De la poésie au matraquage

Il y a parfois des travaux de recherche dont l’objet paraît un peu incongru, voire dérisoire, mais qui mettent en évidence, pourtant, des enjeux fort significatifs. Ainsi, des informaticiens, des musicologues et des linguistes, s’amusent-ils à passer à la moulinette les chansons qui ont du succès, et ils regardent comment leur style évolue au fil des années. Le site du Nouvel Obs1 a signalé une publication récente , mais si on se reporte à ladite publication2 on découvre une bibliographie comportant plus de 60 entrées, ce qui montre que c’est un genre en cours de développement.

En fait, scruter l’évolution du texte des chansons est intéressant parce que l’on ne compare pas de la poésie savante à de la poésie populaire : on reste à l’intérieur d’un même genre dont on observe l’évolution. On suit, donc, l’évolution du langage, de la manière dont on parle et, indirectement, dont on se parle les uns aux autres. Et les auteurs regardent même l’évolution des sous-genres. Il est évident, par exemple, que le rap a des textes plus élaborés que la variété. Ils comparent donc les raps les uns aux autres et les chansons de variété les unes aux autres. L’espace de temps qu’ils couvrent va de 1970 à 2020. Je passe sur la constitution exacte de leur corpus qui concerne les chansons en langue anglaise. Ils se donnent aussi les moyens d’associer des types de chanson au succès qu’elles ont eu, en termes d’écoute ou de consultation des textes en ligne (pour les années récentes).

Des textes de chanson de plus en plus simples

Or, sur plusieurs registres, dans tous les sous-genres passés en revue, on voit que les textes perdent en complexité. Les mots de trois syllabes ou plus deviennent rares. La syntaxe des phrases se simplifie. Les rimes sont moins recherchées. La place prise par les refrains par rapport aux couplets est de plus en plus grande. Les phrases répétées sont de plus en plus nombreuses. C’est d’ailleurs le genre le plus complexe, au départ : le rap, qui évolue le plus vite.

Les ressorts de cette évolution sont à la fois le formatage de plus en plus poussé de la production musicale et la réaction des consommateurs de musique qui adoptent des textes sans cesse plus réduits. L’article fait l’hypothèse que c’est lié au fait que la musique s’écoute de plus en plus en bruit de fond. C’est sans doute un facteur important.

Il faut noter, par ailleurs, qu’il s’agit d’une évolution lente, mais inéluctable : d’année en année, la simplification poursuit sa route.

Il n’y a pas que les chansons qui se simplifient

Le fait de travailler sur un corpus délimité permet de confirmer une impression que l’on a dans d’autres domaines. Dans à peu près tous les registres de la communication, les phrases raccourcissent et se simplifient. Je remarque, pour ma part, qu’il m’est souvent nécessaire, aujourd’hui, de répéter ce que je viens de dire, non pas parce que mes auditeurs ont mal entendu, mais parce qu’ils ont besoin d’entendre plusieurs fois une phrase pour se l’approprier.

Les chants d’Église connaissent, d’ailleurs, la même évolution : nombreuses répétitions, phrases courtes, formules ramassées et importance croissante des refrains. Et, lors des études bibliques auxquelles je participe, je mesure à quel point les lecteurs ont du mal à porter attention au texte s’il fait trop de détours.

Certains auteurs attribuent cette simplification des messages à la surcharge informationnelle que nous subissons et qui nous rend moins disponibles pour des expressions élaborées. Je le pense également.

Pourquoi donc Jésus compliquait-il sa communication en parlant en paraboles ?

Une telle évolution est lourde de conséquences. Une expression qui demeure sans cesse simple, conduit, progressivement, à une approche simpliste des choses. Et puis une collection de slogans nous frappe, mais ne nous atteint pas vraiment.  L’article relève, d’ailleurs, que les textes sont, année après année, de plus en plus autocentrés : on parle de soi et de moins en moins des autres. On cherche à s’exprimer plus qu’à communiquer. De fait, pour qu’une parole nous sorte de nous-mêmes, il faut qu’elle soit habitée par quelque mystère qui nous met en route. Sinon, nous prenons note, puis passons à autre chose. S’approprier le sens de ce qui dit l’autre suppose une démarche active.

Jésus avait fait le choix de parler en paraboles précisément pour inciter ses auditeurs à se servir de leurs oreilles (« que celui qui a des oreilles pour entendre, entende »). Et il ne souhaitait pas être compris trop facilement ni trop vite. Oui : la représentation imagée convoque l’auditeur qui doit reprendre l’image à son compte pour en faire quelque chose, sinon l’image s’évanouit très vite. Il n’y avait pas beaucoup de prémâché dans le discours de Jésus, même si on le compare à d’autres textes de l’époque. La littérature rabbinique maniait volontiers l’image et le questionnement. C’est le genre dont il se rapproche le plus, sans s’y mouler complètement. C’était là, de sa part, un choix délibéré.

Le matraquage qu’est devenue la communication moderne nous détourne du sens de ce que nous dit l’autre, du sens de ce que nous vivons ensemble et nous isole les uns des autres. Et, comme je l’ai dit, c’est vrai aussi de l’expression religieuse. Nous ferions bien d’y porter attention.

  1. Article mis en ligne sur le site le 29 mars. ↩︎
  2. Parada-Cabaleiro, E., Mayerl, M., Brandl, S. et al. Song lyrics have become simpler and more repetitive over the last five decades. Sci Rep 14, 5531 (2024). https://doi.org/10.1038/s41598-024-55742-x ↩︎

A quoi cela sert-il d’être grand ?

J’aimerais bien commenter la manière dont la vie en commun s’organise, ces temps-ci, mais j’observe, en ce moment, à bien des échelles géographiques, bien plus de compétitions et de courses à la grandeur que de volonté de coopérer.

Au niveau international, pour commencer, les grandes puissances font de nouveau assaut de grandeur : c’est à qui sera le plus grand. Vladimir Poutine est, pour l’instant, soutenu par une majorité de Russes (même s’il est difficile d’avoir une idée précise de ladite majorité), parce qu’il leur donne l’impression de retrouver leur grandeur perdue. L’invasion de l’Ukraine n’apporte pas grand chose aux Russes. On peut même dire qu’elle leur coûte beaucoup, financièrement et humainement, mais, au moins, ils ont l’impression d’être revenus dans le jeu international.

Pendant ce temps Donald Trump reprend son slogan de la grandeur américaine qui devrait faire son retour et il rencontre, pour le moins, un certain écho. Il est impossible de savoir ce que le chinois de base pense de Xi Jinping, en tout cas ce dernier mène, lui aussi, de son côté, une politique impérialiste.

Même dans les pays de deuxième rang, beaucoup se rêvent grands. C’est parfois tragique, quand la grandeur d’Allah sert de bonne raison pour perpétrer des massacres. En fait, cela va du tragique au dérisoire, mais tout est bon pour se rêver grand. Il n’y a qu’à voir l’hystérie qui règne autour des jeux olympiques de Paris, où la presse française suppute le nombre de médailles que la France pourrait remporter et s’inquiète d’avance d’une mauvaise organisation qui pourrait donner une mauvaise image de la France.

Grand et puis …

Mais à quoi cela sert-il d’être grand ? En fait, à rien d’autre qu’être grand. Certes, celui qui domine les autres peut s’approprier plus de biens et mener une vie plus confortable. Mais les dictateurs mènent des vies peu désirables, rongés qu’ils sont par le soupçon et la hantise de l’attentat. Et, pour le reste, la grandeur ne sert à rien, si ce n’est à se sentir important. C’est un profit purement symbolique et, en fait de symbole, quel que chose qui coûte cher à obtenir pour un bénéfice plutôt mince.

Ceux qui se veulent grands, individuellement et collectivement, font beaucoup de mal aux autres et se font peu de bien à eux-mêmes. C’est une sorte de fascination morbide qui, certes, est fort répandue, mais qui est bien plus attirante que ce qu’elle permet en réalité. L’air des cimes est raréfié, et plutôt contaminé par les miasmes que rempli de fraîcheur.

