous dis » (5.22, 27, 32, 34, 39, 44) qui exposent, jusqu’à la fin du chapitre 5, ce qu’il en est de cette justice surabondante.

Puis le chapitre 6 commence par : « gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes » (Mt 6.1). On traduit souvent par « religion » ou « devoirs religieux », le mot « justice » (dans le contexte, c’est correct). La « justice » en question est, en effet, l’aumône, la prière et le jeûne, dont le texte nous parle jusqu’au verset 18. On rangerait, aujourd’hui, plus volontiers ces pratiques dans le domaine de la spiritualité. Il est intéressant de voir que le texte rapproche, en utilisant le même mot de « justice », ce qui nourrit la foi du croyant, son cœur à cœur avec Dieu et ce qu’il poursuit dans sa vie pratique.

Puis commence une nouvelle section qui parle des richesses et de l’inquiétude. Cette fois-ci, le mot de justice n’apparaît pas en introduction, mais en conclusion : « cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6.33).

Là s’arrête l’usage du mot « justice » lui-même dans le Sermon sur la Montagne, mais l’idée court toujours en sous-main, avec une nouvelle partie dont la conclusion fait écho à l’introduction de Jésus sur la Loi et les Prophètes : «  tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux. C’est là la Loi et les Prophètes » (Mt 7.12). Le début du chapitre 7 nous appelle, en effet, à penser symétriquement, à nous mettre à la place de l’autre et à ne pas le juger (en français, la racine est la même que le mot justice, mais, en grec, il s’agit d’une autre racine). C’est ainsi, en effet, que l’on passe de la perception de l’injustice subie à l’espoir de relations justes.

La justice contre-culturelle, surabondante et heureuse exposée par Jésus

La justice que Jésus expose à coups de : « mais moi je vous dis » peut effrayer, au premier abord. Mais, qu’il parle de conflit ou d’injure (Mt 5.21-26), de convoitise sexuelle (v 27-28), de séparation dans le couple (v 31-32), de serments qui finissent par affaiblir la parole ordinaire (v 33-37), de vengeance (v 38-41) ou de haine de l’ennemi (v 43-47), Jésus essaye simplement de nous rendre sensibles aux multiples occasions où nos relations sont défaillantes. Et, précisément, ces défaillances peuvent être compatibles avec le droit formel : on ne fait rien d’illégal. Mais si nous sommes à la recherche de relations justes, ces divers écueils sont autant de cailloux sur notre route.

On perçoit sans doute mieux le problème si on a été soi-même victime d’une injure, l’objet de remarques sexuelles déplacées, si notre conjoint nous a quitté, si les autres ont usé à notre égard d’un double langage, si les autres ont refusé nos excuses ou si on est l’objet d’une haine de principe. Assurément, ce sont des sources majeures de souffrance. Et si nous sommes appelés à faire pour les autres ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous, on commence à comprendre de quelle justice Jésus parle.

Avoir faim et soif de justice c’est être sensibles aux multiples occasions où nous nous blessons les uns les autres : ou les autres nous blessent et où nous blessons les autres. C’est un domaine où nous pouvons parfois avoir l’impression de tourner en rond et de répéter les mêmes errements, mois après mois, année après année.  Cette béatitude nous dit pourtant qu’une telle quête mène quelque part et qu’une telle attente sera comblée. Le futur, ici comme dans les autres béatitudes, a un double sens : nous en vivons des réalisations partielles ici et maintenant, et le rassasiement plein et entier nous sera acquis à la fin des temps. Il est possible de vivre, dès aujourd’hui, dans l’esprit des Béatitudes, et d’orienter notre vie autour des attentes qu’elles mettent en valeur. La contre-culture heureuse des évangiles est ouverte à qui accepte de s’y engager.

La victoire sur le mal à travers la grâce et la douceur

L’évangile de Matthieu parle, à trois reprises, de la douceur : peu d’occurrences, mais à chaque fois pour des considérations décisives. Nous avons utilisé les deux premières occurrences ces deux dernières semaines.

La troisième mention de la douceur se trouve dans le récit du jour des Rameaux. « Cela est arrivé, dit alors l’évangile, pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète : dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, doux et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme » (Mt 21.4-5). Matthieu cite, ici, une prophétie de la deuxième partie du livre de Zacharie, texte auquel on porte peu attention, en temps normal. Une fois encore, il reprend la version grecque de la Septante, et, au passage, le mot « doux » qui traduit le fameux terme hébreu qui signifie aussi humble ou pauvre. Mais Matthieu n’a pas hésité à mentionner cette douceur que Jean, pour sa part, a supprimé en citant la prophétie : « ne crains pas, fille de Sion : voici ton roi qui vient, il est monté sur le petit d’une ânesse » (Jn 12.15). Quant aux autres évangiles, ils ne mentionnent pas cette citation.

