Le bonheur et les larmes. La spiritualité des Psaumes

La deuxième béatitude (la troisième dans certains manuscrits) pousse la tension du genre à son maximum : « heureux ceux qui pleurent (ou les affigés) car ils seront consolés ! » Jésus va loin dans le paradoxe.
Il y a, par ailleurs, une particularité : à la différence des autres béatitudes, elle ne désigne pas des personnes qui ont fait un choix de vie particulier. Les affligés, ou ceux qui pleurent, sont plutôt les victimes de choix faits par d’autres.
Ces deux remarques lancent deux défis à la compréhension, à l’appropriation et à l’actualisation de ce texte. A qui, à quoi, pensait Jésus ?

C’est l’occasion de dire que l’on perçoit mieux le sens des Béatitudes, si on considère qu’elles ouvrent, certes, une histoire (on entame, ici, une série de béatitudes au futur), mais qu’elles s’inscrivent, également, dans une histoire.

La tradition prophétique, à l’arrière-plan de cette béatitude

Le premier point de repère historique auquel on pense, dans le cas présent, est la lignée des prophètes qui ont porté la voix des affligés. Une référence encore plus précise est la prophétie d’Esaïe 61. La béatitude emprunte, en effet, les mots mêmes  d’un extrait de ce texte (dans la version grecque de la Septante), qui, en effet, éclaire la portée de la parole de Jésus : « l’Esprit du Seigneur est sur moi, car il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, pour panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’affranchissement et aux prisonniers la libération, pour proclamer une année de faveur du Seigneur et un jour de vengeance, pour consoler tous ceux qui pleurent [les affligés], mettre à ceux qui pleurent [les affligés] en Sion un diadème, oui leur donner un diadème et non pas de la cendre, une huile de joie au lieu des pleurs [de l’affliction], un vêtement de louange, au lieu d’un esprit abattu. On les appellera térébinthes de la justice, plantation du Seigneur, destinés à manifester sa splendeur » (Es 61.1-3).

Les cœurs brisés, les captifs, les prisonniers, les affligés, le sont contre leur gré. Le texte d’Esaïe use d’ailleurs d’une rhétorique fréquente, chez les prophètes, en parlant d’une inversion des situations : ceux qui étaient les rebuts de la société se retrouvent aux places éminentes, avec un diadème sur la tête. Une première manière de comprendre la béatitude est donc de dire que les affligés, eux aussi, ont droit au bonheur.

Qui pleure ? La force des Psaumes

Le deuxième ancrage historique est, évidemment, le livre des Psaumes, avec ses prières remplies de cris, de frustrations et de larmes.

Alors, qui sont « ceux qui pleurent » dans les Psaumes ? Ceux qui s’estiment victime d’une injustice, souvent. Ceux qui sont pourchassés par des ennemis en furie. Ceux qui se retrouvent exilés sur une terre étrangère : « Là-bas, au bord des fleuves de Babylone, nous restions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion » (Ps 137.1).

Celui qui pleure est isolé, rejeté. On pense aux deux psaumes jumeaux, 42 et 43. « Jour et nuit, mes larmes sont mon pain, quand on me dit tous les jours : Où est ton Dieu ? » (Ps 42.4) « Dieu, toi ma forteresse, pourquoi m’as-tu rejeté ? Pourquoi m’en aller, lugubre et pressé par l’ennemi ? » (Ps 42.10 et 43.2). Les deux psaumes, d’ailleurs comportent une lueur, un espoir, avec une formule qui revient : « Pourquoi te replier, mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! Oui, je le célébrerai encore, lui et sa face qui sauve » (Ps 42.6, 12 et 43.5).

Celui qui crie vers Dieu témoigne de l’injustice dévorante du monde : « Le soir, ils reviennent, grondant comme des chiens ; ils rôdent par la ville. Ils errent en quête de nourriture ; s’ils ne sont pas repus, ils passent la nuit à geindre » (Ps 59.15-16).

Et parfois, celui qui pleure, pleure sur lui-même et sur sa propre injustice. Il y a d’ailleurs, dans ce registre, un psaume qui enchaîne directement une béatitude et le souvenir de la souffrance. « Heureux l’homme dont l’offense est enlevée et le péché couvert ! Heureux celui à qui le Seigneur ne compte pas la faute, et dont l’esprit ne triche pas ! / Tant que je me taisais, mon corps s’épuisait à grogner tous les jours, car, jour et nuit, ta main pesait sur moi, ma sève s’altérait aux ardeurs de l’été » (Ps 32.1-4).

Finalement, à peu près tout le monde pleure dans les Psaumes. Le paradoxe est que c’est aussi dans les Psaumes que l’on trouve plus de la moitié des béatitudes de l’Ancien Testament : « heureux celui qui … ». Il n’est pas rare, d’ailleurs, que bonheur et malheur se croisent dans le même psaume. Suivons le psaume 40, par exemple. Il se termine par ces mots : « Je suis pauvre et humilié, le Seigneur pense à moi. Tu es mon aide et mon libérateur ; mon Dieu, ne tarde pas ! » (Ps 40.18). Et tout le psaume alterne entre l’évocation de moments difficiles (le gouffre tumultueux, au verset 3, les malheurs sans nombre, au verset 13, ceux qui cherchent à m’ôter la vie, au verset 15, ceux qui se moquent de lui, au verset 16), et l’évocation de délivrances (Dieu a entendu mon cri, au verset 2, les grands miracles, au verset 6, la fidélité de Dieu, au verset 12). Au milieu de ces évocations contrastées il y a cette affirmation : « Heureux l’homme qui a mis sa confiance dans le Seigneur, et ne s’est pas tourné vers les hommes de violence, ni vers les suppôts du mensonge ! » (v 5).

Faut-il comprendre ces affirmations de bonheur comme une consolation après les larmes ? Oui et le mot consolation est même faible. Il ne s’agit pas simplement d’un réconfort, c’est une libération qui se produit. Dans la prophétie d’Esaïe, également, on ne parle pas d’une consolation-cataplasme, voire d’un opium du peuple, on évoque une situation qui a radicalement changé.

Mais le psaume 40 me semble être une bonne image de ce qui se joue : nous sommes dans une situation partagée où les moments de délivrance alternent avec les moments de souffrance. Dieu accueille les larmes de celui qui voit l’injustice du monde (ce qui inclut sa propre injustice), d’autant plus volontiers que ce regard se rapproche du regard de Dieu lui-même. Dans le psaume 40, avec ses allers et retours, il y a d’ailleurs un point stable, c’est qu’au travers des violences qu’il a subies (et qu’il subit encore), mais auxquelles il n’a pas emboîté le pas, le psalmiste se sent en harmonie avec Dieu. « Heureux l’homme qui ne s’est pas tourné vers les hommes de violence, ni vers les suppôts du mensonge, mais qui a mis sa confiance dans le Seigneur ».

Faut-il en passer par les larmes pour recevoir « l’huile de joie et le vêtement de louange », pour reprendre les mots d’Esaïe ? Il faut se garder de systématiser. Mais il y a une pratique qui, pour moi, fait sens : parmi les communautés monastiques qui récitent les psaumes, pendant les offices du jour, la règle veut que l’on commence systématiquement par un psaume de détresse, avant d’aller, progressivement, vers des psaumes plus lumineux. Il y a, également, une progression dans la journée, où l’on va, progressivement, vers la lumière. C’est une manière de dire que la louange ne saute pas par-dessus les difficultés, les crises et les tensions de la vie, mais qu’elle les traverse, qu’elle en perçoit la douleur et les insuffisances et qu’elle va vers une consolation progressive. L’enjeu n’est pas d’être, forcément, soi-même en difficulté au départ, mais d’avoir suffisamment d’empathie pour être touché par la souffrance des autres et la porter vers Dieu.

Une scène de l’évangile illustre comment Jésus lui-même a emprunté cette voie : « Voyant les foules, il fut pris de pitié pour elles, parce qu’elles étaient lasses et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger. Alors il dit à ses disciples : La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux ; priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson » (Mt 9.36-38). Il fait quelque chose de sa tristesse et de sa compassion qui le poussent autant à prier qu’à poursuivre son ministère.

Heureux dans quel sens ?

Est-il juste, malgré tout, de parler de « bonheur » pour rendre compte de ces réalités contrastées, entre larmes et délivrances ? Oui, si on creuse un peu le sens à donner à ce mot, qui, même en français, a un sens assez vague.

André Chouraqui, dans sa version de la Bible, a popularisé, la traduction de « heureux », par « en marche ». On hésite, aujourd’hui, à employer cette formule, depuis qu’elle a été utilisée comme label d’un mouvement politique ! Il n’en reste pas moins que le mot hébreu qui est utilisé dans les béatitudes de l’Ancien Testament, provient d’une racine verbale qui signifie : « aller de l’avant ». Par exemple : « marchez dans la voie de l’intelligence » (Pr 9.6). Donc, « courage ! » ou « allez ! » seraient des traductions possibles. En tout cas, il faut bien comprendre que Jésus ne parle pas d’un bonheur contemplatif (ce qui est l’ambiguïté, d’ailleurs, du mot « béatitude », en français), mais d’un élan qui aide à vivre.