La leçon de Pâques : quand ce qui est en bas est la vraie hauteur

Serait-ce la tentation majuscule qui guette l’être humain ? C’est possible. En tout cas la Bible est traversée par une critique continuelle de cette course à la grandeur. De multiples prophéties de l’Ancien Testament évoquent la chute de celui qui se rêvait grand et qui se retrouve ramené sur terre. Citons, au milieu de beaucoup d’autres, le rêve en forme de parabole du colosse gigantesque aux pieds d’argile dont la tête est d’or mais que la chute d’un petit caillou sur les fameux pieds suffit à faire s’effondrer (Dn 2).

Dans l’évangile, Jésus met plusieurs fois en garde ses disciples lorsqu’ils commencent à se quereller pour savoir qui d’entre eux est le plus grand.

Et c’est finalement le choix de Jésus de refuser la grandeur et d’accepter l’abaissement ultime de la croix qui est donné en exemple. Pour l’évangéliste Jean, c’est même la mort en croix qui est une élévation. Il le répète à trois reprises. J’ai vu une fois, dans la ville de Melide en Espagne, un crucifix qui représentait ce paradoxe : d’un côté du calvaire on voit, en effet, le Christ supplicié ; de l’autre il est assis sur son trône et bénit la foule.

Une telle représentation peut être mal interprétée. On peut se sentir grand, finalement, d’avoir accepté la petitesse ! C’est d’ailleurs la critique adressée par Nietzsche au christianisme.

Mais je vois autre chose dans le choix radical de Jésus, validé et confirmé par sa résurrection : il a fait le choix « d’être avec » plutôt que de dominer. Aimer les autres c’est être avec eux. Les dominer c’est s’isoler (c’est d’ailleurs un des thèmes développé dans le discours de Jn 12, cf. v 24).

Et c’est bien la tragédie du monde actuel : de guerre en guerre, de répression en répression, de méfiance en méfiance, d’hostilité en hostilité, nous nous isolons les uns des autres. Et cet isolement nourrit, à son tour, l’agressivité ambiante. Il est possible, sans doute, pour quelques uns, de vivre à l’abri dans des lieux clos et gardiennés. Beaucoup voudraient que des territoires entiers ressemblent à de tels enclos. Quelle vie triste un tel rêve fait-il entrevoir !

Le leçon de Pâques c’est que la vie est dans la main tendue, dans l’amour ultime, aussi douloureux soit-il.

Démocratie et logiques de clan : une tension indépassable


A l’époque des royaumes et des empires du Moyen-Orient Ancien, les prophètes s’adressaient directement aux souverains, et les prophéties les visaient en personne, même si le châtiment divin s’étendait à tout leur peuple ou, au moins, à une large partie du peuple concerné.
Il n’en va pas tellement autrement dans le Nouveau Testament, même si l’Apocalypse de Jean (prenant la suite, d’une prophétie d’Ezéchiel) ajoute aux rois de la terre (Ap 18.9), les marchands, dans leur diversité, qui ont profité de l’ordre impérial pour faire de juteuses affaires (Ap 18.11-19). On remarque, d’ailleurs, qu’entre la prophétie d’Ezéchiel (26 et 27) et le texte de l’Apocalypse, le pouvoir économique a acquis une autonomie plus poussée par rapport au pouvoir politique.
Cette manière de parler nous semble éloignée de la situation d’un pays démocratique, où chacun participe à l’élaboration des lois via son bulletin de vote. Mais, en fait, pas si éloignée que cela, si on regarde ce qui se passe à l’intérieur des partis politiques. L’organisation et le fonctionnement d’un parti doivent beaucoup, en fait, à des logiques claniques qui n’ont rien de démocratique.

L’exemple des élections américaines et des régimes présidentiels

On le voit bien, en ce moment, en suivant les primaires américaines où il est clair que le parti républicain est verrouillé par le clan Trump et, contraint et forcé, doit s’aligner sur les positions de son leader. Les dissidents sont poussés vers la sortie ou marginalisés par les fidèles de l’ex-président qui espère le redevenir.
A vrai dire, tous les régimes présidentiels accentuent cette personnalisation du pouvoir. En France, en tout cas, on voit bien que les partis se rangent derrière des « têtes de gondole » au prix de luttes internes de pouvoir qui conduisent chaque élu de base à se ranger dans une écurie en espérant que son « cheval » gagnera la course. Même à la grande époque des courants, dans le parti socialiste, cette lutte des écuries était perceptible. Et les partis écologistes souffrent d’ailleurs, électoralement, de ne pas sacrifier à cette logique : cela les honore, assurément, mais cela limite leur poids politique.
Dans les régimes présidentiels, les élections se jouent sur des programmes, mais surtout sur des personnalités qui les incarnent et qui, parfois, se soucient assez peu d’appliquer le programme qu’ils ont prétendu avoir en vue. En revanche ces personnalités servent de pions pour des acteurs économiques qui essayent de pousser leurs intérêts au travers de l’évolution de la législation. C’est d’autant plus marqué aux États-Unis où les campagnes coûtent une fortune et où le candidat élu doit, évidemment, renvoyer l’ascenseur à ses financeurs une fois en place.

La personnalisation du pouvoir est présente même dans les régimes parlementaires

Cette focalisation sur des personnes a de nombreux inconvénients, notamment parce qu’elle est la porte ouverte à des passe-droits, à du clientélisme et à des décisions qui suivent l’intérêt de quelques-uns plutôt que l’intérêt d’un plus grand nombre.
Cela dit, on voit bien que, même dans des régimes parlementaires, la personnalité des leaders joue un grand rôle. Silvio Berlusconi, par exemple, n’aurait jamais été réélu avec les résultats (y compris économiques) désastreux qu’il avait, si son charme n’avait pas opéré. Pour parler en termes weberiens, on dira que la politique reste subordonnée à des leaders charismatiques qui entraînent des troupes derrière eux, bien plus qu’à des discussions publiques et argumentées.
Il y a donc une tension entre une croûte démocratique et des fonctionnements claniques, à charge pour ce qui subsiste de la démocratie de réguler et de limiter, comme elle peut, les prébendes et courts-circuits divers.

La crique de l’abus de pouvoir, toujours d’actualité

Or quel était le message des prophètes dont nous avons parlé pour commencer ? Ils critiquaient l’abus de pouvoir de ceux qui centralisaient entre leurs mains trop de moyens d’action et qui en profitaient pour se servir et servir leurs amis et leur milieu social.
Tout cela reste d’actualité et, en tout premier lieu, pour les dictateurs que l’on continue à voir fleurir un peu partout sur le globe. Mais il faut mesurer l’étendue du fonctionnement clanique jusque chez nous et même dans la politique locale. Chacun, je pense, a en tête des décisions qui ont été prises pour satisfaire une minorité influente, au détriment de la majorité.
Et c’est aussi un avertissement pour chacun d’entre nous : si nous décidons de notre vote en nous laissant trop entraîner par le charme d’un leader, il ne faut pas, ensuite, nous étonner ou regretter que ce leader se comporte comme un chef de clan.

Moins c’est plus !

Laissons-nous inspirer par le carême

Comme chaque année, plusieurs organismes se réunissent, en Suisse, pour proposer une action de carême œcuménique. Cette année ils proposent, comme slogan : Moins c’est plus.

L’image qui accompagne le slogan dit clairement qu’il s’agit, aussi, d’aller à rebours de la tendance spontanée de l’économie où les uns ont de plus en plus tandis que les autres ont de moins en moins, ou stagnent dans la misère.

Mais avant d’en venir à un éventuel projet de société je voudrais déjà prendre ce mot d’ordre comme un défi adressé à toute personne vivant correctement dans un pays riche. Est-ce que nous avons besoin, autant que nous le pensons, d’avoir encore plus ? Et est-ce que notre vie, remplie de toutes parts, ne nous fait pas perdre de vue des réalités essentielles ?

La leçon du désert

En ce début de carême on nous propose, à l’occasion des lectures dominicales, de méditer sur les séjours que Jésus fait dans le désert, au début de son ministère. Ce n’est pas un lieu où il s’installe. C’est plutôt un lieu où il se retire, de manière régulière (surtout au début de l’évangile de Marc), pour prendre du recul et repartir, ensuite de l’avant. C’est là qu’il peut peser l’essentiel, prier au calme et sortir en proclamant l’approche du Royaume de Dieu.