La partie finale du livre de Zacharie : source importante de la lecture de la Passion par l’évangile de Matthieu

Or cette partie du livre de Zacharie semble être un appui privilégié que prend Matthieu pour donner sens aux événements de la Passion. Il la cite, en effet, à deux autres occasions: la trahison de Juda, d’abord, et ce que fait Juda quand il est pris de remords (Mt 26.15 et Mt 27.9-10). Les trente pièces d’argent et leur destinée renvoient explicitement à Za 11.13. Et, deuxième occasion, cet avertissement, pour prévenir les disciples qu’ils vont être perdus quand Jésus sera arrêté : « il est écrit : je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées » (Mt 26.31 = Za 13.7). Cet appui est d’autant plus frappant que Matthieu ne cite pas les chants du serviteur, du livre d’Esaïe, au moment de la passion (il les cite plus tôt dans l’évangile, à propos du ministère de guérison de Jésus). Or on associe beaucoup plus souvent ces chants du serviteur à la mort et à la résurrection de Jésus.

De quoi nous parlent donc les six derniers chapitres de Zacharie ? Il n’est pas étonnant que l’on fasse rarement le rapprochement avec l’évangile de Matthieu, car c’est un texte plutôt compliqué. Il ne nous expose, d’ailleurs, pas que de la douceur. On y trouve aussi des épées et des massacres. Il y a des fragments assez contrastés les uns avec les autres : par exemple, des victoires qui succèdent à des défaites, et vice versa. Le texte, en lui-même, est, d’ailleurs, assez peu commenté. On peut quand même y trouver une logique mais, sur le fond, on sent un balancement, avec la présence :

– premier volet, d’un messie doux qui fait face à des multiples avanies, qui est rejeté, qui endure des événements qui entraînent le peuple dans la dispersion et,

– deuxième volet, l’affirmation, plus classique, d’un dieu triomphant qui finit par remporter la victoire sur les idolâtres et les autres nations.

 Or Matthieu est allé chercher toutes ses citations dans les textes qui relèvent du premier volet.

Cet ensemble de la fin du livre de Zacharie relève, en fait, d’un genre qui a connu une certaine fortune avant la venue de Jésus : le récit de la victoire finale, après de multiples épisodes défavorables, de Dieu et de ses fidèles ; quelque chose comme la leçon professée par le psaume 37, traduite en péripéties.

Matthieu est donc allé piocher dans ce récit les épisodes les plus opposés au triomphe militaire. Il a rattaché la trahison de Juda à l’épisode du rejet par le peuple du roi de douceur. Il a relié le désarroi des disciples, au moment de la mort de Jésus, à la débandade de fidèles qui avaient perdu une bataille militaire. Matthieu a donc signifié que Jésus a si complètement tourné le dos à la tentation diabolique du pouvoir, qu’il n’a pas envisagé d’autre manière d’affronter un sort contraire que de rester le roi doux et humble de cœur.

Mais, au total, faut-il interpréter sa mort comme une défaite ou comme une victoire ? Matthieu ne le dit pas directement. On comprend, indirectement, que pour lui, Jésus a pleinement accompli la prophétie de Zacharie en restant le roi doux monté sur un âne et sans avoir besoin de faire appel au versant sombre et violent des autres passages. C’est Paul qui présentera explicitement la mort sur la croix comme une victoire : le Christ « a dépouillé les Autorités et les Pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la croix » (Col 2.15). De fait, au début de l’histoire de l’Église, on a régulièrement interprété la mort du Christ à la croix comme une victoire sur le mal. A côté du thème du pardon des péchés (qui figure, d’ailleurs, juste avant, dans le texte des Colossiens que nous avons cité), on insistait sur ce deuxième thème. A vrai dire, si on comprend la douceur comme la grâce en action, les deux thèmes ne font qu’un : Jésus a triomphé du mal par la grâce. « Il a annulé le document accusateur que les commandements retournaient contre nous, il l’a fait disparaître, il l’a cloué à la croix » (Col 2.14). Et il a triomphé des logiques de mensonge et d’oppression en refusant d’entrer dans le jeu du rapport de force armé.

Pourquoi, par la suite, ce thème de la victoire sur le mal par la grâce, par la douceur, s’est-il estompé ? On peut imaginer que lorsqu’il a fallu bénir les armées d’état, on s’est focalisé sur le pardon individuel des péchés, en laissant de côté l’action sociale de la grâce. Mais de quelle terre les chrétiens ont-ils alors hérité ?

L’action des chrétiens dans la société, à la lumière de l’héritage de la douceur

Cela dit, la pertinence sociale de la douceur a refait surface, par la suite, notamment dans le courant franciscain. Puis, dans la Réforme radicale, au XVIe siècle, la politique de la douceur a de nouveau rencontré un intérêt.