Gardons l’idée de courage. Si on comprend, alors, cette béatitude non pas comme un appel à la résignation, mais comme un encouragement, un appel à tenir bon, elle prend une autre tournure. Elle signifie que ceux qui pleurent ont de la valeur, qu’ils ont toute leur place dans la société. La promesse d’une consolation, ou d’un retournement comme dans la prophétie d’Esaïe, est une manière de les valoriser et de les conforter. Et la promesse d’une consolation n’est pas une promesse en l’air. Cette béatitude (on l’a dit) fait partie de celles qui sont écrites au futur. Cela ne veut pas dire que Jésus pense seulement à la fin des temps. Dans le Nouveau Testament, comme dans les Psaumes, la consolation est une expérience que l’on fait ici-bas, avant de l’expérimenter pleinement dans l’éternité. C’est ce que Jésus exprime dans l’évangile de Jean, au moment où il va quitter ses disciples (cf. Jn 16.20-22 et tout le thème de l’Esprit consolateur dans le discours d’adieu de Jésus). C’est ce que Paul écrit, également,  dans la deuxième épître aux Corinthiens (cf. 2 Cor 1.3-11). Les quatre premiers chapitres de la deuxième épître aux Corinthiens nous plongent d’ailleurs, sans cesse, dans une ambiance proche des Psaumes, avec de multiples contrastes. « De même, lit-on par exemple, que les souffrances du  Christ abondent pour nous, de même, par le Christ, abonde aussi notre consolation » (2 Cor 1-5).  Et cela continue jusqu’au terme du chapitre 4. « C’est pourquoi, conclut Paul, nous ne perdons pas courage » (2 Cor 4.16).

On se retrouve dans l’ambiance des Psaumes : une prière qui est aussi une lutte, un non-renoncement.

L’illusion n’est pas du côté où on le pense

Il faut le dire : les Béatitudes (et celle-là en particulier) ont souvent été taxées de promettre un bonheur illusoire.

Mais retournons la béatitude (ce que fait Luc) et nous la comprendrons autrement. Que penser de celui qui ignore la souffrance autour de lui ou qui croit aux discours enchantés de la propagande politique, de la publicité ou de la communication d’entreprise ? C’est lui qui est dans l’illusion et non pas celui qui souffre et espère une consolation ! En tout cas, il se prépare à tomber brutalement des nues : si vous ne faites que « rire aujourd’hui,  vous serez affligés et vous pleurerez » (Lc 6.25).

Jésus, dans les béatitudes, désigne toujours les personnes au pluriel. Cela peut désigner « tous ceux qui … », pris un par un. Mais cela indique qu’il y a aussi quelque chose de récurrent, de collectif, dans l’affliction. Ce sont des groupes, ou des catégories de personnes, qui pleurent plus que les autres. Et, vu d’en haut de la société, on a tendance à sous-estimer, voire à occulter, cette souffrance. Mais celui qui se donne la peine d’aller voir un peu en-dessous de la surface des choses ne découvre pas seulement de la souffrance. Il découvre une vie, des dynamiques, qui ont une grande valeur et qui sont, pourtant, mises sous le boisseau.

Les scènes de la souffrance ordinaire sont nombreuses aujourd’hui : à société émiettée, souffrance émiettée. Beaucoup de gens, autour de nous, intériorisent des situations difficiles sans en comprendre la logique d’ensemble : ils vont mal, sont malades ou en souffrance psychique. Par ailleurs, l’évolution de l’économie est en train de faire plonger les emplois d’ouvriers ou d’employés qualifiés, et ces groupes sociaux, menacés, habitant loin du centre des agglomérations du fait du coût du foncier, alimentent les votes protestataires et les mouvements sociaux violents. Ou bien c’est loin de nos frontières que des personnes portent les conséquences de nos choix. Tous ces groupes mériteraient une autre forme d’attention. Faute de consolation, de prise en compte réelle de leurs intérêts, ils font entendre, aujourd’hui, une colère grandissante. Et si les groupes sociaux dominants s’accrochent à leur bien-être et à leur bonheur à courte vue, ils vont au-devant de cruelles désillusions.

Jésus, bien sûr, use d’une forme de provocation en disant que ceux qui pleurent sont heureux. Mais cette provocation est là pour nous ouvrir les yeux. N’y a-t-il pas plus de lucidité, plus de perspectives d’avenir, plus de dynamisme, à prendre en compte ce qui va de travers qu’à ignorer les tensions qui couvent ? Celui qui aspire à diminuer sa souffrance, autant que celle des autres autour de lui, est certainement plus heureux que celui qui craint de perdre ses privilèges. Celui qui accepte de voir les arrière-cours peu reluisantes de notre abondance économique, se fixe ensuite des objectifs plus pertinents, plus vivants et, à terme, plus consolants, que celui qui s’aveugle sur les conséquences de ses choix.

La spiritualité du désert, dans la ville

Je poursuis, comme convenu, mon exploration des Béatitudes, en reprenant mes réflexions là où je les avais laissées la semaine dernière : il y a, dans l’expérience du désert, c’est que j’écrivais, une sorte de purge. Nous sommes, par bien des côtés, intoxiqués par notre manière de vivre. Beaucoup de choses nous semblent indispensables alors qu’elles nous encombrent. L’esprit de pauvreté est, de la sorte, un esprit de légèreté. Il est une porte d’entrée dans le Royaume des cieux ainsi que cela a été annoncé, dans le désert de Judée par Jean-Baptiste (Mt 3.1-3).

L’esprit de pauvreté consiste, pourrait-on dire, à traverser le quotidien en se souvenant de ce que l’on a appris au désert. Mais qu’y apprend-on ? Quelle expérience ressemble à celle du désert aujourd’hui ?

La contre-culture du désert aujourd’hui

Le ministère de Jean-Baptiste dans le désert et son lien avec la prophétie d’Esaïe : « Une voix crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur » (Es 40.3), est attesté par les quatre évangiles (fait assez rare pour être souligné). La citation a du sens : Jean-Baptiste est venu préparer le peuple à l’avènement de Jésus. Mais, je reprends mes questions : que faisait Jean-Baptiste dans le désert ? Et pourquoi, dès l’époque d’Esaïe, la voix devait-elle surgir du désert ?

Nous avons du mal à l’imaginer aujourd’hui. Quand on parle, de nos jours, de manière figurée, d’une période de désert, on pense à quelque chose comme de la tristesse ou du découragement. Un personnage public qui vit une « traversée du désert » préférerait, en général, éviter une telle expérience. Notre manière négative de considérer le désert est en partie liée à la survalorisation contemporaine de l’abondance et du plein (de biens, de relations, de likes, de projets, etc.). En quoi avoir moins, ou même avoir peu, pourrait-il être une bonne nouvelle ?

C’est, assurément, parce qu’avoir trop nous rend malades et dépendants. Un chercheur a travaillé (il y a plus de 20 ans) sur la dépendance à l’automobile.

Il avait noté que les personnes qu’il interrogeait disaient avoir acheté une voiture pour être indépendantes, puis, une fois munies d’une voiture, partaient s’installer en un lieu où elles étaient dépendantes de cette voiture.

Dans un pays riche, comme la France, il semble évident qu’il faut accumuler un minimum de biens pour mener une vie digne. Et ce dont beaucoup de nos concitoyens rêvent, est d’en posséder un maximum. Ainsi, nous sommes complètement intoxiqués : parfois au sens propre, si l’on pense à la pollution atmosphérique, et toujours au sens figuré. Nous perdons de vue ce qui fait l’essentiel de la vie en étant focalisés sur nos possessions. Il semblerait qu’à l’époque de Jésus il en allait de même : « là où est ton trésor, nous avertissent les évangiles, là aussi sera ton cœur » (Mt 6.31, Lc 12.34).

Le désert : des occasions d’interroger le trop-plein de notre société

Le Seigneur nous propose donc une cure de « détox » : « je te conduirai au désert et je parlerai à ton cœur » (cf. Os 2.16). Lorsque nous nous confrontons à des espaces moins saturés, à des moments d’ennui, à des lieux moins équipés, nous pouvons reprendre conscience de ce qui fait le cœur même de nos vies et de notre relation avec Dieu. Et nous nous retrouvons allégés, libérés des multiples dépendances (petites et grandes) qui encombrent notre vie quotidienne. Nous marchons heureux et légers et il importe de nous souvenir de tels moments, qui enracinent, en nous, l’esprit de pauvreté.

Cette expérience du désert est, de fait, fondatrice et il faut sans cesse repasser par elle pour retrouver la voie du Seigneur. Lorsque les prophètes interpellent le peuple d’Israël, à l’époque des rois, ils l’encouragent à revenir à la frugalité du désert. Lorsqu’Esaïe annonce la fin de l’exil à Babylone, il la présente comme une sortie du désert (c’est là le sens de la prophétie que nous avons cité au début). Et lorsque Jean-Baptiste annonce la venue de Jésus, il s’installe, donc, à son tour, dans le désert. À chaque fois le peuple doit oublier quelque chose, sortir de ses routines, aller voir ailleurs, reprendre un nouveau départ.