Et je pense que nous nous trouverions bien, nous aussi, de mettre en suspens, au moins provisoirement, notre tendance irrépressible à tout vouloir remplir. Nous verrions alors plus clairement où se situe l’essentiel. Jour après jour, en effet, nous remplissons notre temps, nous sommes remplis de stimulations, nous sommes remplis de connexions, nous sommes remplis d’informations, nous sommes (pas autant que nous le voudrions) remplis de biens matériels, remplis de projets, remplis de frustrations, remplis d’idées, remplis de musique, remplis d’images… Et tout cela ne nous procure pas autant de satisfaction que nous l’imaginons, finalement.

Donc j’ai imaginé :

Quelques exercices pour nous remettre les idées en place en allant vers le moins, pour un temps (et plus si affinité …)

Je vous les livre en vrac et à vous de voir si l’une ou l’autre idée vous inspire.
Moins se remplir de messages : laissez votre téléphone de côté pendant une journée et notez ce à quoi vous avez pensé d’inhabituel
Moins remplir son temps : pendant une demi-heure, mettez-vous dans une pièce isolée et soit regardez une image, une photo, une peinture qui vous parle, soit écoutez une chanson, un cantique que vous aimez, mais rien d’autre. Qu’est-ce que vous avez perçu pour la première fois ?
Moins remplir ses activités : allez à pied à un endroit où vous avez l’habitude d’aller en voiture ; que découvrez-vous ?
Moins zapper : prenez le temps de vous informer sur quelque chose dont vous avez entendu parler à la radio, à la télévision, sur les réseaux, à travers un gros titre, etc. Cela vous donne-t-il une perception différente ?
Prenez le temps de vouq interroger : à la fin de la journée passez en revue les différents moments que vous avez vécu ; que s’est-il passé ?
Quelle est la dernière fois où vous vous êtes ennuyé ? Que s’est-il passé après ?

J’en ajoute trois pour les croyants :
Moins se remplir de versets bibliques, au gré de lectures superficielles : écrivez un verset sur un papier et relisez ce verset de temps en temps pendant trois jours, sans lire d’autre passage biblique
Moins remplir nos prières de paroles que nous déversons devant Dieu : écrivez une phrase qui vous tiendra lieu de prière du jour.
Et finalement : au travers de l’une ou l’autre de ces démarches, qu’elle est la parole de Dieu que vous avez entendue ?

La radicalité est au bout de la rue

Ce qui me frappe, pour m’être livré, à l’occasion, à l’un ou l’autre de ces exercices, c’est avec quelle facilité on bascule dans une perception des choses en rupture avec les fausses évidences qui nous entourent.

Or, pour revenir à une question macro-sociale, il devient de plus en plus évident, même pour ceux qui se voilent la face, que nous touchons à la finitude du monde dans lequel nous vivons. Et cela réveille des réflexes de plus en plus agressifs du genre : « ne touchez pas au grisbi ». Au sein des états, autant qu’entre les états, les politiques défensives et répressives prennent le dessus, pour ne rien dire des politiques militaires offensives ! Il y a une sorte de panique globale qui est en train de s’installer.

Et donc, à travers ces petits exercices méditatifs que je propose, je ne suis pas en train de proposer des solutions simples voire simplistes à cet état de fait. Je veux plutôt montrer qu’il n’est pas si difficile d’échapper à la panique ambiante si nous prenons le temps de nous interroger sur ce qui, finalement, a du sens et de la valeur et sur ce qui importe pour de bon.

Le changement progressif … pas si facile

La colère des agriculteurs, qui s’exprime dans de nombreux pays d’Europe, obéit à des motifs divers. Pour ma part, je reprendrais volontiers les commentaires de la Confédération Paysanne (favorable à une agriculture respectueuse de l’environnement) qui a rejoint le mouvement de protestation, en France : « Certes, une simplification administrative est nécessaire car beaucoup de procédures administratives et de normes sanitaires sont inadaptées à la réalité de nos fermes. Mais ne nous trompons pas de cible. La demande de la majorité des agriculteurs et agricultrices qui manifestent est bien celle de vivre dignement de leur métier, pas de nier les enjeux de santé et de climat ou de rogner encore davantage sur nos maigres droits sociaux ». Je retranscrit cette prise de position car, pendant le même temps, beaucoup d’autres manifestants font l’amalgame et accablent les normes environnementales de tous les maux.

Mais qu’en est-il de cet effet de ciseau entre la juste rémunération de l’activité paysanne et une agriculture respectueuse de l’environnement ? Au nombre des difficultés pointées, pour vivre dignement de son métier, certains relèvent, par exemple, que le marché du bio s’est tassé, tandis que le nombre d’exploitations reconnues comme bio continue à augmenter, ce qui complique l’accès au marché pour ceux qui ont sauté le pas. De fait, les prix de l’alimentation biologique ont moins cru que les autres (vu qu’ils sont moins dépendants des intrants dont les coûts ont explosé), mais ils ont augmenté également et, inflation oblige, une partie des ménages se sont repliés sur des produits moins chers.

Du coup, j’ai voulu comparer des ordres de grandeur.

La transition écologique coûte cher

Je me suis demandé, par exemple, la masse financière qu’il faudrait pour ramener le prix des denrées biologiques, qui n’utilisent pas d’intrants toxiques et qui génèrent moins d’effet de serre (du fait de leur recours plus faible aux engrais azotés), au prix des autres, et rendre possible, de la sorte, le basculement de l’ensemble de la production agricole vers des pratiques ayant moins de conséquences négatives. Mon calcul vaut ce qu’il vaut. Dans la comptabilité nationale, la consommation des ménages en « produits alimentaires et boissons non alcoolisées » s’élève, sur une année, à 155 milliards d’euros. Les pointages effectués par différents acteurs disent, qu’en moyenne, un aliment biologique vaut 30 % de plus qu’un aliment produit de manière conventionnelle. Il faudrait donc injecter, chaque année, 55 milliards d’euro (pour cette seule action).

La PAC rapporte à la France, chaque année, un peu moins de 10 milliards d’euro. On voit donc que, même si on mobilisait toutes les subventions de la PAC à cet effet, on serait loin du compte. A titre de comparaison, le bouclier énergétique a coûté, entre 30 et 35 milliards d’euros l’an dernier. Et le budget de l’état, pour sa part, s’élève à 410 milliards d’euros par an. Consacrer plus de 10 % du budget de l’état à l’enjeu dont nous parlons paraît irréaliste.

Donc, dans ce domaine comme dans d’autres, la transition écologique ne peut pas se limiter à financer les mesures les unes à côté des autres. Elle suppose que les changements de pratique fassent système et qu’ils s’emboîtent les uns dans les autres.

Comment font ceux qui achètent bio ?

Commençons, pour rendre les choses concrètes, par examiner ce qu’il en est des comportements des acheteurs. On pourrait se demander, par exemple, comment font ceux qui achètent bio pour boucler leur budget car, contrairement à ce que certains prétendent, ceux-là ne sont pas tous riches. D’abord, en général, ils mangent moins de viande et de fromage, qui représentent en gros le tiers des dépenses d’alimentation des ménages (toujours d’après la comptabilité nationale). J’imagine la consternation des éleveurs qui me lisent ! Mais c’est assurément un moyen de réduire son addition alimentaire non pas d’un tiers, car il faut acheter plus de légumes, de céréales et de légumineuses, mais significativement. Mettons, par exemple, qu’ils rattrapent la moitié du fameux surcoût de 30 %.

L’autre moitié se récupère sans doute sur leur budget transport. Il faut savoir que le budget transport des ménages est du même montant que le budget alimentation (entre 155 et 160 milliards d’euros par an). Si vous utilisez moins la voiture, si vous covoiturez davantage, si vous utilisez les transports en commun et que vous ne faites pas de voyages à l’autre bout du monde, votre budget transport va chuter. C’est d’ailleurs un domaine où beaucoup de gens ont une fausse perception des coûts de la voiture (on oublie de compter les réparations, par exemple, qui coûtent aussi cher que le carburant, et même l’assurance qui est un coût fixe, devrait entrer en ligne de compte quand on soupèse l’intérêt d’avoir une deuxième voiture).