Citons, par exemple, un texte de Marpeck, un des penseurs de cette Réforme radicale. « Paul distingue la sagesse des magistrats de ce monde de la sagesse du Christ quand il dit : « Ce n’est pas la sagesse des princes de ce monde » (1 Cor 2:6). Il est donc clair que les princes de ce monde ont une sagesse particulière pour accomplir leur service. La sagesse chrétienne n’est pas adaptée à leur office et elle ne leur servira pas car elle produit la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, les choses spirituelles et surnaturelles, la croix, les tribulations, la patience et la foi au Christ sans coercition (…). La sagesse de l’office des princes de ce monde est destinée à travailler au travers de l’épée, sans pitié, avec la haine de l’ennemi, la vengeance physique, en tuant ceux qui font le mal, avec des gouvernements naturels du monde, des jugements et autres choses similaires. Il est dès lors sans fondement de prétendre que personne ne peut exercer le gouvernement du monde mieux qu’un chrétien. Cela voudrait dire qu’il aurait besoin de la sagesse du Christ pour l’exercer ».

On peut considérer autrement, aujourd’hui, l’exercice de la justice. Le droit est là, aussi, je l’ai dit, pour protéger le faible. Et il est possible d’envisager une pratique de la justice plus ou moins violente. C’est plus affaire de degré que d’absolu. La pertinence de ce texte est ailleurs : il souligne le contraste entre deux logiques d’action. Or on porte beaucoup d’attention à l’ordre social que produisent le droit et l’usage légitime de la force. L’essentiel des débats politiques et même des discussions en famille portent sur de tels sujets. Mais que produisent « la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, la patience et la foi au Christ sans coercition » ? Quel héritage ce mode de vie engendre-t-il ? Assurément, plutôt quelque chose de l’ordre de la thérapeutique. D’ailleurs, la figure de Jésus thérapeute est fréquente chez Marpeck. Les chrétiens « laissent des fontaines d’eau vive couler de leur sein, car ils ont bu à la fontaine de la vie par la foi en Christ (Jn 4:10-15, 7:38). (… Dès lors) ils délivrent des enseignements, de la sagesse, des informations. Ils prescrivent la médecine et les remèdes du vrai Maître, à leurs frères dans la foi et au monde infirme et déficient. (…) Ils usent de la médecine du Grand Médecin, à l’égard les uns des autres, à l’égard de ceux qui ont faim mais non pas de ceux qui sont repus ».

Est-ce que cela a du sens, de vivre l’amour dans un monde de brutes ? C’est ce qu’annonce la béatitude sur les doux : cela a du sens et cela produit un espace social particulier. Quand les chrétiens s’interrogent sur le rôle qu’ils peuvent tenir dans la société ils sous-estiment souvent la portée d’une attitude de douceur, d’accueil de l’autre, de compassion. Ils sous-estiment également la consistance du territoire qui se construit de cette manière.

On associe trop facilement doux à mou, à passif ou à naïf. Mais la douceur est un portail d’entrée dans la contre-culture heureuse à laquelle nous invite le Christ. Elle est même, peut-être, le trait qui se rapproche le plus de sa personne. C’est en tout cas le trait que souligne l’évangile de Matthieu. On parle, évidemment, de contre-culture : autour de nous, les territoires de la violence et du rapport de force sont bien plus visibles, bien mieux repérés. Mais ce sont des territoires de la souffrance et de l’inquiétude.

Heureux les doux, car ils hériteront la terre.

La douceur dans l’évangile de Matthieu

J’ai parlé, la semaine dernière, de la tragédie du pouvoir, telle qu’en parle l’Ancien Testament, au travers de l’opposition entre David et Saül, et telle que le rassemble le psaume 37 qui sert d’arrière fond à la béatitude : heureux les doux, car ils hériteront la terre.

L’actualisation du psaume 37 dans le judaïsme et dans l’évangile

Le psaume 37 rend espoir au juste, au doux, à celui qui s’attache à Dieu, face aux succès des violents et des insolents.

Faut-il, pour autant, comprendre que le psaume 37 dit que : « à tous les coups » c’est le juste, le doux ou celui qui écoute Dieu qui gagne ? Non, et d’ailleurs il dit même le contraire : le méchant a du succès pendant un certain temps. Le psaume se place donc dans une temporalité semblable à celle des béatitudes : il y a un bonheur, un succès, dans la douceur et la justice, dans un futur qui n’est pas déterminé avec précision. La tragédie du pouvoir et le malheur qu’elle charrie mettent du temps à se développer.

Mais comment s’approprier un tel texte ? Si on se trouve dans une situation délicate, si on est marginalisé voire persécuté, on aura tendance, naturellement, à se mettre dans la peau des justes, des doux, des fidèles qui seront reconnus un jour à leur juste valeur. C’est un ressort qui a été très puissant, dans l’histoire, et le judaïsme intertestamentaire n’a pas fait exception. On a retrouvé un commentaire du psaume 37, dans une des grottes de Qumran, qui lisait ce psaume comme annonçant une revanche des membres du groupe, dont le chef avait été mis à mort et qui se trouvaient en difficulté. Le verset repris dans la béatitude est, par exemple, interprété de la manière suivante : « l’explication de ceci concerne la Congrégation des pauvres, qui acceptent les temps d’égarement et seront délivrés de tous les pièges du Malin, et ensuite ils se délecteront tous des plaisirs de la terre et ils s’engraisseront de tous les délices de la chair ». Ce psaume peut, en effet, nourrir un désir de vengeance, de juste retour des choses.