La civilisation, avec ses fastes, nous éblouit et nous égare sans cesse. Il y a même un passage bouleversant, lorsque Dieu répond à Job, où il lui fait (re)découvrir les étendues sauvages qui se déploient à l’écart des centres prestigieux du pouvoir : « J’ai mis l’âne sauvage en liberté, j’ai délié les liens de l’onagre. Je lui ai assigné la steppe pour maison et la terre salée pour demeure. Il se rit du vacarme des villes et n’entend jamais l’ânier vociférer » (Jb 39.5-7). Les étendues délaissées et sauvages défilent, ainsi, au long du chapitre 39. Elles sont là pour nous apprendre que le monde et la vie en abondance se résument à autre chose que notre esprit de possédants, avec nos petits calculs et notre volonté de dicter les événements.

Au cœur du désert, nous rencontrons la plénitude d’une présence et c’est là que Dieu veut nous conduire. « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils. […] Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir » (Os 11.1 et 4). Tel est le Dieu qui nous accompagne pendant ces marches libératrices aux confins de notre civilisation. Tel est celui qui nous appelle à nous souvenir de ces moments bénis. Dieu, il faut le dire, n’est pas contre la plénitude, mais la plénitude du Christ, ou être rempli de l’Esprit (Eph 5.18),  n’est pas du même ordre que la plénitude des artifices qui nous encombrent.

Aujourd’hui, des personnes nombreuses vont faire des retraites ou marcher sur le Chemin de Compostelle, pour éprouver ce qu’est la vie avec moins de facilités matérielles, ou pour goûter à nouveau au silence. D’autres changent de profession parce qu’elles se rendent compte qu’elles ont perdu le sens de ce qui fait leur vie, en se focalisant uniquement sur la rémunération du travail. J’ai rencontré, une fois, un homme qui marchait sur le Chemin de Compostelle pour la deuxième fois. Quand je lui ai demandé ce qu’il restait de son premier périple, il me l’a résumé en une formule : j’ai découvert que j’avais assez !

Tous ceux qui cherchent à se ressourcer dans des lieux, ou au travers de circonstances où ils coupent avec certains des réflexes de la vie quotidienne ne découvrent pas forcément le Royaume de Dieu. Mais je lis la béatitude de la manière suivante : « heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, car le Royaume de Dieu est fait pour eux ».

L’esprit de pauvreté et les défis collectifs que nous lance la crise écologique

Ces considérations sur les vraies et les fausses plénitudes ne valent pas seulement au niveau des choix individuels. Elles concernent également les choix collectifs que, de gré ou de force, nous serons amenés à faire dans les années qui viennent.

On peut les aborder avec un esprit de possédants. Et, dans ce cas, ces défis sont source d’inquiétude et de découragement. Tout ce que nous faisions sans nous poser trop de question, nous pose question, tout d’un coup. Et alors ? Il va falloir se limiter, faire différemment, changer notre manière de faire, renoncer à quelque chose ? Mauvaise nouvelle. Notre maîtrise sur le monde n’est pas aussi grande que nous le pensions. La nature est en train de nous échapper. Mauvaise nouvelle. Tout cela nous interroge sur la civilisation dans laquelle nous vivons et qui est obsédée par la maîtrise sur les autres, que nous essayons de tenir en respect par des technologies de surveillance, par la maîtrise sur les objets, par la maîtrise sur les éléments. Oui c’est cette maîtrise qui est en train de nous filer entre les doigts et cela inquiète beaucoup de monde. Mauvais nouvelle.

Mais si nous sommes habités par l’esprit de pauvreté, les enjeux peuvent nous apparaître sous un autre jour. Oui, si nous sommes obligés, contraints et forcés, de nous confronter à des réalités qui nous dépassent et qui nous échappent cela peut nous sortir de notre obsession de l’enrichissement. Bonne nouvelle ! Si nous redécouvrons que nous devons interagir avec les éléments naturels, de manière respectueuse, cela peut nous conduire à redécouvrir que nous devons interagir avec les autres de manière respectueuse. Bonne nouvelle ! Et qu’au-dessus de nous il y a Dieu qui nous appelle à agir comme lui, de manière généreuse et aimante. Bonne nouvelle ! Et que, dans nos prières, nous n’avons pas à chercher à plier Dieu à notre volonté. Bonne nouvelle !

Bien sûr, on me dira que tout cela n’a de sens que pour des personnes, comme moi, qui ont une marge de choix et que beaucoup de personnes sont obsédées juste par la fin du mois. Assurément, je l’ai dit la semaine dernière, cette béatitude ne fait nullement l’apologie de la misère. Deux autres béatitudes valorisent, d’ailleurs, la recherche assidue de la justice. Mais l’existence de franges de la population en grande difficulté sert trop souvent d’excuse à ceux qui sous-estiment à quel point ils sont dépendants de l’abondance matérielle, afin de ne pas se questionner. Un tel déni, un tel aveuglement, ne mènera qu’au malheur, individuel et collectif.

Les Béatitudes de Luc sont plus brèves et plus directes. Elles opposent, par ailleurs, des malheurs aux bonheurs. Sur ce sujet, on lit, littéralement : « malheureux, vous les riches, parce que vous avez pour vous, votre consolation à vous » (Lc 6.24). Une nuance est, en effet, ajoutée au verbe avoir, pour marquer que c’est une pleine possession. Si ce que nous possédons est notre seule consolation, c’est, en effet, le malheur, la tension et l’inquiétude, qui nous domineront. C’est là ce que produit l’esprit de possédant.

Heureux, donc, ceux qui ont l’esprit de pauvreté, le Royaume de Dieu leur est ouvert.


L’esprit des béatitudes aujourd’hui

Le christianisme devrait être contre-culturel. S’il se moule complètement dans les tendances de l’époque, il n’est plus qu’un « sel sans saveur », pour reprendre la formule du Sermon sur la Montagne (Mt 5.13). Dans la pratique, le bilan n’est pas extraordinaire. Dans nombre de pays, beaucoup de chrétiens endossent les valeurs et le style de vie des personnes qui les entourent. Ils en constituent même, parfois, les représentants les plus typiques.

Mais ne devient pas contre-culturel qui veut. L’idée n’est pas d’imaginer une nouvelle morale, un nouveau fardeau que l’on mettrait sur les épaules des croyants et qu’ils s’empresseraient, d’ailleurs, de rejeter, parce qu’il leur serait insupportable. Il faut une motivation particulière pour suivre une telle voie.

C’est pour cela que j’aime bien (pour me limiter au protestantisme francophone) la formule que l’on trouve dans la règle de la communauté des sœurs de Pomeyrol et des sœurs de Grandchamp qui parle « d’esprit des Béatitudes ». Je cite la phrase entière : « Pénètre-toi de l’esprit des Béatitudes : joie, simplicité, miséricorde. » La fraternité spirituelle des Veilleurs, autre mouvement protestant (laïc, lui), fondé dans l’Entre-deux Guerres, qui, entre autres choses, demande à ses membre de lire chaque midi le texte des Béatitudes, est, en fait, à l’origine de cette formule. L’enjeu est, donc, d’adopter un état d’esprit particulier, qui nous conduit à voir le monde et ses enjeux d’une manière différente, et de ce fait, à y vivre d’une manière renouvelée. L’enjeu est, également, de s’y engager avec joie (ou avec bonheur, pour employer le vocabulaire des Béatitudes) et non pas par contrainte.

Les Béatitudes, en d’autres termes, nous ouvrent à une spiritualité particulière qui, aujourd’hui comme hier, est une ressource pour ceux qui cherchent un chemin de vie qui fasse sens. Aujourd’hui comme hier, et, assurément, aujourd’hui, où beaucoup de gens s’interrogent sur ce que l’on peut attendre de la quête de l’enrichissement collectif (que l’on appelle la croissance), de la poursuite des logiques d’affrontement et de violence, de la dureté de la compétition sociale, ou de la course éperdue à l’approbation des autres sur les réseaux sociaux. Les Béatitudes prennent toutes ces attitudes spontanées à rebours et elles donnent de la valeur à ceux qui luttent pour la justice et à ceux qui sont déchirés par les contradictions de notre société.

J’ai envie de suivre le fil de ce texte, dans ce blog, pendant l’été, car l’esprit auquel il nous ouvre est, me semble-t-il, ce que nous chrétiens (et tous ceux qui seront prêt à l’endosser) avons besoin d’entendre et de vivre, dans la conjoncture actuelle.

Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté

L’entame du texte a l’avantage de mentionner « l’esprit » dont nous venons de parler. Elle a l’inconvénient d’être la phrase qui appelle le plus de commentaires si on veut lui donner sens. Comment comprendre l’expression : « les pauvres en esprit » ? On peut la rapprocher d’une autre phrase de l’évangile de Matthieu, qui a exactement la même construction (en grec), quand Jésus se décrit lui-même comme « doux et humble de cœur » (Mt 11.29). On comprend mieux cette expression-ci parce que « doux et humble » va mieux avec « cœur » que « pauvres » avec « esprit ». Quoi qu’il en soit, cela donne une première indication sur la manière de comprendre cette formule. Ensuite, la plupart des commentateurs relèvent ce qui est frappant, même pour quelqu’un comme moi qui ne suis qu’un amateur dans le domaine des langues anciennes : la construction de la phrase ressemble beaucoup plus à une phrase hébraïque (ou araméenne) qu’à une phrase grecque. En hébreu, en effet, on pose les mots les uns à côté des autres, dans une phrase, et on laisse leurs sens respectifs dialoguer l’un avec l’autre. La formule sous-jacente serait donc pauvres-esprit ou esprit-pauvres. Du coup, on l’a recherchée dans les textes de Qumran (écrits au premier siècle avant Jésus-Christ), et on l’a retrouvée. On l’a retrouvée dans les deux sens (avec le mot pauvres en premier ou avec le mot esprit en premier). Mais les occurrences sont peu nombreuses. En revanche on a retrouvé, beaucoup d’occurrences du mot « esprit » accolé à un autre mot : esprit de connaissance et de crainte de Dieu, esprit de foi et de connaissance, esprit de vrai conseil, esprit de droiture, esprit de miséricorde, etc. Il y a même un passage, dans un texte qui s’appelle La Règle de la Communauté, qui fait référence à un Esprit de vérité, avec un grand E, que Dieu met à disposition de l’homme (qui peut aussi céder à l’Esprit de l’erreur). « A l’Esprit de vérité il appartient d’illuminer le cœur de l’homme, et d’aplanir devant l’homme toutes les voies de la véritable justice […] et c’est à lui qu’appartiennent l’esprit de pauvreté (ou d’humilité) et la longanimité, et l’abondante miséricorde et l’éternelle bonté, et l’entendement et l’intelligence, […] et l’esprit de connaissance en tout projet d’action, […] et la glorieuse pureté » (IV,2-4).

On retrouve, ici, plusieurs des thèmes des Béatitudes, portés et engendrés par l’Esprit de vérité. L’usage du mot esprit traduit donc bien une attitude générale, un état d’esprit, si on veut ; et il fait référence à un souffle particulier qui porte la personne. Les textes de Qumran imaginent deux Esprits concurrents. Le Nouveau Testament révèlera, pour sa part, la personne et l’œuvre du Saint-Esprit. Mais, dans tous les cas, on nous parle bien, en introduction aux Béatitudes, d’une spiritualité particulière, qui donne sens à l’ensemble du passage, et qui est orientée par l’esprit de pauvreté, ou par une pauvreté résultant de l’œuvre de l’Esprit (ce qui revient pratiquement au même).

La pauvreté : des accents différents entre l’hébreu et le grec

L’autre difficulté, une fois que l’on cherche à saisir de quelle pauvreté parle ici Jésus, est que l’on s’arrache les cheveux en passant de l’hébreu au grec. La traduction grecque de la septante n’a pas toujours traduit le mot « pauvre » en hébreu, de la même manière en grec. Prenons un exemple. La troisième béatitude (ou la deuxième, suivant les manuscrits) dit : « heureux les doux, ils hériteront la terre » (Mt 5.5). C’est, en fait, une citation exacte de Ps 37.11 dans la traduction de la septante. Mais si vous vous reportez à la traduction en français du texte hébreux vous lirez : « les humbles posséderont le pays. » Le même mot, en hébreu, signifie la terre ou le pays. Pour le reste, les traducteurs de la Septante ont compris « les doux », là où aujourd’hui on comprend « les humbles », et où le même mot hébreu est ailleurs traduit par : « les pauvres » (par exemple dans le texte d’Esaïe 61.1 qui parle de la « bonne nouvelle annoncée aux pauvres » ).

C’est que l’hébreu a plus en vue la pauvreté sociale que la pauvreté économique. Le pauvre est celui qui doit courber l’échine. Mais, par ricochet, c’est aussi celui qui refuse de faire courber l’échine aux autres : donc le doux ou l’humble. Donc, quand Jésus dit qu’il est doux et humble de cœur, c’est plus ou moins la même idée que de parler d’esprit de pauvreté. Il est possible, d’ailleurs, que la béatitude sur les doux soit une sorte de doublon de la première, rendue nécessaire par les limites du mot « pauvre » en grec.

Les membres de la communauté de Qumran se désignaient eux-mêmes comme « les pauvres ». De fait, ils vivaient repliés dans le désert et menaient une vie simple. Mais ils ne vivaient pas dans la misère. Jésus, lui non plus, n’a pas vécu dans la misère. Il n’y a là aucune apologie de la détresse matérielle. Et il faut absolument se garder des interprétations obscènes qui ont eu cours, à une époque, où les riches disaient aux pauvres qu’ils étaient bénis et qu’ils ne devaient donc pas se plaindre de leur sort.

L’esprit de pauvreté consiste, en fait, à s’éloigner de l’esprit de possession, où l’on pense que les autres et les choses, nous appartiennent et doivent nous obéir, se plier à notre volonté.

Les béatitudes, une réponse à l’épisode de la tentation de Jésus dans le désert

Les béatitudes font, à plusieurs reprises, écho à un épisode qui les a précédées : les tentations subies par Jésus dans le désert. Citons ici : « Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim. Le tentateur s’approcha et lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. Mais il répliqua : Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu » (Mt 4.1-4).

L’esprit de pauvreté conduit Jésus à refuser, justement, la facilité de faire surgir le pain à volonté et sa réponse cite un texte du Deutéronome qui parle de la sortie du peuple d’Israël du désert au moment où lui-même sort du désert ; un texte qui montre la dimension pédagogique de la pauvreté vécue dans le désert. « Tu te souviendras de toute la route que le Seigneur ton Dieu t’a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté. […] Il t’a mis dans la pauvreté, il t’a fait avoir faim et il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères ne connaissiez, pour te faire reconnaître que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais qu’il vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur. Ton manteau ne s’est pas usé sur toi, ton pied n’a pas enflé depuis quarante ans, et tu reconnais, à la réflexion, que le Seigneur ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils » (Dt 8.2-5).

Les pauvres de la communauté de Qumran vivaient dans le désert. Au début de l’évangile, Jean-Baptiste, lui aussi, vit dans le désert. Au moment de sa tentation Jésus s’apprête à sortir du désert. Il vivra, par la suite, au milieu de la civilisation et des villes de son temps. Mais ce à quoi il nous invite, dans cette béatitude, c’est à ne pas oublier la leçon du désert. Cette leçon c’est que notre problème n’est pas forcément de ne pas avoir assez, c’est parfois d’avoir trop. C’est qu’il y a un bonheur à ne pas prendre de raccourci, à ne pas tout le temps vouloir plier les circonstances et les autres à l’aide de nos moyens financiers, à affronter les événements à hauteur d’homme, sans regarder les autres de haut.

Il y a, dans l’expérience du désert, une sorte de purge. Nous sommes, par bien des côtés, intoxiqués par notre manière de vivre. Beaucoup de choses nous semblent indispensables alors qu’elles nous encombrent. L’esprit de pauvreté est, de la sorte, un esprit de légèreté. Il est une porte d’entrée dans le Royaume des cieux ainsi que cela a été annoncé, dans le désert de Judée par Jean-Baptiste (Mt 3.1-3).

Une actualisation … à suivre

Il faudrait, arrivé en ce point, expliciter ce que peut être l’esprit de pauvreté aujourd’hui, montrer comment il résulte de la vie que Dieu nous propose, exposer en quoi il est une source d’allant, un appel à une vie heureuse aujourd’hui où la vie morose a pris beaucoup d’importance, comment il fait écho aux crises que nous vivons et comment il prend à rebours beaucoup d’hypothèses spontanées qui ont cours autour de nous.

Mais ce post est déjà bien long. Je garde donc cette suite pour la semaine prochaine.

L’écologie parlons-en !

A propos d’un livret pour l’étude en groupe, dans les Églises

La commission d’éthique protestante évangélique et l’association A Rocha, viennent de publier (chez Excelsis) un petit livret destiné à encourager l’étude en groupe des questions écologiques dans les Églises.

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J’ai contribué, parmi d’autres, à ce projet, mais j’en parle d’autant plus librement que sa mise en forme doit peu de chose à mes contributions.

Et je dois dire que ce support est intéressant et stimulant tant sur la forme que sur le fond.

Il est possible (et nécessaire) de discuter de l’écologie dans l’Église

Le constat qui a donné naissance à ce projet est que l’écologie fait partie des questions controversées dont on hésite à parler ouvertement dans beaucoup d’Églises, parce que l’on craint qu’elles suscitent la division. Le pari de ce livret est justement de montrer que ce débat est possible et de proposer une voie pour le rendre possible. En introduction (pages 9 et 10) des conseils généraux pour la discussion de sujets controversés sont, d’ailleurs, proposés.