Je vous livre quelques estimations (ce sont des ordres de grandeur). Le coût d’un TER (pour l’usager) est en moyenne de 8 cents par kilomètres. Les transports en commun urbains coûtent (toujours pour l’usager) 12 cents par kilomètres. Le TGV est à environ 20 cents du kilomètre (en moyenne : plus les distances sont longues moins il est cher). Et la voiture pour sa part (c’est là que beaucoup de gens font une grosse erreur de perspective) tourne autour de 40 cents du kilomètre.

Donc si vous êtes trois vous avez intérêt à prendre les transports en commun urbains ou régionaux et si vous êtes seul vous avez intérêt à prendre le TGV (à deux c’est le même prix que la voiture). Et si vous habitez dans une zone reculée, vous avez évidemment intérêt à covoiturer.

J’imagine la consternation des constructeurs automobiles et aéronautiques qui me lisent! En tout cas, il ne paraît pas si difficile que cela de diminuer ses coûts de transport de 15 %.

Chercher à avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement ne coûte donc pas plus cher, mais cela suppose de changer de mode de vie de part en part et de ne pas simplement travailler sur une dimension.

Au niveau sociétal

Un tel raisonnement vaut-il au niveau sociétal ? Eh bien ! Si on veut sortir de l’effet de ciseau qui veut que les pratiques respectueuses de l’environnement coûtent trop cher, il faudra bien en venir à de tels raisonnements. Comme l’écrit le Haut Conseil pour le Climat : « Dans le contexte actuel de hausse de la précarité alimentaire, la réduction de la consommation de produits d’origine animale apparaît comme le premier levier à mobiliser, tant du point de vue du potentiel de réduction des émissions que du point de vue du budget des ménages, particulièrement des plus modestes ». Encore faut-il, naturellement, accompagner de telles transitions.

En tout cas il est clair que les revendications sectorielles, comme celle qui se fait jour aujourd’hui dans l’agriculture, sont difficiles à satisfaire une par une.

Pour couronner le tout, l’essentiel des coûts engendrés par les conséquences néfastes de nos pratiques actuelles sont des coûts de moyen terme plus que de court terme (encore que les coûts d’assurance croissants nous montrent que le changement climatique a d’ores et déjà un coût perceptible).

Émietter les mesures est, donc, peut-être une bonne manière de les faire passer dans un premier temps, mais cela produit l’accumulation des normes que certains dénoncent aujourd’hui. Et faute de basculer dans un autre modèle global où les règles feraient sens, on en reste à une série de prescriptions perçues comme absurdes.

Tactique et stratégie

Au moment où j’écris ces lignes, j’ignore ce que deviendra le mouvement de protestation. Il est probable que l’état essayera d’éteindre l’incendie en privilégiant la tactique sur la stratégie et, notamment, la tactique électorale.

C’est de bonne guerre, mais ce n’est pas à la hauteur des enjeux. Il est vrai que le discours politique est de moins en moins capable de construire du sens collectif et que les tentatives assez vaines, des communicants pour construire des « récits » de l’action gouvernementale pour les années à venir montre les limites sur lesquelles ils butent.

En fait, tant qu’il reste dans le sectoriel, le gouvernement passera son temps à éteindre les incendies qui surgissent ici et là. Il est vrai que la société française est divisée, que la représentation politique l’est aussi. Mais c’est, finalement, une situation assez habituelle. Ce qui est plus inhabituel est que le changement incrémental, les coups de pouce successifs, butent sur des limites.

Les églises, pour leur part, ont produit de nombreux documents sur une approche de la transition écologique qui fasse sens, qui soit un avenir désirable, et qui soit autre chose qu’une suite de contraintes et de pensums. Pour l’instant elles sont peu entendues.

Politique et nihilisme

On peut s’interroger longuement sur les sources du vote populiste, qui a considérablement gagné du terrain, ces dernières années, dans un grand nombre de pays démocratiques. Ce phénomène ne peut se ramener à l’erreur politique de tel ou tel leader : il est trop général pour n’être que le fruit de telle ou telle stratégique hasardeuse.

J’ai plusieurs fois abordé cette question dans les pages de ce blog (utilisez le moteur de recherche en haut à droite pour vous y reporter). J’y reviens, cette semaine, à l’occasion d’un éditorial du journal le Monde mentionnant un article scientifique dont la lecture m’a beaucoup fait réfléchir : « Health as an independent predictor of the 2017 French presidential voting behaviour: a cross-sectional analysis » (article en accès libre, publié en 2019). « La santé comme facteur déterminant du vote à l’élection présidentielle française de 2017 ; une analyse transversale ».

Je résume la thèse de l’article en une phrase : les départements où les personnes sont en mauvaise santé sont ceux où le vote pour Marine Le Pen a été le plus élevé. Naturellement, on sait qu’il y a un lien entre santé et niveau de vie, donc les auteurs ont cherché si, à niveau de vie égal, la santé continuait à jouer un rôle déterminant : c’est le cas.

« Aller mal » : cause et symptôme d’une marginalisation sociale

Il faut donner quelques précisions : les auteurs ont travaillé sur le premier tour (de 2017, et non pas de 2022), en préférant observer ce qu’il en était de l’adhésion décidée à un candidat plutôt que du choix par défaut entre un des deux finalistes.

Il leur était, par ailleurs, impossible (pour des raisons de secret statistique) de raisonner individu par individu. Ils ont donc croisé des statistiques départementales, soit du niveau de revenu, soit de l’état de santé, soit du vote au premier tour.

En utilisant ce qu’on appelle une analyse multivariée, c’est à dire en essayant de voir si une variable a une influence « toutes les autres variables étant égales par ailleurs », il s’avère que le taux de maladies respiratoires et le taux de diabète de type 2 sont des prédicteurs aussi robustes et aussi importants que les indicateurs de niveau de vie quant au vote d’extrême droite. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’un déterminisme attaché à une personne, mais de l’existence d’un milieu où beaucoup de gens sont en mauvaise santé. Ces deux maladies conjuguent des facteurs héréditaires ou environnementaux (pollution atmosphérique) et des facteurs de mode de vie (tabagisme, obésité) qui sont des facteurs aggravants.

Les auteurs ont eu l’idée de cette recherche suite à des articles qui avaient relevé le lien entre vote pour le Brexit et mauvaise santé, au Royaume-Uni, et d’autres qui avaient fait le même lien pour le vote Trump aux Etats-Unis. S’agissant du Brexit on pouvait penser que le lien était direct : les partisans du « leave » avaient fait campagne en prétendant que sortir de l’union européenne permettrait de refinancer le système de santé national. Mais on ne peut supposer rien de tel à propos du vote pour Donald Trump qui avait fait de l’Obamacare une de ses principales cibles. Donald Trump soutenait ouvertement la privatisation de l’assurance santé et donc l’accroissement des inégalités dans ce domaine. Ce n’est donc pas dans l’espoir d’améliorer leur santé que les électeurs britanniques et américains ont prêté l’oreille à des arguments populistes.

Il faut élargir la perspective et considérer « qu’aller mal » est un tout. On le sait depuis longtemps, en sociologie, la faible intégration sociale a des conséquences directes sur la santé : plus on est seul et moins on est considéré, plus on va mal dans son corps.

Partons donc de ce constat : ceux qui votent pour des candidats populistes vivent dans des milieux où les personnes souffrent plus qu’ailleurs de maladies invalidantes. Ils soutiennent, ensuite, par leurs votes, les candidats qui font écho à leur colère, à défaut d’avoir l’espoir rationnel d’aller mieux.

Peu d’intérêt pour les politiques de santé publique

A l’inverse de ce que certains pensaient par rapport au vote pour le Brexit, ces couches sociales ont peu d’intérêt pour les politiques de santé publique. Elles se détournent des politiques environnementales, en principe bonnes pour la santé de tout le monde. Tout le monde ira mal si ces politiques ne sont pas mises en œuvre, mais eux vont déjà mal. Être en bonne santé n’est plus un horizon crédible pour eux. Ils n’ont pas envie de faire des efforts pour quelque chose qui ne leur rendra pas ce qu’ils ont perdu.