Jésus, de son côté, sélectionne, dans le psaume 37, le verset le plus éloigné du coup de force aussi bien que de la vengeance, à savoir celui qui parle de la douceur. Le mot hébreu, revenons-y, signifie plutôt celui qui est humble et respectueux. Jésus dira de lui-même : « doux et humble » (Mt 11.29). C’est en gros le sens. On est à l’opposé complet de la tragédie du pouvoir, de celui qui crève d’orgueil et qui piétine les autres. On est aussi à distance du rêve de simplement prendre la place de celui qui est actuellement au pouvoir.

Il me semble, en effet, que Jésus va plus loin que le psaume 37 et qu’il envisage que la douceur, le respect des autres, débouche sur un territoire particulier qui n’est pas un pays. A la différence des textes intertestamentaires, il n’envisage pas le succès d’une nation ou d’un parti. La version grecque qui avait déjà élargi du « pays » à « la terre » est, dans le cas présent, pertinente. Jésus ne limite pas son horizon à une nation ou à un groupe donné. Mais il ne se borne pas non plus à dénoncer la tragédie du pouvoir et à se tenir à l’écart des questions de vie en commun. Il parle d’un bonheur lié à l’action humble et respectueuse et d’un territoire vers lequel mène cette action.

A quel territoire pense donc Jésus quand il parle d’héritage ?

Du côté de la tragédie du pouvoir, le diable vient de lui proposer « tous les royaumes du monde et leur gloire » (Mt 4.8), pour peu qu’il se prosterne devant lui. C’est un calcul qui ressemble à celui des impies dans le psaume 37. La douceur mise en avant dans la béatitude est, une fois encore, une réponse à cette tentation. La douceur et l’humilité s’opposent trait pour trait à la violence, aux exactions, aux mensonges, que lui propose le diable.

Jean-Baptiste et Jésus parlent, pour leur part, du « Royaume des Cieux », comme d’une réalité qui s’est « approchée » (Mt 3.2, 4.17). Et Jésus mentionne deux fois le Royaume des cieux dans les béatitudes (Mt 5.3 et 10). Le Royaume des Cieux n’est sans doute pas un territoire au sens géographique du terme. Mais Jésus vient de renoncer aux royaumes de ce monde qui, eux, ont un périmètre géographique précis. Qu’entend-il alors par « hériter la terre » ?

En fait la douceur (de même que la miséricorde et la fabrique de la paix) correspond à la grâce en action. C’est pour cela que cette béatitude décrit, d’encore plus près que les autres, la personne de Jésus lui-même. Et c’est pourquoi il dira explicitement : « je suis doux et humble de cœur » (Mt 11.29). « Je suis … » est une formule fréquente dans l’évangile de Jean, mais unique dans l’évangile de Matthieu. La grâce n’imprègne pas seulement la mort de Jésus, elle oriente également tout sa vie. C’est son mode d’être et d’agir dans un monde brutal et déchiré par la tragédie du pouvoir. Jésus fait grâce et cela se traduit par son accueil et sa douceur. Dans cette béatitude, il nous invite, à notre tour, à vivre et à agir dans la grâce, donc dans la douceur. Et, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, cela construit des espaces de vie qui sont plus vastes qu’on ne l’imagine souvent : des espaces de vie sociale heureuse qui vont jusqu’aux limites de la terre. C’est là l’héritage que Jésus nous promet. La « terre » est, si l’on veut, l’ici-bas, traversé par une logique contre-culturelle.

Les autres (rares) mentions de la douceur dans l’évangile de Matthieu appuient complètement cette lecture.

L’école du christianisme : la douceur contre le caractère écrasant de la loi

En fait, Matthieu n’emploie que trois fois le mot doux (et les autres évangiles ne l’emploient pas). Mais à chaque fois, cela fait référence à des débats profonds. La mention suivante, à laquelle nous venons de faire allusion, sur trouve à la fin du chapitre 11.

Cela commence par une introduction tout à fait dans l’esprit des béatitudes : « je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Mt 11.25). Cela me rappelle qu’au fil des enquêtes que j’ai menées, dans ma vie professionnelle, j’ai toujours été frappé par ce que j’appellerais « la société vue par le bas ». Le point de vue des élites diverge notablement du point de vue de ceux qui subissent, jour après jour, des décisions qui ne sont pas les leurs. Ce qui fait que ces derniers sont dépositaires d’un savoir fort éclairant, mais souvent occulté.

Ensuite Jésus enchaîne par une parole qui, sans doute, s’adresse en priorité aux « tout-petits » : « venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger »  (Mt 11.28-30).