Débat accessible, donc (je dirai ensuite comment les auteurs proposent de le rendre attrayant, stimulant et transformant), mais aussi plus nécessaire qu’on ne l’imagine souvent. C’est le deuxième point qui est affiché d’entrée : les enjeux écologiques ne concernent pas seulement la doctrine de la création. En fait, en parcourant l’ensemble du livret, on voit que c’est notre conception du prophétisme, de l’action de Dieu dans l’histoire, de l’œuvre du Christ, de l’éthique de vie des chrétiens, du rôle de l’Église, de la fin des temps, etc. qui sont interrogés par les enjeux écologiques d’aujourd’hui. Chaque génération (comme c’est dit page 7) doit relever le défi de vivre, et d’actualiser l’évangile dans le contexte qui est le sien. Et la crise écologique remplit une grande part de notre contexte contemporain.

6 propositions de travail en groupe, associant audio, vidéo et lecture de la Bible

Le livret se tient à distance de deux écueils : soit dire que toutes les opinions se valent, soit dire que rien ne se discute. Il crée la possibilité d’un débat, au travers d’une séquence en six étapes, tout en affichant ouvertement sa préoccupation pour la crise que nous sommes en train de vivre. Et pour nourrir ce débat il use de moyens aujourd’hui à disposition : des QR codes qui donnent accès à des vidéos ou des podcasts. Pour ceux qui craignent les débats académiques et livresques, il y a là des ouvertures qui donnent un tour vivant aux questions évoquées. Et par ailleurs, de nombreux exemples et des situations très pratiques sont proposés.

Au total le pari de rendre possible à la fois une étude de la Bible et une étude du contexte me semble réussi. Reste à voir si des groupes d’étude s’en empareront dans les Églises. Ce serait à eux de dire si on a là un langage, une proposition qui parlent à la génération d’aujourd’hui.

En tout cas je souhaite que beaucoup de groupes l’utilisent. Car il y a dans ce livret autre chose que des prises de positions ou de grandes déclarations. Il y a un outil qui peut permettre à des groupes de se mettre en marche, à leur mesure, mais surtout collectivement, d’arriver à des accords qui soient aussi des accords pratiques. Que devons-nous, que pouvons-nous, que voulons-nous, faire ensemble ? Ce sont là les grandes questions qui, même si elles suscitent tensions et débats, concernent tout un chacun et les Églises en particulier.

Le soupçon et le doute

J’ai entendu, lors d’une émission sur Arte, le philosophe Dorian Astor, qualifier les discours complotistes en disant qu’ils relevaient du « soupçon sans le doute ». J’ai trouvé la formule intéressante. En l’occurrence il ne faut pas prendre le « soupçon » et le « doute » comme des concepts philosophiques par eux-mêmes. Dorian Astor est un spécialiste de Nietzsche que l’on range, volontiers, parmi les « maîtres du soupçon ». Ce qui me semble, en revanche, fécond, est d’opposer ces deux termes et de voir ce que cette opposition révèle.

Le doute : une attitude qui pousse à de plus amples investigations

Le doute, dans cette formule, renvoie plutôt à ce qu’on appelle le doute scientifique. Ce doute fait agir, ce qui n’est pas si facile à comprendre de l’extérieur. D’ailleurs, une des choses qui est le plus difficile à faire entendre, au fil du développement de l’épidémie de COVID, c’est que la science doute, tâtonne, et avance de cette manière-là. Chaque fois qu’un énoncé est posé, il est questionné, jusqu’à ce que l’on parvienne à un faisceau suffisant d’indices pour considérer que ledit énoncé est très vraisemblable ou, à l’inverse, très peu vraisemblable. Le doute en question est donc, je le répète, un doute actif : on se donne les moyens de pousser plus loin l’enquête pour y voir plus clair.

Le discours de l’expert qui assène son point de vue est aux antipodes de ce doute. Et, de fait, beaucoup de médecins ont pris la parole en ignorant le doute qui pesait, au moins provisoirement, sur leurs affirmations.

La science, il faut le dire, et pas seulement la médecine, découvre régulièrement des points aveugles dans ses raisonnements et le doute est un de ses moteurs les plus puissants.

Cette attitude d’ensemble repose sur une confiance dans les règles partagées par une communauté de chercheurs et sur l’hypothèse que, collectivement, on améliore progressivement notre compréhension des phénomènes étudiés.

Le soupçon : une attitude de défiance systématique

Le soupçon, à l’inverse, relève d’une défiance systématique. On suppose, a priori, que quelqu’un qui n’est pas de même milieu que soi, ment, fait erreur, ou présente les choses de manière incomplète et tendancieuse. On suppose « qu’il ne nous comprends pas » et on ne cherche pas à pousser l’enquête plus loin.

Ce soupçon n’est pas seulement une attitude récente. Dans les conflits du travail, j’ai souvent entendu des propositions potentiellement intéressantes, émanant d’une partie ou de l’autre, passées à la moulinette rhétorique de « ne nous y trompons pas ».
En clair : ce qui paraît une ouverture est, en fait, un piège et une fermeture. Les enquêtes de terrain sur les électeurs du front national ont également souligné leur fermeture complète à ce qui figure dans les journaux, sur le mode : « au contraire, c’est le contraire ». Si quelqu’un qui n’est pas comme nous dit quelque chose, il faut renverser son discours et partir du principe que c’est le contraire qui est vrai.

Le soupçon sans le doute : la fermeture ultime

Le soupçon dépourvu de tout doute est l’aboutissement logique du soupçon systématique : on ne met plus du tout en question ce que l’on croit, on se ferme à tous les arguments. Les témoignages discordants sont considérés comme bidonnés, les reportages filmés sont pris pour des montages fallacieux. La boucle est bouclée et le discours tourne sur lui-même.

La foi et le doute

Si l’on manie cette opposition, on s’aperçoit que la foi s’oppose beaucoup plus au soupçon qu’au doute. Il semble normal de s’interroger sur ce que l’on croit, de rester attentif à nos œillères, d’écouter ce que des personnes qui ne partagent pas notre foi ont à nous dire. Même l’apôtre Paul, qui semblait, au départ, très résolu dans son opposition au christianisme naissant, dira, suite à sa conversion : « il m’a été fait miséricorde, parce que j’agissais par ignorance, lorsque je n’avais pas la foi » (1 Tim 1.13). Voilà : des tas de réalités échappent à notre regard et notre foi se construit, de proche en proche, au fur et à mesure que nous ouvrons les yeux.

Mais la confiance que suppose la foi, s’oppose radicalement à la défiance qui mène au soupçon. Si nous supposons qu’un génie pervers s’ingénie à nous maintenir dans l’erreur, nous nous fermerons toujours à la foi. Je me souviens d’une personne qui s’étonnait de ma foi et qui m’a dit que, pour sa part, « elle ne faisait confiance à personne ». D’ailleurs Jésus s’est confronté une fois (au moins) dans son ministère à « ne nous y trompons pas » ou à « au contraire c’est le contraire » : alors qu’il guérit des malades, ses adversaires, acculés, disent qu’il fait le bien, mais guidé par le prince des ténèbres. Il aurait l’air de guérir, mais ce serait, en fait, un envoyé du diable. C’est à ce moment que Jésus parle du fameux « péché contre le Saint Esprit » : en effet, si on en est là, la lumière, jamais ne percera nos ténèbres (Mt 11.22-32).

Une année 2022 solidaire … que nous le voulions ou non

On utilise, la plupart du temps, l’adjectif « solidaire » ou le substantif « solidarité » pour parler d’un acte volontaire. Mais il existe d’autres usages, en français. On parle, dans un ensemble mécanique, de pièces solidaires les unes des autres, pour signifier qu’un mouvement imprimé à n’importe laquelle d’entre elles, entraîne toutes les autres. Le mot est dérivé de « solide » et, dans ce sens, il signifie une communauté de destin : nous sommes liés par les choix des autres, sans que nous le voulions.

Solidaires face aux épidémies

Depuis l’année 2020 nous nous redécouvrons solidaires devant les épidémies. Ceux qui réclament plus de liberté de choix, ignorent, souvent, que leur choix a des conséquences sur les autres et que les autres n’ont pas envie de subir les conséquences de leur liberté. De fait, pro et anti-vaccin sont solidaires les uns des autres, même s’ils se critiquent les uns les autres.

Et, dans ce domaine, nous sommes solidaires au niveau international, car, là où le virus circule, il mute. On ne peut donc pas se laver les mains de ce qui se passe ailleurs (où que ce soit) sur la planète.

Solidaires face aux menaces environnementales

Nous subissons, de même, les conséquences de la pollution émise par les autres et les autres subissent les conséquences de notre pollution.
Le climat est un tout, et même ceux qui s’imaginent à l’abri de résidences climatisées, surveillées par des gardes armés, finiront par en subir les conséquences.

Le climat est résistant aux opinions : quel que soit ce qu’on en pense, il suit son cours. Les multiples substances chimiques, que nous répandons à droite et à gauche, agissent, elles aussi, de la même manière sur ceux qui dénient leur influence et sur ceux qui l’admettent.