Je me suis souvenu, à ce propos, d’un article (« Sortie de route ») paru dans La Revue Dessinée, fin 2018 (dans le numéro 22) à propos de la limitation à 80km/h sur les routes. Il faut se souvenir que les mouvements hostiles à cette mesure, pendant l’été 2018, ont fait le lit du mouvement des gilets jaunes de l’automne suivant. Les enquêteurs de la revue étaient allés dans l’Yonne, écouter un certain nombre d’opposants à cette mesure. Leur enquête est assez équilibrée, soulignant, par exemple, que les multiples camions qui traversent la région augmentent le danger des routes sans que les riverains puissent faire grand chose pour les dévier. Mais les entretiens les plus frappants concernent des personnes pour lesquelles le danger routier n’est pas un objectif prioritaire. Ils rencontrent, par exemple, un homme lourdement handicapé après avoir provoqué lui-même un accident mortel (par suite d’une vitesse excessive). Il raconte que son père et son frère ont eu également des accidents de voiture grave en roulant trop vite. Mais le plaisir de la vitesse prime sur le risque encouru.

Comme on l’imagine, le front national local soutient cette fronde anti-limitation de vitesse. Mais, au-delà de la stratégie des partis populistes, les auteurs de l’article se posent une question : « pourquoi certains français se mettent-ils davantage en danger que d’autres sur la route ? ».

En fait, les conduites à risque sont (hélas) bien répertoriées en sciences sociales : elles concernent des hommes, seuls et ayant peu de reconnaissance sociale, bref ayant peu d’intérêt à se maintenir à flot dans un devenir social qui ne leur fait pas de place enviable. Il faut ajouter, dans le cas des personnes habitant dans les zones péri-urbaines, un éloignement au travail qui rend dépendant de la voiture et qui pousse à vouloir réduire les temps de déplacement en allant vite.

En fait, si je retourne à l’article scientifique dont j’ai parlé au début, on remarque que les catégories sociales qui s’abstiennent de voter ou qui votent blanc, sont assez proches de celles qui ont voté, en 2017, pour Marine Le Pen au premier tour, mais qu’elles vont plutôt mieux physiquement. C’est bien le signe que quelque chose de particulier se joue au travers des corps souffrants : un rapport à soi, aux autres, au monde, traversé par la douleur.

La construction progressive d’une attitude nihiliste

Par divers côtés on voit, ainsi, que les couches sociales qui se tournent vers le vote populiste vont mal et ne pensent, d’ailleurs, pas aller tellement mieux si leur champion est élu. Il est frappant de voir, par exemple, que les catégories populaires qui ont voté pour Donald Trump ne lui ont pas du tout tenu rigueur du fait que leur sort ne s’est pas amélioré pendant sa présidence. Au contraire, dans nombre de zones pauvres, les overdoses, liées à des prises de médicaments dangereux, sont devenues, pendant cette présidence, un véritable fléau.

Ce qui compte, pour eux, est d’entendre l’écho de leurs cris, de leur protestation et de leur souffrance. Au total, c’est une stratégie nihiliste, une course à l’abîme où les menaces de mort fleurissent, ou l’on n’attend plus rien d’un débat ouvert, et où on cherche surtout à se prémunir de la menace que représentent les « autres ». Sigmund Freud aurait parlé d’une pulsion de mort qui se donne libre cours.

Viva la muerte

J’ai repensé, alors, à l’expression répandue au moment de la guerre civile, en Espagne : « viva la muerte », « vive la mort ». Si j’en crois Wikipedia (il faudrait vérifier), l’histoire de cette expression est suggestive. Elle est devenue le cri de ralliement des franquistes. Elle a été forgée par un général, lui-même gravement blessé lors d’un conflit précédent.

L’épisode où cette formule survient est une séance publique à l’université de Salamanque. Le recteur de l’université, un homme, d’habitude, plutôt modéré, se défend de la main mise croissante des franquistes qui voudraient faire rentrer l’université dans le rang. Et il finit par critiquer ouvertement la tournure, à ses yeux, indigne et « incivile » que prend la guerre. Lors de sa dernière (on va comprendre pourquoi) intervention en public, il tient, en présence du général en question, le discours suivant : « Le général Millán-Astray est un invalide [comme le sont hélas beaucoup trop d’Espagnols aujourd’hui]. Tout comme l’était Cervantès. […] Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès [qui] éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millán-Astray voudrait créer une nouvelle Espagne – une création négative sans doute – qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre ».

L’attaque est frontale et la séance devient houleuse. Le général vocifère, crie : « mort aux intellectuels », puis le fameux « vive la mort » qui ne fait, hélas, que confirmer ce que dit le recteur dans son discours. Et ce qui aurait pu n’être qu’un trait d’humeur, prononcé au moment d’une échauffourée verbale, deviendra un véritable cri de ralliement …

Cette fascination pour la mort impressionne et elle refait surface, aujourd’hui, dans une multitude de contextes. On voit clairement que nous sommes complètement en train de dérailler. Mais c’est aussi ce que l’ensemble du fonctionnement économique a fait de ces couches sociales qui les éloigne, aujourd’hui, du désir de vie.

L’immigrant, cet éternel bouc émissaire

Sur le fond de la question de l’immigration, je suis totalement en phase avec le communiqué de la Fédération Protestante de France. J’en cite un extrait : « L’accueil de l’étranger est au cœur du message chrétien. Les protestants français n’oublient pas non plus que beaucoup de leurs ancêtres ont connu un exil forcé. À ce titre la Fédération protestante de France soutient les actions de La Cimade comme celles des Églises et des autres associations membres de la Fédération de l’Entraide protestante. La Fédération protestante de France rappelle que les personnes migrantes arrivant en Europe ou dans notre pays sont d’abord des personnes humaines contraintes, pour de multiples raisons, de quitter leur pays et qui s’engagent dans des périples dangereux, souvent au péril de leur vie. En effet, les conditions d’accueil en France ne sont pas, contrairement à ce qui est souvent affirmé, les raisons de leur migration ». En fait tout le communiqué serait à citer.

Une inconscience effrayante

Là dessus, des péripéties politiques diverses et des arrières pensées électoralistes ont conduit à adopter un projet de loi qui va complètement à rebours de ce à quoi rendait vigilant le communiqué de la FPF.

Je remercie Aurélien Rousseau qui a mit le holà, et tous les députés de la mouvance macroniste qui ont voté contre ce projet de loi (et en particulier Sacha Houlié, député de la circonscription voisine de la mienne), qui ont eu le courage de dire non, tout en sachant qu’ils se marginalisaient, de fait, au sein de ce mouvement.

Mais ce sont les réactions à ces oppositions internes qui m’ont le plus effrayé. D’après le journal le Monde, Emmanuel Macron aurait accueilli les députés récalcitrants en disant : « Qu’est-ce qui ne vous va pas dans ce texte ? », comme si la réponse à cette question n’était pas évidente. Plus tard, le même a présenté, lors d’une interview télévisée, ce projet de loi comme un « bouclier », ce qui en dit long sur sa vision de l’immigration.

Or, quiconque a accompagné, de près ou de loin, des personnes arrivant en France, sait que leur parcours d’insertion est une course d’obstacle épuisante et qu’il n’est nul besoin de rajouter des difficultés pour décourager des personnes. Tout cela témoigne d’une ignorance effrayante du désespoir dans lequel vivent les personnes quittant leur pays et de la souffrance qu’elles vivent d’ores et déjà en arrivant en France. Il suffirait d’aller un peu sur le terrain pour en prendre la mesure.

En l’occurrence, et pour faire passer son projet de loi, le président de la république a pratiquement intégralement accepté les amendements demandés par LR, et il est assez malvenu de s’étonner que des gens plus à gauche que LR prennent mal une telle option. De même ironiser sur les « bonnes âmes qui lui disent : c’est pas bien ce que vous faites », comme le rapporte encore le journal le Monde est déplacé. Le débat se serait donc « embrasé », il s’agirait d’une tempête dans un verre d’eau… Que dire devant de telles affirmations ? Ou bien il s’agit de la réaction de défense de quelqu’un qui ne veut pas admettre qu’il s’est fait piéger, ou bien il s’agit vraiment d’une ignorance voulue et entretenue de ce que pensent les bonnes âmes en question, dont je fais partie.