Cela décrit bien une douceur en action et, sous-jacent, la grâce en action, car les mots de « joug » et de « fardeau », que l’on trouve dans ce texte, ne sont pas employés au hasard. Il s’agissait, quasiment, pour les juifs qui écoutaient Jésus, de termes techniques qui désignaient les devoirs de la loi. Tous les matins et tous les soirs, dans la synagogue, la liturgie voulait que l’on récite quelques grands textes et notamment le texte de Deutéronome 6.4 : « Ecoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un ». Au cours de ces lectures on disait que le juif pieu prenait sur lui le « joug du Royaume de Dieu », lorsqu’il récitait : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force » (Dt 6.5), puis qu’il prenait sur lui le « joug des commandements » lorsqu’il récitait la synthèse de Dt 11.13-21. On disait également que celui qui choisissait d’observer la loi (au sens large de la Torah) prenait sur lui le « joug de la loi ».

Le mot joug est d’ailleurs toujours utilisé dans ce sens dans le Nouveau Testament (même si son emploi est rare). Lorsque les apôtres se réunissent à Jérusalem pour décider si les païens convertis au christianisme sont tenus ou non d’observer la loi, Pierre use, on l’a vu, d’un argument très fort : « Pourquoi provoquer Dieu en imposant sur la nuque de ces disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n’avons été capables de porter ? » (Ac 15.10). Le mot « joug » lui vient spontanément dès qu’il pense à toutes les prescriptions que l’on voudrait imposer aux païens. Paul sentant les Galates tentés de revenir aux préceptes de la loi juive écrit, de son côté : « C’est en vue de la liberté que Christ nous a libérés. Tenez donc fermes et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage » (Ga 5.1). Là aussi le mot lui vient à l’esprit naturellement.

L’image du fardeau est équivalente à celle du joug. Dans l’Ancien Testament les deux mots sont employés comme synonymes pour parler d’une domination dure à supporter (Es 9.3 parle, littéralement, du joug du fardeau ; voir aussi Es 10.27, 14.25). Mathieu reprend d’ailleurs, plus loin, l’image du fardeau pour parler des pharisiens qui « lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (Mt 23.4).

Jésus appelle donc ceux qui souffrent une dure domination à venir vers lui pour desserrer l’étreinte. Et il pense, en premier lieu, à la torture morale que les personnes subissent en s’efforçant d’observer la loi. C’est de ce fardeau qu’il entend, en premier lieu, les délivrer.

Il y avait, dans le judaïsme, des courants de pensée qui étaient très proches du point de vue de Jésus.  La Michnah  qui a mis par écrit, à partir du premier siècle, les traditions orales des rabbis, précise : « Pourquoi lit-on  Ecoute Israël avant le résumé des commandements ? C’est parce que l’on doit d’abord recevoir sur soi le joug du Royaume des cieux et ensuite seulement celui des commandements » (Michnah, Berakoth II, 2). En d’autres termes il faut d’abord aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force, avant d’essayer d’observer les commandements.

Cela dit la réalité était, semble-t-il, autre. Pour la plupart des hommes vivant en Israël, la religion était devenue un carcan difficile à porter. Les images du joug et du fardeau sont parlantes. Par les paroles que nous avons citées, Jésus se pose en rupture. Il est celui qui vient alléger le poids du fardeau.

La proximité avec l’autre, contre l’isolement du pouvoir

Ce passage précise un peu plus les contours de la politique de la douceur mise en œuvre par Jésus. Il cherche la proximité (« venez à moi ») là où le pouvoir brutal oppose et isole. Il cherche à rejoindre l’autre dans ses difficultés et ses pénibilités, à marcher avec lui. C’est ce que Kierkegaard a appelé « l’école du christianisme ». L’attitude de grâce que Jésus nous enseigne à adopter, dans cette école, rejoint celui qui est prêt à répondre à un appel et non pas celui qui est contraint d’obéir à un ordre.

La stratégie éducative de Jésus est, on le voit, en ligne avec sa stratégie politique : il renonce, là aussi, à cadrer de trop près par la loi, comme il a renoncé à user des contraintes et des stratagèmes que le Diable lui proposait. Jésus veut gagner les cœurs, accueillir dans la grâce, proposer douceur et repos.

La loi (puisque l’on parle de loi dans ce passage) peut-être le moyen d’aménager une vie collective heureuse. Elle peut aussi protéger le faible contre les exactions du fort. Mais, pour la société « vue d’en bas », elle peut aussi devenir un instrument de normalisation, de contrôle social et de mise à distance des opposants.

Quel est donc ce territoire étrange que Jésus entend construire à travers cette école particulière ? Il  ressemble sans doute plus à un réseau où les personnes se reconnaissent mutuellement proches les unes des autres, qu’à un espace délimité régi par un souverain.

Est-ce que tout cela construit des territoires qui font sens ? Oui, et on en a de nombreux exemples. Assurément les démarches coopératives ou associatives construisent des entités plus fragiles (bien plus fragiles) que des états. Les églises, quand elles ne deviennent pas elles-mêmes des états dans l’état, quand elles ne singent pas les ressorts du pouvoir qui ont cours dans la société globale, sont, elles aussi, des institutions moins stables que des nations. Mais l’élan, la capacité à faire face à des situations critiques, l’invention de nouvelles manières de vivre ensemble, sont clairement du côté des espaces de vie où l’on s’accueille les uns les autres avec douceur et bienveillance.