Solidaires face aux choix politiques de nos concitoyens

En cette année électorale, nous savons que nous devrons faire avec le président, puis les députés, qui sortiront des urnes. Nous devrons vivre, ensuite, pendant 5 ans, avec les conséquences des choix du corps électoral, que ce soit notre choix ou non.

Il est de bon ton de critiquer les mesures gouvernementales, ou les décisions des élus locaux. Mais, en France tout du moins, ils ont été élus. Nous n’avons pas forcément voté pour eux, mais d’autres l’ont fait.

Les prophètes : solidaires, eux aussi

Dans bien d’autres domaines nous sommes dépendants des choix et des pratiques d’autres acteurs. Mais je me suis limité, ici, à des domaines où nos propres choix pèsent sur la vie d’autres que nous.

Tout cela appelle, en conséquence, les chrétiens à un sursaut prophétique. Et, tandis que nombre d’entre eux sombrent dans la facilité et la passivité, il faut souligner que d’autres parlent et agissent avec courage.

Mais il faut noter, à ce propos, que la plupart des prophètes de l’Ancien Testament, ont partagé le sort d’un peuple qui ne les écoutait pas. Dans les grands moments de naufrage, les prophètes sont entraînés avec leurs contemporains, même s’ils leur avaient donné les moyens d’échapper à la catastrophe. Ézéchiel est exilé avec une partie du peuple, à Babylone. Jérémie est entraîné contre son gré, en Egypte (Jr 43.6), alors qu’il avait adjuré le roi de ne pas s’y replier. Dieu calme Baruch, le secrétaire du même Jérémie, qui formait de grands projets, en lui disant qu’il ne peut pas échapper à la débâcle (il lui laisse, simplement, la vie sauve) (Jr 45). Et dans les apocalypses diverses du Nouveau Testament, il n’est dit nulle part que les chrétiens échapperont aux malheurs provoqués par l’injustice et l’aveuglement des hommes. Jésus, pour sa part, pleure sur Jérusalem, et sa destruction future, parce que ses habitants ont refusé le salut qu’il leur apportait. Mais c’est lui qui meurt le premier, quelques jours plus tard, sur la croix (Lc 19.41-43).

Voilà peut-être des considérations bien sombres, pour débuter cette année 2022. Mais, sombre ou lumineux, notre avenir s’écrit au pluriel, et il est temps, pour chacun, d’arrêter de se rêver comme des personnes qui peuvent se livrer sans limite, ni dommage pour les autres, aux aléas de leur fantaisie.

Pourquoi nous laissons-nous envahir par les messages multiples qui nous sont adressés ?

J’ai reçu, la semaine dernière, un mail provenant d’une salariée d’une association dans laquelle je suis actif. En dessous de la signature de l’auteure de ce mail, il y avait cette mention : « cette adresse mail suit mes principes d’hygiène de connexion  Elle est relevée 2 fois par jour du lundi au vendredi. Dernière réponse quotidienne à 17H. » J’ai trouvé la démarche intéressante et cela m’a rappelé un souvenir. En 2013, alors que j’étais encore en activité, je suis allé marcher trois mois sur le chemin de Saint-Jacques. Quand je suis revenu, j’ai reprogrammé ma boîte mail pour ne recevoir les notifications qu’une fois par heure. Je suis allé moins loin, dans la radicalité, que l’auteure du mail que j’ai reçu. Mais j’en ai retiré énormément de bénéfices. Je me suis rendu compte, rétrospectivement, que j’étais colonisé par les mails qui tombaient, par moment, comme des fruits mûrs, dans ma boîte mail. J’ai également évité, sauf situation plutôt rare (lorsqu’un problème nécessitait une mobilisation particulière et urgente), de regarder mes mails professionnels chez moi. J’ai mieux dissocié mon adresse personnelle et mon adresse professionnelle. Toutes ces démarches ont considérablement amélioré ma santé mentale et, indirectement, mon efficacité.

Je pense que j’ai été particulièrement sensible à cette modification, car elle correspond à un trait de ma psychologie : j’ai besoin, à intervalles réguliers, de prendre du recul et de me ressourcer de manière plutôt solitaire. Quand j’ai passé une journée en réunion(s) j’ai juste envie de me retrouver seul pour reprendre mon souffle. Ce trait de personnalité est assez répandu, je l’ai appris par la suite, mais il ne concerne pas tout le monde non plus. Mais puisqu’il s’agit de quelque chose qui est en moi, je me suis rendu compte que ce que je pouvais offrir de meilleur aux autres provenait de ces allers et retours entre moments sociaux et moments d’isolement. J’ai fait carrière (je dis cela avec un brin d’humour) dans la prise de recul et le regard décalé.

Or, pour ce qui concerne la manière dont je me suis laissé happer par le flux des mails, j’étais parti dans la direction inverse : réagir à plat et de manière instantanée aux stimulations que je recevais, sans faire d’effort, à intervalles réguliers, par le biais de ma boîte mail. Pour ce qui concerne les autres réseaux sociaux, ils étaient peu utilisés, dans mon travail, en 2013. Et, du coup, je n’ai jamais embrayé sur Tweeter ou sur Facebook ou sur les autres plateformes qui se sont créées ensuite.

Mais cela m’a interrogé : pourquoi me suis-je laissé embarquer dans une situation pareille ?

Être sollicité c’est flatteur

La réponse, finalement, est assez simple : j’étais flatté d’être sollicité. Cela me donnait l’impression d’avoir de l’importance, d’être « dans le coup », d’avoir mon mot à dire. Et, au bout d’un moment, je suis devenu dépendant de ces petits signes qui me montraient que les autres comptaient sur moi et, donc, que je comptais aux yeux des autres.

Lorsque j’ai coupé ce robinet à « petits signes » en 2013, je me suis rendu compte du nombre d’échanges dans lequel il est possible d’être pris, pratiquement en temps réel et je me suis également rendu compte, par ricochet, de l’importance que prend, dans la vie sociale, l’opinion, la présence et les réactions de nos réseaux sociaux avec toutes leurs ramifications. Être considéré, regardé, ou consulté peut devenir quasiment un travail à plein temps. Mais cela nous fait perdre le fil des projets auxquels nous nous consacrons et nous stérilise plutôt qu’autre chose.

Du regard des autres au regard de Dieu

Je pense que tout un chacun, croyant ou non, peut se rendre compte de cette dérive et s’en prémunir.
Pour ma part, cela m’a fait réfléchir à l’importance du regard de Dieu. Il est frappant de voir, dans pratiquement tous les épisodes des différents récits bibliques, que Dieu cherche à entrer en contact avec les hommes et qu’il les regarde, qu’ils le veuillent ou non. Adam et Eve se cachent, après la chute, et Dieu va à leur recherche. Lorsque le peuple d’Israël est réduit à l’esclavage, en Égypte, Dieu s’adresse à Moïse en disant : « j’ai vu la misère de mon peuple » (Ex 3.7). Alors qu’Israël est en train d’être déporté à Babylone, Ezéchiel raconte l’histoire du peuple d’une manière figurée. Il imagine le peuple comme un enfant, une fille, qui a été abandonnée. Et Dieu passe sur la route : « Passant près de toi, je t’ai vue te débattre dans ton sang ; je t’ai dit, alors que tu étais dans ton sang : Vis ! » (Ez 16.6). Au début de l’évangile de Jean, Jésus rencontre Nathanaël qui se méfie de lui. Il lui déclare : « alors que tu étais sous le figuier, je t’ai vu » (Jn 1.48). Et cela vaut également pour des personnes moins favorables au Christ. Celui qu’on appelle « le jeune homme riche » vient questionner Jésus. Et, nous dit-on, « Jésus l’ayant regardé, l’aima » (Mc 10.21). J’arrête-là mon florilège : Dieu voit, Dieu entend, Dieu considère le juste comme l’injuste et « fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons » (Mt 5.45) .

Il y a quelque chose d’inconditionnel dans ce regard de Dieu et je me rends compte que cela me fournit un socle et une assurance qui me rendent moins dépendant du regard des autres. Je retranscris ici ce que j’ai écrit, précisément, en 2013, après être revenu de ma longue marche sur le chemin de Saint-Jacques où j’ai pris conscience, d’une manière particulière, du regard et de l’attention de Dieu à mon égard, comme à l’égard de tout homme : « Tout cela fait de moi quelqu’un de plus libre. Je ne dirais pas que je suis devenu plus facile à vivre. Ce n’est sans doute pas vrai. Les autres n’apprécient pas toujours notre liberté et le fait que je me sente moins dépendant d’eux, moins en attente de la nourriture illusoire qu’ils peuvent nous donner à manger, me rend certainement moins maniable. [… Mais] à trop céder à la pression des autres, je cours le risque de ne pas leur donner ce qu’ils ne demandent certes pas, à court terme, mais dont ils ont besoin, en fait. »

Et je repense souvent à cette transition que j’ai vécue, cette année-là, et à la manière dont elle a transformé ma manière d’utiliser les outils modernes de communication.