Le jeu dangereux avec le conseil constitutionnel

Là-dessus je découvre aussi dans la presse (cette fois-ci, c’est le site de l’Obs) que le président de la République et la Première ministre Elisabeth Borne, ont convaincu la ministre de l’enseignement supérieur de ne pas démissionner en lui assurant (selon l’entourage de la ministre) « que les mesures concernant les étudiants » dans ce texte, notamment la caution demandée aux étudiants étrangers, « seraient révisées si elles n’étaient pas censurées par le Conseil constitutionnel ».

Là il est difficile de dire plus clairement que président et première ministre espèrent que le conseil constitutionnel va censurer une partie de la loi. Autre manière de dire que l’on est prêt à accepter une loi, à la défendre, à s’en vanter, tout en espérant que d’autres vont se charger de revenir à plus de justice. En d’autres termes, on est dans le symbole et l’électoralisme le plus complet, très très loin d’une politique qui correspond à des convictions que l’on assume.

Et cette manière de compter sur le conseil constitutionnel pour rectifier le tir est dangereuse : on dérive vers un scénario à l’américaine où c’est le cour suprême qui fait la loi et non pas les élus de la république.

Alors les immigrants ?

Porter un peu attention aux immigrants, à leur parcours, à leur souffrance est-ce être aveugle ? Là aussi, il suffit d’avoir, ne serait-ce que vaguement, contribué à accueillir des immigrants pour savoir qu’ils ne passent pas leur temps à faire des sourires à ceux qui les accompagnent, qu’ils ne sont pas toujours reconnaissants, que certains essayent de profiter voire d’abuser de l’aide qui leur est apportée. Bref, les immigrants ne sont pas des bons immigrants : ils sont comme chacun de nous ; surprise !

Mais là n’est pas la question. Comme le dit le texte de la FPF, il vaut la peine de se souvenir de notre histoire : est-ce que jamais personne n’est venu à notre aide alors que rien ne l’obligeait à le faire ? Ce n’est pas une histoire de mérite, de rectitude morale ou quoi que ce soit, c’est juste prendre la mesure du fait que nous sommes dépendants les uns des autres.

J’entends aussi que « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ». Oui, bien sûr. Mais parler ainsi, c’est supposer qu’il y a la misère du monde d’un côté et nous de l’autre. Comme si nous n’étions pour rien dans cette misère.

Et passer tant de temps à supposer que tous nos problèmes viennent de cette « misère » qui pourrait nous « envahir » et contre laquelle il faudrait construire des « boucliers », c’est détourner très largement le regard de nos insuffisances qui apparaîtraient plus clairement à nos yeux si nous n’usions pas, sans cesse, de ce bouc émissaire commode.

Une société qui s’éloigne des mathématiques

Ainsi donc, le niveau des élèves français en mathématiques chute, d’enquête PISA en enquête PISA. Tout le monde pousse des cris et le ministère promet des mesures pour tenter d’enrayer cette chute.

Des mathématiques réduites à l’addition dans la vie quotidienne

Mais personne ne s’interroge sur le niveau en mathématiques du français moyen. Or, pourquoi les élèves s’investiraient-ils dans quelque chose dont la société, autour d’eux, se détourne ? Dans la pratique, le seul outil mathématique que la plupart des français utilisent est l’addition. Peu de gens sauraient faire une soustraction sans erreur de retenue. Pour rendre la monnaie, les commerçants préfèrent, d’ailleurs, additionner le prix du bien et l’argent qu’ils rendent jusqu’à arriver à ce que le client leur a donné. C’est plus sûr. Si vous donnez 10 euros pour quelque chose qui vaut 3,50 euros, le commerçant vous dira : 4 (en vous montrant une pièce de 50 cents), puis 5 (en vous montrant une pièce d’un euro), puis 10 (en vous montrant un billet de 5 euros).

De fait, nous avons de moins en moins de choses à calculer : le GPS nous indique directement l’heure d’arrivée prévisionnelle de notre périple, sans que nous ayons besoin de calculer une moyenne, ou d’additionner des heures et des minutes. Les balances de cuisine calculent les tares des récipients, automatiquement. Nous payons beaucoup de petites sommes en carte bancaire et c’est le serveur de la banque qui fait les additions. Et, même mesurer un objet pour savoir s’il rentrera quelque part n’est pas la solution la plus souvent retenue : un grand nombre de personnes préfèrent « essayer pour voir ».

Et ne parlons pas de ce qui, dans les mathématiques, est autre chose que du calcul : j’ai, une fois, soulevé l’hilarité en mentionnant la médiatrice d’un segment de droite. J’ai aggravé mon cas, en disant que rester sur cette médiatrice était le moyen de rester à égale distance des deux extrémités du segment. Surfaces, volumes, intégrales, dérivées, fonctions continues, nombres imaginaires : toutes notions que beaucoup de bacheliers manient lorsqu’ils ont 18 ans, sont retombées dans la brume quelques années plus tard.

Rendre les mathématiques concrètes ? Mais comment faire ?

Plusieurs spécialistes de l’apprentissage des mathématiques disent que la direction à suivre est de rendre les questions mathématiques concrètes ou, du moins, de montrer comment elles éclairent des situations concrètes.

Mais, vu ce que nous venons de dire, on perçoit la difficulté : il y a de moins en moins de situations concrètes où le détour par les mathématiques est intéressant. Le journal Libération a interviewé Charles Torossian directeur de l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation et auteur d’un rapport sur l’apprentissage des mathématiques (journal du 6 décembre). Il donne des exemples sur la manière de rendre (d’après lui) les mathématiques concrètes : « Les mathématiques servent à comprendre le monde. (…) Aujourd’hui, si vous voulez prendre le train, les mathématiques permettent de saisir la notion de durée, les prix. Le théorème de Pythagore est le premier théorème sérieux qu’on peut démontrer (mais on ne le démontre qu’en 4e !), c’est un argument imparable. Avec lui, on peut estimer à l’œil le rayon terrestre, sans instrument, juste par un calcul (à condition d’avoir une idée précise de la distance où se trouve la ligne d’horizon, ce qui n’est presque jamais le cas). On démontre ce théorème pour que l’élève ne gobe pas n’importe quoi. (…) Si vous prenez une feuille et la pliez en trois dans le sens de la longueur, après en trois dans le sens de la largeur, les rectangles n’ont pas la même forme. Ils ont quand même la même surface. C’est ça les mathématiques. C’est la capacité à raisonner à partir d’une expérience ».

Mais beaucoup des gens qui prennent le train ont la durée du trajet directement inscrite sur leur téléphone et il se préoccupent, d’ailleurs, plus de leur heure d’arrivée que de la durée. Quant aux deux exemples qu’il donne, ensuite, je pense que, précisément, ils n’intéressent que des personnes qui aiment, comme disait un des meilleurs enseignants que j’ai eus, « jouer avec les mathématiques ». Ces histoires de calcul du rayon de la terre et de pliage de feuille laisseront de marbre la plupart des élèves, j’en ai peur.

Et il y a plus grave que cela encore : pendant tout un temps on considérait que les modèles mathématiques constituaient une sorte de matrice du monde créé. Même dans le domaine artistique, au début du XXe siècle, une partie des peintres qui ont initié le domaine de l’art abstrait, ont cherché à représenter des structures sous-jacentes, qui rejoignaient des formes géométriques. En comparant musique et peinture ils ont cherché des rapports de proportion qui évoquaient les harmonies (mathématiques) des vibrations sonores. Même les sciences sociales et la linguistique ont été marquées par le structuralisme. Bien sûr, l’homme de la rue, dont nous parlons, n’évoquait rien de tel. Mais l’idée d’un univers structuré (éventuellement par la lutte des classes) était bien plus commune qu’aujourd’hui.

Dans l’Antiquité, Plutarque avait attribué à Platon la formule : toujours, Dieu fait de la géométrie. Je pense que la plupart des personnes qui croient en Dieu, aujourd’hui, ne l’imaginent pas comme un géomètre.

Aujourd’hui, on est beaucoup plus frappé par les théories du chaos, l’imprévisible, les ruptures et (en fait, ce n’est pas l’objet de ce papier) on a même démontré depuis plus d’un siècle, qu’un système obéissant à des règles constantes pouvait parfaitement avoir un comportement imprévisible.