Il est significatif qu’Henri Desroche un des premiers sociologues des religions se soit intéressé, d’un côté, à ce qu’il a appelé Les religions de contrebande, et de l’autre aux mouvements coopératifs contemporains. Entre la société vue dans bas par les contrebandiers de la religion et les coopératives, il y a des analogies et des familiarités.

Mais il n’en reste pas moins que nous sommes beaucoup plus fascinés par les organisations politiques classiques avec leur gestion à la hussarde des rapports de force, avec leurs opérations de maintien de l’ordre et leurs appareillages juridiques complexes. La couverture médiatique de l’actualité nous donne beaucoup plus de détails sur les conflits entre des bataillons bien structurés que sur les mouvements moins formalisés et qui font plus de place aux relations mutuelles. Pourtant les sociétés contemporaines sont malades de la faiblesse des relations de proximité et de la force des relations sociales formelles qui poussent à l’individualisme. La douceur fait ricaner les cyniques, mais son absence se fait durement sentir.

Or tout cela a une portée qui dépasse ces simples constats empiriques. Nous sommes, en fait, au cœur de la manière dont Dieu intervient dans l’histoire. C’est ce vers quoi nous oriente la troisième mention de la douceur dans l’évangile de Matthieu.

A suivre …

De l’usage de la douceur

Heureux les doux, car ils hériteront la terre…
C’est, à vrai dire, l’exact inverse de ce qui nous semble être le cas général. Le flot des informations quotidiennes nous convainc, en effet, que les violents et les partisans du passage en force tiennent le haut du pavé. Les rapports entre nations sont, par exemple, de plus en plus tendus et les épreuves de force se multiplient. Les négociations internationales sont difficiles et souvent vouées à l’échec. La politique nationale, elle-même, est tissée de coups politiques, de manœuvres d’intimidation et d’invectives récurrentes. On mesure sans cesse le succès des lobbies, qui cherchent à tordre la législation à leur avantage et à masquer les dangers de leurs partis pris.

Qu’est-ce que les doux iraient faire dans un tel panier de crabes ?

Il y a pourtant une ligne de lecture qui parcourt l’ensemble de la Bible et qui dit que celui qui use de la force ne parvient pas toujours à ses fins. Jésus s’inscrit dans cette lignée. Il cite ici, je l’ai mentionné dans un post précédent, le psaume 37 et il assume. A rebours de l’efficacité supposée du passage en force, les auteurs bibliques parlent de la tragédie du pouvoir. Tragédie dans un double sens : le puissant perd d’abord le sens moral et il finit par perdre également son pouvoir.

Cela vaut la peine de se mettre à l’écoute d’un discours aussi contre-culturel.

Le psaume 37 et la tragédie du pouvoir

Que nous dit, pour commencer, le psaume 37 ?
Ce psaume est, à vrai dire, un peu atypique : c’est plus une litanie, une réflexion distancée, qu’une prière construite au fil d’événements précis. Il appartient au genre des psaumes alphabétiques : chaque groupe de quatre lignes (quatre, dans le cas présent) commence par une lettre de l’alphabet, depuis le aleph, première lettre de l’alphabet hébraïque, au début, et ainsi de suite, dans l’ordre, jusqu’au tav, dernière lettre de l’alphabet, à la fin. Souvent ces psaumes (comme le plus connu : le psaume 119) tournent autour d’un thème qu’ils regardent sous différentes facettes en usant de synonymes pour repasser sur des considérations assez similaires les unes aux autres.

Dans le psaume 37, c’est la formule : « ils hériteront la terre » qui sert de leitmotiv. « Ceux qui espèrent le Seigneur hériteront la terre » (v 9) ; « les doux hériteront la terre » (v 11) ; « ceux qu’il bénit hériteront la terre » (v 22) ; « les justes hériteront la terre » (v 29) ; « espère le Seigneur et garde ses voies, il t’élèvera pour que tu hérites la terre » (v 34). L’idée générale est que les impies s’agitent, semblent remporter des succès, mais finissent par être « arrachés » comme de la mauvaise herbe. Par exemple : « Les impies ont dégainé l’épée et tendu l’arc, pour abattre l’humble [ou le doux]  et le pauvre, pour égorger celui qui marche droit. Mais leur épée entrera dans leur cœur, et leurs arcs se casseront » (v 14-15).