J’ai, par la suite, rencontré plusieurs personnes qui étaient complètement happées par la quête sans fin du regard et de l’approbation des autres : des personnes, on l’imagine, fragilisées et souvent en souffrance. Ce que l’on fait avec nos mails, nos SMS, nos messages WhatsApp et nos réseaux sociaux en général, peut nous entraîner loin, très loin, du centre de nous-mêmes et nous aliéner gravement.
Parler « d’hygiène » comme le faisait l’auteure du mail que j’ai reçu, ne me semble pas être un mot trop fort.

Le péché : une faute morale ou un tort fait à quelqu’un, une injustice ?

Le rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, dit rapport CIASE, est remarquable à plus d’un titre. Il a la mérite, notamment, de restituer la parole des victimes, d’un côté, et de mettre en évidence, d’un autre côté, les ressorts plus généraux de cette véritable plaie qui a sévi dans l’Église catholique. Je précise d’emblée que je sais parfaitement que ces abus existent dans les Églises protestantes également. Les ressorts les plus évidents ont trait à la position d’autorité (pas seulement morale, également institutionnelle) des coupables qui abusent de leur pouvoir. C’est une situation presque toujours évoquée dans les affaires qui ont émergé avec le hashtag #metoo. En l’occurrence, le pouvoir du délinquant a été redoublé par le pouvoir de l’institution qui souhaitait éviter que sa réputation collective soit entachée.

C’est là ce qui a été beaucoup commenté, et à juste titre, dans la presse.
Ensuite, au milieu des analyses diverses que contient ce rapport, il y a un thème qui a retenu mon attention. Il faut aller jusqu’à la page 297 du rapport pour le trouver (mais la table des matières le mentionne) : « un droit canonique centré sur le pécheur et l’Église, occultant le sort des personnes victimes ». Je cite un paragraphe qui développe cette idée : « Comme le rappellent Olivier Bobineau, Constance Lalo et Joseph Merlet dans Le sacré incestueux. Les prêtres pédophiles, le traitement des abus sexuels est centré sur la personne de l’agresseur, sa culpabilité, sa condamnation et sa rédemption, au regard de critères uniquement ecclésiaux ».

C’est là une remarque très forte dont la portée va au-delà des affaires sexuelles.

L’accompagnement de la victime, large impensé de l’institution judiciaire

Je parlerai plus bas de la portée théologique et ecclésiologique de cette remarque. Dans un premier temps, elle m’a rappelé les remarques d’Howard Zehr, un des pionniers de la justice restaurative. Dans ses ouvrages (et notamment celui qui a été traduit en français: Howard Zehr, La justice restaurative. Pour sortir des impasses de la logique punitive, Labor et Fides, 2012) il souligne, à plusieurs reprises, que son propos n’est pas seulement de travailler à la réinsertion du coupable, mais également de permettre une restauration de la victime. Le droit punitif, dit-il, est focalisé sur l’idée de tarifer une peine. Une fois que la peine est prononcée, la victime est censée avoir reçu, mécaniquement, réparation, même si personne ne s’est occupée d’elle, ni n’a cherché les moyens d’accompagner une éventuelle résilience. Des dommages et intérêts financiers sont éventuellement accordés et on s’en tient là.

Pour l’état, représenté par le ministère public, il importe de qualifier la faute et de sanctionner le contrevenant. Pour l’opinion publique, également, le fait de punir le coupable et de le mettre à l’ombre est l’essentiel.

Bref, on a tendance à se focaliser sur la faute, plus que sur le tort subi par la victime et les moyens par lesquels on pourrait lui venir en aide.

Soyons clair : si l’Eglise n’avait, ne serait-ce que désigné officiellement des prêtres comme coupables, dès qu’elle avait eu connaissance des faits, on n’en serait pas là.

Mais ce que pointe le rapport m’a conduit à aller plus loin dans mes réflexions. Howard Zehr souligne qu’il existe, au fond, deux conceptions du mal (et chacun peut défendre des nuances de l’une ou de l’autre) : ou bien le mal est de transgresser des règles ; ou bien le mal est de faire violence à des personnes, à des relations sociales.

Le péché : une vision trop centrée sur le seul rapport homme-Dieu

On devine qu’Howard Zehr, par ailleurs protestant (mennonite), a en vue un débat théologique sous-jacent, qui concerne le péché. Dans un cas, on considère surtout que le péché est une affaire entre l’homme et Dieu et alors, comme le souligne le rapport CIASE, on se préoccupe d’abord de la rédemption du pécheur. Dans l’autre cas, on a une vision très concrète du péché : c’est un tort fait à quelqu’un, qui engendre des souffrances. Et Dieu, au travers des prophètes, dénonce le péché parce qu’il défend les victimes, et qu’il veut abréger leurs souffrances. C’est ainsi que commence l’Exode : « Le Seigneur dit : J’ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l’ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens » (Ex 3.7-8).

Je ne vais pas faire une compétition de versets. On peut trouver, également, dans le texte biblique, des passages qui indiquent que Dieu lui-même est offensé. En fait, dans ma vision des choses, il y a une équivalence entre « tu aimeras le Seigneur ton Dieu » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même » : Dieu est offensé à la mesure des souffrances que nous infligeons aux autres. Paul le dit d’une autre manière dans ses épîtres : « toute la loi est accomplie dans une seule parole, celle-ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Gal 5.14).

Or il n’est pas faux de dire que la foi chrétienne peut porter au scrupule (et vu le sujet dont nous parlons, il n’y a certes pas lieu de recommander que les chrétiens soient sans scrupules !) à l’examen de conscience individuel, plus qu’à l’écoute de la parole des personnes que nous avons blessées. Les liturgies de confession des péchés classiques portent à ce regard introverti.

A l’inverse, certains chrétiens qui n’en peuvent plus de la culpabilisation qu’entraîne la mot péché, pensent que la confession des péchés est un acte morbide. Mais il leur paraît normal, malgré tout, de dénoncer les injustices qu’ils voient autour d’eux. Ils ne font pas le pont, non plus, entre injustice, souffrance sociale et péché. C’est comme s’ils avaient intériorisé que le mot « péché » se limitait à une méditation individuelle.

De la confession des péchés à la responsabilité sociale

Et donc, qu’est-ce que je veux dire ?

Premièrement : nous prenons conscience de nos péchés autant en nous plaçant devant Dieu, qu’en portant attention à la parole des personnes que nous fréquentons et que nous avons blessées.

Deuxièmement : reconnaître notre péché nous oblige. Si nous admettons que nous avons commis un tort, cela nous conduit à nous interroger sur la manière de discuter avec la personne blessée et de reconstruire ce qui a été détruit. C’est la parole du Sermon sur la Montagne : « Quand tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande » (Mt 5.23-24).

Troisièmement : il y a une continuité entre la prise de conscience de nos manquements et la recherche de relations sociales plus justes, dans notre cercle d’abord, puis dans la société en général, ensuite.

Quatrièmement : la vocation du chrétien est, entre autres, de soutenir la parole des victimes et de la faire retentir là où elle est étouffée.

De ce point de vue, la commande, par la conférence des évêques, d’un rapport indépendant sur les abus sexuels commis au sein de l’Église catholique a été une initiative qu’il faut saluer, même si, tout le monde en conviendra, il s’agit d’une initiative très tardive. Cela été un moyen d’avancer d’une manière concrète et de proposer, au moins, un espace de parole aux victimes.

Dialogues : chrétiens, biologie, écologie

Cette semaine je vous propose une forme inhabituelle.

Mon ancien collègue, Nicolas Bouleau, m’a proposé une série de trois dialogues autour de la manière dont j’investissais ma foi dans les questions d’écologie. Lui même est l’auteur d’un ouvrage : Ce que nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers (PUF, 2021). Notre deuxième entretien porte plus particulièrement sur son livre.

J’ai aimé ces moments de dialogue où mon collègue, ouvert à la foi sans partager ce que je crois, m’a poussé à expliciter mon point de vue.

Vous trouverez donc, ci-dessous, ces trois dialogues.

Le religieux dans les sociétés riches (dernière partie)

Parlons donc de l’idolâtrie, et de ses dimensions contemporaines, comme annoncé la semaine dernière.

Il existe, me semble-t-il, un seul texte, dans l’Ancien Testament, qui décrit (sur le mode ironique) son fonctionnement. Cette idolâtrie de l’homme ordinaire est donc peu documentée.
La critique des prophètes part, en effet, du haut de l’échelle sociale : ils s’adressent d’abord aux puissants du moment qui entraînent le peuple dans leurs turpitudes. Les puissants, en l’occurrence, dans le Moyen-Orient ancien, ne se contentaient pas de statuettes pour célébrer leurs cultes. Ils élevaient des statues majestueuses dont la taille nous impressionne encore aujourd’hui.
Mais cette idolâtrie d’en haut s’appuyait, à l’évidence, sur une large diffusion de l’idolâtrie dans l’ensemble du corps social. On devine, par exemple, en lisant les deux livres des Rois, que les sanctuaires païens s’étaient multipliés sur le territoire d’Israël. Et dès l’entame des dix commandements, la question des statuettes, des images taillées, est en jeu (Ex 20.3-4).