Les mauvais comptes de l’économie et de la politique

Qui calcule, qui pense aux rapports entre les êtres et les choses, aujourd’hui ? Les décideurs politiques n’en donnent guère l’exemple. Les personnes ou les organismes qui rapportent des calculs qui contreviennent à tel ou tel projet politique sont rarement félicitées !

Le président du Conseil d’Orientation des Retraites, Pierre-Louis Bras, a eu le malheur de dire, dans un exposé prudent et équilibré, à l’automne 2022, que le système des retraites ne dérapait pas financièrement. C’était le résultat de plusieurs calculs qui incluaient une diversité d’hypothèses qui étaient, chacune, clairement précisée. Mais c’était une mauvaise nouvelle pour un pouvoir qui voulait imposer une réforme des retraites. Il a été remplacé, un an plus tard, par un personnage plus à l’écoute dudit pouvoir.

Près de chez moi, c’est le projet de plusieurs mégabassines qui fait débat. L’agence de l’eau a commandité une étude à Suez consulting (une officine peu soupçonnable de parti pris écologiste) qui a conclu que, compte tenu des mesures hydrologiques, il n’y avait pas assez de réserves d’eau pour remplir les 30 mégabassines prévues par la préfecture. C’est une étude mesurée, qui ne s’oppose pas aux mégabassines sur le principe, mais qui montre que certaines d’entre elles, au moins, ne peuvent pas être mises en oeuvre. Comme l’a rapporté le site Médiapart, la préfecture n’a pas goûté cette étude, a refusé de la prendre en compte et a freiné sa diffusion. La démarche, hélas, n’est ni nouvelle, ni si rare que cela.

Alors, quand les citoyens se rendent compte que les jeux de pouvoir conduisent à tourner le dos aux calculs précis, pourquoi s’intéresseraient-ils aux modèles mathématiques qui les soutiennent ?

Une difficulté à admettre autre chose que la perception directe, de la part du citoyen

Il est d’ailleurs devenu très difficile d’employer un argument chiffré dans le débat public. Encore plus près de chez moi, les habitants d’une rue voisine, trouvant qu’elle était traversée par trop de véhicules, ont demandé à ce qu’elle soit mise en sens unique. Il était évident que les rues proches allaient récupérer une partie du trafic ainsi dévié et un modèle de transport très simple pouvait prédire presque parfaitement ce qui se passerait. Mais la municipalité a renoncé à employer un tel argument. Elle a simplement proposé de faire l’essai. Naturellement, peu de temps après, c’est la rue adjacente qui a demandé à bénéficier, elle aussi du sens unique. L’essai s’est poursuivi jusqu’à ce que la troisième rue, devenue rapidement très chargée demande à rejoindre, à son tour, la cohorte des rues en sens unique. Alors, et tout d’un coup, les habitants de la 4e rue, qui allait récupérer tout le flux ainsi détourné, ont, eux, anticipé ce qui allait arriver et c’est à ce moment qu’une réunion publique a été possible et que les services techniques de la mairie ont pu mentionner quelques chiffres. Mais il fallait l’expérience du détournement des flux pour que suffisamment d’habitants « croient » les chiffres. On est aujourd’hui revenu à la situation initiale, modulo quelques ralentisseurs supplémentaires dans les rues concernées.

Le détour par l’abstraction que représentent les mathématiques fait de moins en moins sens. Un tel détour n’a, en fait, jamais été adopté que par une minorité, mais cette minorité, me semble-t-il, avait plus de moyens de se faire entendre hier qu’aujourd’hui et, pour revenir au point de départ : qu’est-ce qui peut, aujourd’hui, motiver un élève pour investir dans une discipline à ce point laissée de côté dans la vie sociale ?

Bien sûr les mathématiques sont utilisées dans l’ingénierie. Mais, même là, pour un ingénieur moyen, son travail consiste plus souvent à utiliser un logiciel qu’à concevoir un modèle théorique ou à calculer. L’informatique est, certes, une discipline formelle qui suppose de manier des raisonnements logiques. Mais faire tourner un logiciel, le « dé-buguer », l’utiliser pour concevoir un ensemble industriel, est autre chose que de mener un raisonnement mathématique. Et on jugera, là aussi, un logiciel, plus à l’aune de son efficacité ou de sa « transparence », c’est à dire sa capacité à rejoindre les perceptions intuitives de l’usager, qu’à la simplicité de son architecture logique.

Faut-il déplorer une telle évolution ? En tout cas, avant de pousser des cris sur le niveau des élèves, il faut prendre la mesure de cette tendance lourde.

Dieu est-il géomètre ?

Et par ailleurs, on n’est pas obligé de voir Dieu comme un géomètre. Dans le premier récit de la création, dans le livre de la Genèse, certains commentateurs ont voulu voir la patte de prêtres avec leur ritualisme. De fait, c’est un univers ordonné et rythmé qui nous est décrit. Mais pas seulement. Il y a aussi une force de vie qui se déploie et qui provoque du grouillement, du mouvement et des créatures inquiétantes : « Dieu dit : Que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l’oiseau vole au-dessus de la terre face au firmament du ciel. Dieu créa les grands monstres marins, tous les êtres vivants et remuants selon leur espèce, dont grouillèrent les eaux, et tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon » (Gn 1.20-21).

Mais il y a assurément un lien entre la sécularisation et la diminution de l’usage des modèles abstraits : on sacrifie tout à l’impression directe, sans s’interroger sur des motifs de fond qui pourraient changer ladite impression, lui donner une autre perspective, un autre sens.

Prendre l’épée … un choix lourd de conséquences

Les anabaptistes non-violents, au XVI° siècle, citaient volontiers le déclaration-proverbe de Jésus : « celui qui prend l’épée périra par l’épée » (Mt 26.52). Il est vrai qu’ils avaient payé pour le savoir. L’option non-violente a, en effet, pris le dessus en leurs rangs après les massacres de la guerre des paysans de 1525, où on estime le nombre de victimes à environ 100.000 ! C’était Thomas Muntzer et ses partisans qui avaient pris l’épée et étaient, finalement, restés sur le carreau.

Ces anabaptistes soulignaient, par là, que prendre l’épée vous faisait entrer dans un certain type de rapport de force qui n’était pas sans conséquences. Naturellement, on connaît beaucoup de gens qui ont pris l’épée et sont morts dans leur lit. A l’inverse, Jésus qui demande, au travers de cette formule, à Pierre de remettre son épée au fourreau, au moment de son arrestation, périra peu après sur la croix. Le rapport n’est donc pas aussi direct.

Mais il n’en reste pas moins qu’utiliser une arme n’est pas anodin et est porteur de conséquences à long terme. Et ce que l’on voit aujourd’hui, c’est qu’à partir du moment où on cherche à régler un problème par « l’épée » ou par toute arme plus moderne, on rentre dans une histoire sans fin où l’on n’a jamais assez et où l’escalade survient très facilement si on n’y prend pas garde.

La répression appelle la répression

Depuis une bonne cinquantaine d’années (au moins) on cherche, en France, à régler des enjeux par la répression. Or cette répression n’apparaît jamais, aux yeux de ses partisans, comme suffisante : il en faut toujours plus. On ne parvient jamais au but recherché et on imagine, en conséquence, qu’il faudrait aller plus loin dans la répression et ainsi de suite, à l’infini.

Pour certains il y a toujours trop de délinquance, toujours trop d’insécurité, toujours trop d’incivilité. Je ne nie pas que de tels problèmes existent. Ils appellent forcément un minimum de répression. Mais ils n’appellent certainement pas un maximum de répression. Et, en tout cas, on ne réglera pas du tout de tels problèmes par une fuite en avant, par un suréquipement technique des forces de l’ordre et surtout en considérant que l’usage de ces forces de l’ordre est l’alpha et l’oméga de l’action publique.

Il est certainement plus complexe de chercher à inclure une grande variété de groupes sociaux dans le jeu économique et social, ou d’entendre les revendications de ceux qui sont victimes d’injustice, mais c’est quelque chose d’indispensable si l’on veut sortir de la violence ordinaire qui gangrène la société française. Et puis, il ne faut pas imaginer non plus que l’on va trouver une « solution » complète à de tels problèmes. On est obligé de tolérer une certaine dose de dangers, de désagréments, d’actes délictueux, si on ne veut pas se retrouver dans un monde quadrillé par des gardes armés et des sociétés de gardiennages.