J’ai traduit, ici, « la terre » pour être en ligne avec la version grecque et avec la béatitude. Mais il n’y a qu’un mot, en hébreu, pour dire le pays ou la terre. L’idée du psalmiste semble plutôt être de dire que ce sont, finalement, les doux, les justes, ceux qui espèrent le Seigneur et qui gardent ses voies, qui possèderont le pays. Terre ou pays, on voit la résonance politique de ce psaume : qui, en définitive, sera reconnu comme le propriétaire (ou, au moins, le gestionnaire) légitime du territoire ? A travers les descriptions diverses des intrigants (v 12) dans le fil du psaume, on devine les luttes de pouvoir (les coups d’épée, les tirs à l’arc, v 14), les ruses (v 7), les machinations (les traquenards, v 32), la rapacité (v 21), les coups de force (v 35), autour de cet enjeu. Le juste est exhorté à ne pas s’échauffer inutilement, à ne pas rentrer dans le jeu des violents. « Reste calme, près du Seigneur, espère en lui, ne t’enflamme pas contre celui qui réussit, contre l’homme qui agit avec ruse. Laisse la colère, abandonne la fureur, ne t’enflamme pas ; cela finira mal » (v 7-8).

Sur un mode certes apaisé et distancié, ce texte fait bel et bien écho à la tragédie du pouvoir. Cette tragédie est que celui qui est en position de pouvoir a tendance à en abuser (l’impie abuse de sa force, v 35). Il pense que tout passe par le rapport de force, que l’accès au pouvoir ou le fait de s’y maintenir sont des buts en eux-mêmes qui justifient toutes les manœuvres et tous les coups bas. A l’inverse, les prophètes et les psaumes, ne cessent de souligner que l’on n’accède pas au pouvoir par le pouvoir. Le souverain ne se maintient que parce que suffisamment de gens le considèrent comme légitime et les coups de force entament cette légitimité.

Un cas d’école : l’opposition entre Saül et David

Il y a, de fait, de nombreuses illustrations du souverain qui s’aveugle et se perd dans le mirage du pouvoir pour le pouvoir, dans l’Ancien Testament. Le plus emblématique d’entre eux est le premier roi d’Israël : Saül. Face à lui, David n’est pas un doux, au sens où nous l’entendons. Mais il manifeste un respect du pouvoir royal (en tant qu’institution), une sensibilité aux autres, une écoute de la critique, qui en fait un antitype de Saül. Il possède une forme d’humilité et d’ouverture aux autres qui tranche avec l’orgueil et l’enfermement de Saül.

Saül pense qu’il n’a jamais assez de pouvoir sur les autres. Il se méfie d’eux. Il essaye de les contrôler. Il tente toute une série de manœuvres pour les éliminer ou les marginaliser. Avant même que Dieu ne se détourne de Saül, il y a des descriptions qui mettent mal à l’aise. Saül est un chef de guerre, ce que sera aussi David. Ce n’est pas là ce qui les distingue. Mais souvent on mentionne que le peuple a peur qu’il hésite à partir au combat et que Saül doit user de la menace ou de quelque manœuvre pour les entraîner à sa suite.

Une des premières scènes de la carrière de Saül est une incursion des Ammonites qui sème la panique chez les israélites. On vient en avertir Saül. « L’esprit de Dieu fondit sur Saül quand il entendit ces paroles, et il entra dans une violente colère. Il prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! Le Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple, et ils partirent comme un seul homme » (1 S 11.6-7). L’interprétation est ambiguë. Faut-il tout attribuer à l’esprit de Dieu dans cette réaction ? En tout cas, on reconnaît le style de Saül qui n’hésitera pas, par la suite, et pour son compte propre, à manier des arguments frappants de ce genre. Plus tard on nous raconte, par exemple, lors d’un autre combat, que « les hommes d’Israël avaient souffert, ce jour-là, car Saül avait engagé le peuple par cette imprécation : maudit soit l’homme qui prendra de la nourriture avant le soir, avant que je ne me sois vengé de mes ennemis. Dans le peuple, personne n’avait donc goûté de nourriture » (1 S 14.24). On discerne clairement, ici, cette tendance à plier les autres à sa volonté coûte que coûte. Et, dans cet épisode, c’est le propre fils de Saül, Jonathan qui, ignorant la malédiction prononcée par son père, mange du miel sauvage pour se donner des forces. Quand on lui apprend qu’il a transgressé la volonté paternelle, il réagit avec un bon sens rafraîchissant, en disant que, si tout le monde avait mangé, ils auraient remporté la victoire plus vite. « Jonathan dit : mon père a porté malheur au pays. Voyez comme j’ai le regard clair pour avoir goûté un peu de ce miel » (v 29). Mais l’histoire prend un tour tragique car Saül est prêt à tuer son propre fils pour avoir enfreint sa malédiction et c’est, finalement, le peuple qui s’interpose pour sauver la mise à Jonathan (v 45). Saül lance des mécaniques qui broient les relations et les réactions humaines.