Un seul texte, donc, fait plus qu’évoquer la diffusion de ce culte des statuettes et nous donne des détails. Il se trouve dans le livre d’Esaïe :
« L’artisan sur fer appointe un burin, le passe dans les braises, le façonne au marteau, le travaille d’un bras énergique. Mais reste-t-il affamé ? plus d’énergie ! Ne boit-il pas d’eau ? le voilà qui faiblit ! L’artisan sur bois tend le cordeau, trace l’œuvre à la craie, l’exécute au ciseau, oui, la trace au compas, lui donne la tournure d’un homme, la splendeur d’un être humain, pour qu’elle habite un temple, pour qu’on débite des cèdres en son honneur. On prend du rouvre et du chêne, pour soi on les veut robustes, parmi les arbres de la forêt, on plante un pin, et la pluie le fait grandir.
C’est pour l’homme bois à brûler : il en prend et se chauffe, il l’enflamme et cuit du pain. Avec ça il réalise aussi un dieu et il se prosterne, il en fait une idole et il s’incline devant elle. Il en fait flamber la moitié dans le feu et met par-dessus la viande qu’il va manger : il fait rôtir son rôti et se rassasie ; il se chauffe aussi et dit : Ah, ah, je me chauffe, je vois le rougeoiement ! Avec le reste il fait un dieu, son idole, il s’incline et se prosterne devant elle, il lui adresse sa prière, en disant : Délivre-moi, car mon dieu, c’est toi !
Ils ne comprennent pas, ils ne discernent pas, car leurs yeux sont encrassés, au point de ne plus voir ; leurs cœurs le sont aussi, au point de ne plus saisir ! Nul en son cœur ne fait retour à la compréhension et au discernement, de manière à dire : J’en ai fait flamber la moitié dans le feu, j’ai aussi cuit du pain sur les braises, je rôtis de la viande et je la mange, et du surplus, je ferais une abjection, je m’inclinerais devant un bout de bois ! Il s’attache à de la cendre, son cœur abusé l’égare : il ne se verra pas délivré ! Il ne dira pas pour autant : N’est-ce pas tromperie, ce que j’ai en main
 » ? (Es 44.12-20).

Une divinité à portée de main

Ce qui frappe, à la lecture de ce texte, est la profonde continuité entre l’activité ordinaire et l’idole. Il s’agit d’un dieu à portée de main, non seulement parce qu’il a été façonné par la main de l’homme, mais aussi parce que, au-delà de l’ironie du prophète, on voit qu’on navigue dans une sphère bien délimitée : l’habileté professionnelle, le chauffage et la cuisine.

Il s’agit, d’un côté, de mettre la main sur Dieu, en usant de son savoir-faire et, de l’autre, d’invoquer le même Dieu face aux limites sur lesquelles le même savoir-faire bute. Il y a une recherche obstinée de contrôle qui provoque les sarcasmes d’Esaïe, mais on sent qu’il rit jaune : il est, au fond, désespéré qu’autant de gens s’enferment dans une impasse. Or, il faut le dire, cette volonté de contrôle a traversé l’histoire sous des formes diverses, mais avec une grande constance.

Et Esaïe pose la question de fond : qui façonne qui ? D’un côté l’homme prétend façonner Dieu (le verbe revient aux versets 9, 10 et 12). De l’autre Dieu déclare, sobrement : « je t’ai façonné » (v 21).

On peut donc qualifier d’idolâtrie toute tentative de s’assurer le contrôle sur les autres, sur les événements, en clôturant son horizon et en se façonnant un monde à sa main. Et cela éclaire nombre de situations contemporaines !

Les idoles d’aujourd’hui

En fait, tout savoir-faire peut dériver en idolâtrie, si on lui attribue plus que sa valeur et qu’on en attend une position de maîtrise totale sur les événements.
Le savoir-faire économique du riche, par exemple, est longuement critiqué dans les évangiles en montrant que le riche ne parle plus qu’à lui-même : « voici ce que je vais faire, dit, par exemple, le riche d’une parabole, je vais démolir mes greniers, j’en bâtirai de plus grands et j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je me dirai à moi-même : te voilà avec quantité de biens en réserve pour de longues années ; repose-toi, mange, bois, fais bombance » (Luc 12.18-19). Et, de fait, aujourd’hui, les plus riches tentent de construire des cercles où ils sont à l’abri des moins riches et des ennuis qu’ils pourraient leur occasionner, soit en clôturant des zones résidentielles où ils peuvent vivre entre eux, soit en finançant des lobbies qui tentent de les préserver des aléas de la législation. Et, à divers degrés de richesse, la tentation est toujours là : tout moyen financier peut donner l’illusion d’une assurance … que l’on craint de perdre si nos ressources diminuent.

Le savoir-faire technique dérive en idolâtrie si on pense venir à bout de tous les problèmes par un surcroît d’innovation. Les cercles transhumanistes, aujourd’hui, formulent une vision radicale de cette idolâtrie, en pensant éliminer la dernière des péripéties gênantes, à savoir l’homme lui-même ! Le rêve de cette petite clique de technolâtres est de se télécharger sur un ordinateur afin d’échapper aux désagréments du corps. Mais il ne faudrait pas que ce petit groupe d’extrémistes cachent la forêt de la croyance encore fort répandue « qu’on trouvera des solutions » quels que soient les problèmes qui seront devant nous. Il est très difficile pour la plupart des gens, par exemple, d’imaginer sérieusement que le changement climatique provoquera des dérèglements auxquels il n’y aura pas de solution. L’homme de la rue est, aujourd’hui, sceptique et sensible aux méfaits de certaines innovations technique, mais il n’en espère pas moins que les contradictions sur lesquelles il bute seront surmontées par une invention géniale. En tout cas, plutôt que de s’interroger sur son rapport aux autres et au monde naturel, il préfère espérer que quelqu’un trouvera une solution. L’idée que Dieu puisse l’interpeler dans une telle situation fait partie des réalités gênantes qu’il vaut mieux ignorer.

Le savoir-faire médical est lui aussi guetté par l’idolâtrie. Il peut engendre le rêve du corps parfait et sans souffrance. Pourtant, l’explosion des maladies chroniques, ces dernières années, montre, par exemple, que tout ne se guérit pas, même si on peut soulager beaucoup de souffrances. Et les errements de notre vie sociale provoquent des maladies mentales ou physiques dont nous sommes autant les acteurs que les victimes. Là dedans, la médecine peut, sans doute, pour reprendre l’expression de Pierre Dac, changer le pansement, mais pas penser le changement. Et le rêve transhumaniste a également envahi ce champ en tentant d’imaginer des moyens de devenir immortel : on cherche à prolonger la quantité de vie ; on se préoccupe moins de la qualité de la vie qu’on mène. Et là aussi, sur un mode mineur, beaucoup de personnes espèrent étendre les capacités humaines en usant d’artifices médicaux, ce qui, espèrent-elles, règlera leurs problèmes existentiels. On sait que l’usage du dopage, par exemple, n’est nullement limité à la pratique sportive. Dans le monde professionnel, les stimulants de tous ordres servent à améliorer les performances de ceux qui pensent ne pas être « au niveau ». On peut vouloir modifier son corps (et pas seulement le guérir). On peut adresser à la médecine des demandes exorbitantes, en rêvant que tout est possible.

Le savoir-faire policier, pour prendre un quatrième exemple, est lui aussi investi d’attentes déraisonnables. La « sécurité » serait l’alpha et l’oméga d’une vie heureuse. J’ai moi-même été cambriolé et ce n’est pas une expérience agréable. Les agressions physiques sont traumatisantes. Mais passer sa vie en s’imaginant entouré d’ennemis potentiels qu’il faut tenir en respect est encore plus perturbant. Le plus perturbant est de devoir faire face à son isolement une fois que l’on a tenu tous les autres à distance. A l’inverse, faut-il le rappeler, en prenant le risque de vivre avec des personnes qui ne sont pas comme nous, voire en se heurtant à elles, on accède à une vie plus apaisée.

Les rêves et les mirages de l’homme contemporain

Oui, l’homme d’aujourd’hui, dans les sociétés riches, a beaucoup de moyens à sa disposition et, dans la plupart des cas, il préfère se passer de Dieu. Mais Dieu n’est pas un moyen. Ô les tentatives pour manipuler Dieu sont toujours là, même chez les croyants. Mais Dieu est remarquablement résistant à ces tentatives.

L’alternative posée par Esaïe est toujours là : ou bien chercher à absolutiser notre rêve de maîtrise en nous façonnant des gris-gris censés nous tirer d’affaire ; ou bien admettre que Dieu nous a façonnés et qu’il a quelque chose à nous dire. En l’occurrence, ce qu’il a à nous dire n’est pas forcément agréable à entendre, mais, pour l’essentiel, c’est une bonne nouvelle qu’il veut nous communiquer.