Quand on commence à régler un problème par la force plutôt que d’en chercher les racines on s’engage, ainsi, dans un processus dont on ne voit pas la fin. C’est collectivement que nous pourrions bien périr par l’épée si nous n’y prenons pas garde.

Le mirage d’une immigration qui se plie à nos désirs

Les discussions qui entourent le projet de loi actuel sur l’immigration donnent un nouvel exemple de cette spirale sans fin. Pour certains il y aura toujours trop d’émigrés en France. Et ils imaginent donc de nouvelles dispositions plus répressives pour tarir un flux qui sera toujours trop élevé pour eux.

Certains rêvent d’émigrés qui leur obéiraient au doigt et à l’œil : qui viendraient quand on a besoin d’eux et qui repartiraient quand on n’en a plus besoin. Mais c’est ignorer que beaucoup d’émigrés ne viennent pas de gaîté de cœur en Europe et que c’est bien souvent poussés par le danger et le désespoir qu’ils tentent des manœuvres périlleuses pour pénétrer dans l’espace Schengen.

D’ailleurs une partie de ces migrants quittent leur terre parce que, précisément, ils sont chassés par des conflits militaires (éventuellement des guerres civiles) qui appellent d’autres conflits militaires et ainsi de suite.

Il n’y a pas de solution simple à de tels enchaînements, mais la stratégie : guerres + maintien des inégalités économiques entre pays (guerre économique si l’on veut) + accueil de plus en plus répressif des migrants est promise à l’échec.

Et au plan international ?

Il est clair, au plan international, que l’on doit faire face à des puissances qui ne reculent devant aucune menace et sont prêtes à déclencher des guerres à droite et à gauche. A vrai dire on se demande, en ce moment, qui va être le prochain à sortir son revolver.

Mais, une fois que l’on a dit cela, est-ce qu’il n’est pas un peu inquiétant que l’on recense un peu complaisamment, jour après jour, l’arsenal croissant que les pays de l’OTAN mettent à disposition de l’armée Ukrainienne ? Est-ce que c’est là notre seul espoir ? Est-ce que nous ne sommes pas, à notre insu, entraînés dans un engrenage dont nous aurons toutes les peines du monde à sortir ?

La formule du Christ s’adressait à ses disciples et non pas à un gouvernement. Je peux entendre que, pour un gouvernement, un moment donné, le recours à la force soit la moins mauvaise solution qui lui semble possible. Mais après, une fois que l’on a eu recours à la force, que fait-on ? Le risque est de répondre aux problèmes laissés en suspens à cette occasion par un surcroît de force. L’usage de l’épée n’est nullement anodin. Il secrète sa propre logique et finit par rendre dépendant.

Celui qui prendra l’épée deviendra vite captif de l’épée.

Se convertir … c’est-à-dire ?

On ne peut pas dire que le modèle de la conversion religieuse fasse envie, en ce moment. Il semblerait que, de toutes parts, le zèle religieux ressemble dangereusement à une incitation à la haine de l’ennemi.

Bon nombre des récits de conversion obéissent à une rhétorique assez standard : cela commence par un désespoir, une vie vide ou insatisfaisante, des comportements délinquants, une errance et puis, soudain, la lumière. Mais cette lumière a, parfois, tous les contours d’une nouvelle dépendance : dépendance à l’égard d’un gourou, d’une idéologie, d’une envie de meurtre, ou que sais-je ? Je suis frappé de lire, par exemple, depuis plusieurs années, des récits de conversion au jihad qui ressemblent à une sorte d’ultime espoir pour des personnes qui se sentent dévalorisées (y compris à leurs propres yeux). Mais est-ce tellement mieux dans d’autres univers religieux ?

Il y a des variantes mais, souvent, rejoindre une religion c’est rejoindre un milieu social avec ses limites et ses aveuglements. Aux États-Unis la conversion conduit souvent (pas toujours) à adopter le point de vue d’une classe sociale plutôt aisée qui se satisfait des inégalités sociales ou de la libre circulation des armes. Et les conflits armés qui se disséminent dangereusement, en ce moment, sur la planète, sont régulièrement soutenus par les plus convaincus des leaders religieux, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans.

Le plus et l’autre

Il y a, de fait, une collusion inquiétante entre conversion et extrémisme. Or le vocabulaire de l’extrême (qui est, remarquons-le, utilisé dans d’autres domaines que le champ religieux) relève du quantitatif : il faut faire plus et, tant qu’à faire, le plus possible. Et on voit comment, et paradoxalement, le domaine religieux est envahi par l’insubmersible passion de la société de consommation pour les critères quantitatifs.

Or, pour moi, la conversion ne relève pas du « plus » mais de « l’autre ». On cite souvent la formule que Paul Watzlawick avait employé, à propos du changement individuel et de la psychothérapie : spontanément, face à un problème, un individu va tenter de faire « plus de la même chose ». Il va chercher le « plus » avant de penser à tenter quelque chose de différent.

Et la conversion, telle que je l’entends, ne fait pas forcément de nous des extrémistes, elle nous fait nous intéresser à d’autres choses. A quelles choses ? Là, pour le coup, cela dépend à quoi ou pour qui on se convertit.

Il est clair, dans les récits du Nouveau Testament, que les disciples qui ont suivi Jésus ont été frappés par sa personne et qu’ils ont cherché à s’identifier à lui. Mais Jésus n’a eu de cesse de les déstabiliser et de les insécuriser en parlant, précisément, de sa propre mort : il ne leur a pas promis une aventure qui leur donnerait un surcroît de pouvoir ou de valorisation sociale.

Et il y a un moment où Jésus récuse, précisément, une demande quantitative de ses disciples qui lui demandent « d’augmenter » leur foi (Lc 17.5). On peut comprendre diversement la réponse de Jésus qui parle d’un arbre qui s’arrache et qui se jette dans la mer. Je porte attention, pour ma part, aux symboles de l’arbre (souvent employé, dans l’Ancien Testament, comme représentation d’un pouvoir ou d’un souverain qui trône en majesté) et de la mer (règne des forces du mal et de destruction). L’enjeu serait d’arracher justement le désir de pouvoir qui est en nous et de le renvoyer vers ce qu’il recouvre : la destruction et l’oppression. Et pour cela il suffit d’une foi minimum (et non pas maximum).

On observe nombre de conversions qui sont des moyens d’acquérir du pouvoir, de la force et donc de la violence. Mais Jésus propose une voie autre (et qui n’a pas été toujours suivie fidèlement ou respectée, d’ailleurs).

Et Paul, après le chemin de Damas, reste incontestablement un « agité », mais il ne respire plus « la menace et le meurtre » (Ac 9.1). En lisant la deuxième épître aux Corinthiens, on se rend compte, d’ailleurs, que sa conversion a libéré en lui une sensibilité à fleur de peau qui, sans doute, pouvait trouver un exutoire dans des attitudes agressives, mais a trouvé une autre voie d’expression.

La tentation du plus

Face aux tensions diverses qui agitent la société la tentation du « plus » est omniprésente : il faudrait être plus répressif avec les délinquants, expulser plus rapidement les personnes suspectes de radicalisation, augmenter l’arsenal répressif. Et cela vaut aussi pour ce qui concerne les enjeux environnementaux : avant de penser à s’engager dans une autre manière de faire les choses on pense d’abord à trouver plus de solutions techniques, à accélérer l’innovation, à ajouter d’autres molécules sensées corriger les effets néfastes des molécules actuellement répandues dans l’atmosphère. Dans tous les domaines on s’arc-boute avant de consentir à tester une autre voie.

Tout n’est pas simple et les états doivent agir dans des jeux de contraintes complexes et majeures. Mais les Églises, pour le moins, ont vocation a tester d’autres voies et à montrer qu’elles sont possibles et fécondes. Dans le contexte difficile qui est le nôtre, écoutons les voix qui nous suggèrent d’explorer d’autres voies et pas de devenir des extrémistes des voies les plus absurdes, qu’elles soient militaires, autoritaires ou techniques.