Et qu’est-ce qui fait que Dieu se détourne de Saül après l’avoir désigné comme roi ? On nous en fait deux récits (1 S 13 et 15) pas forcément aisés à interpréter. Mais, dans les deux cas, le peuple a peur et Saül a peur du peuple, alors il s’arroge un pouvoir religieux afin d’asseoir son pouvoir sur ledit peuple. Lorsque le prophète Samuel survient, il avertit Saül qu’il a franchi la ligne rouge en allant au-delà de ses prérogatives. Il voulait garder la maîtrise de la situation à tout prix ce qui l’a conduit à abuser de son pouvoir. Et même quand Samuel se retourne pour partir, Saül s’accroche. En l’occurrence, il cherche à saisir un attribut symbolique : le manteau de Samuel. « Quand Samuel se retourna pour partir, Saül attrapa le pan de son manteau, qui fut arraché. Samuel lui dit : le Seigneur t’a arraché la royauté d’Israël, aujourd’hui, et il l’a donnée à un autre, meilleur que toi » (1 S 15.27-28). Le renversement est saisissant : c’est parce que Saül a voulu arracher un morceau du pouvoir religieux de Samuel que Dieu lui arrache la royauté. Il pensait récupérer un lambeau de ce manteau. Ce lambeau devient le signe de ce qui lui est ôté.

Ensuite, le livre de Samuel nous rapporte la longue ascension de David. Saül, forcément, se sent menacé, et (pour le coup) à juste titre. Il essaye, à deux reprises, de tuer David (1 S 18 et 19). Il contraint David à la fuite et le traque sans relâche. Mais l’attitude de David, une fois encore, tranche sur celle de Saül. Il considère que l’on ne peut pas régler la question de la royauté simplement au fil de l’épée. Il ne s’agit pas seulement de tuer ou d’être tué.

A deux reprises David à l’occasion de tuer Saül. A deux reprises il fait marche arrière, pour la même raison. La première fois il coupe, lui aussi, un pan du manteau de Saül : « Après cela, David sentit son cœur battre, parce qu’il avait coupé le pan du manteau de Saül. Il dit à ses hommes : que le Seigneur m’ait en abomination si je fais cela à mon seigneur, le messie du Seigneur. Je ne porterai pas la main sur lui, car il est le messie du Seigneur » (1 S 24.6-7). La deuxième fois Saül dort, mais David retient la main de son lieutenant : « David dit à Avishaï : « Ne le tue pas ! Qui pourrait porter la main sur le messie du Seigneur et demeurer impuni ? » (1 S 26.9). Pour David, Saül, même disgracié, reste roi et aller jusqu’au régicide règlerait le problème à court terme, mais le disqualifierait, lui, David, comme roi futur. Pour David, il y a des limites à ne pas franchir. Ce n’est pas, à proprement parler, de la douceur, mais c’est poser une limite à l’absolu de son pouvoir et c’est ainsi qu’il deviendra un roi légitime.

Qui hérite du pays ? Qui est heureux ?

David pense, dans ces passages, à sa légitimité devant Dieu. Mais sa légitimité devant le peuple est également en jeu. Il y a, d’ailleurs, un élément qui n’est pas directement explicité par le texte, mais qui court en sous-main : David suscite l’adhésion et entraîne à sa suite hommes et femmes (il ira, on le sait, trop loin dans la séduction, à l’occasion), tandis que Saül suscite l’effroi. Il est donc assez normal que, progressivement le peuple se détourne de Saül, ce qui ne fait que renforcer l’aigreur de ce dernier.

Saül acculé joue son va-tout et il tente de remettre la main sur Samuel, pourtant mort (1 S 28). Il va voir une voyante (ce qui était strictement interdit) et quand Samuel remonte des morts il ne fait que répéter ce qu’il lui a dit quand il était vivant. C’est l’aboutissement de la tragédie du pouvoir qui laisse Saül prostré et hébété (1 S 28.20). Trois chapitres plus loin il se suicide suite à une défaite sans gloire, afin de ne pas tomber aux mains de ses ennemis (1 S 31.1-6). Jusqu’au bout, il a voulu rester maître de son destin, alors même que ce destin lui échappait de plus en plus.

David sera un roi heureux, même si toutes sortes d’événements dramatiques et difficiles marqueront son règne. Il sera, disons, à l’aise dans son rôle et restera connecté avec les autres et avec Dieu. Saül est un roi malheureux. La tragédie du pouvoir broie ceux qui y succombent.

Apprenons à lire l’actualité différemment

Nous poursuivrons, la semaine prochaine, la méditation sur la douceur, en suivant, cette fois-ci, l’évangile de Matthieu. Mais arrêtons-nous là, provisoirement.
Le récit biblique nous invite à voir l’actualité différemment. Après tout, nous sommes bien conscients que le pouvoir aveugle, qu’il fait perdre le contact avec la réalité de la vie sociale. Nous entendons parler, régulièrement, de la chute de dictateurs ou de chefs d’état autoritaires. Et nous savons, également, que la légitimité qui fait durer un gestionnaire aussi bien qu’un gouvernant, doit quelque chose à l’écoute des autres.
Alors ?
Alors c’est une invitation à changer de regard et de perspective et à ne pas faire crédit au cynisme qui analyse tout en termes de rapports de force. Il y a d’autres logiques à l’œuvre dans l’histoire : à nous de les discerner et de les mettre en évidence.