Nous avons perdu de vue l’essentiel

Jean-Luc Porquet a publié, dans le Canard Enchaîné du 31 mai, un article bref, mais décisif, sur les impasses dans lesquelles notre société se débat actuellement. On n’attend pas forcément des réflexions de fond dans un tel journal, mais la prise de recul est, ici, tout à fait bienvenue. Le point de départ est un commentaire sur l’invitation à l’Elysée de quatre « sociologues » (aucun n’a une activité actuelle de recherche dans ce domaine) pour tenter de renouer le lien avec un corps social qui échappe de plus en plus à la prise du politique. L’article reproduit le conseil critique formulé, à cette occasion, à l’adresse d’Emmanuel Macron, par Jean Viard : « Le problème, c’est que vous n’avez pas de récit face à la transition climatique. Vous nous racontez le piston, le moteur, le turbo… Mais l’enjeu, c’est le but, pas le capot de la voiture ! ».

Là dessus Jean-Luc Porquet ajoute un commentaire : « mais pourquoi attendre du Président qu’il nous fournisse un « récit » ? En est-il seulement capable ? Son « récit » ne peut que s’inscrire dans sa vision du monde, laquelle est dominée par un seul mot : « compétitivité ». Face à la « rupture de civilisation » qui s’annonce, tout ce que propose Macron, c’est que la France devienne « leader des industries vertes ».

Être le meilleur a-t-il un sens ?

Cette remarque est fulgurante dans sa banalité : nous nous sommes tellement habitués aux environnements compétitifs que questionner le sens même de la compétition est devenu étrange. Les compétitions sportives, par exemple, sont devenues des activités économiques majeures, alors qu’elles ne produisent aucun bien, sinon la compétition elle-même.

Mais cela vaut-il la peine d’être le meilleur ? Sans doute c’est un ressort puissant et je suis toujours frappé de voir l’excitation que provoque n’importe quel jeu de société ou n’importe quelle situation compétitive dans un groupe donné, à partir du moment où il s’agit de gagner ou de perdre. Mais, mis à part un bénéfice narcissique, qu’est-ce que l’on gagne au bout du compte ?

D’un point de vue sociétal, on gagne une société fracturée, dans laquelle, par définition, il y a beaucoup plus de perdants que de gagnants. N’est-il pas plus satisfaisant de mener tous ensemble une vie bonne et qui en vaut la peine ?

Le manque d’une vue d’ensemble

Certes le pouvoir politique essaye de faire écho aux enjeux climatiques. Mais Jean-Luc Porquet, décidément en verve, note qu’une série de mesures ne dessine pas un projet de société. Il relève le commentaire ironique et un rien désabusé du duo Menthon-Domenach dans la tribune « Double Je », du magazine Challenge du 25 mai, à propos des mesures annoncées par Elisabeth Borne : « on dira que le CNTE, nourri par le SGPE, permet de créer une SNBC en coordination avec la PPE et la SNB » !

Pour les ignares, comme moi, je vous traduis la phrase : on dira que le Conseil National de la Transition Énergétique, nourri par le Secrétariat Général de la Planification Écologique, permet de créer une Stratégie Nationale Bas-Carbone, en coordination avec la Planification Pluriannuelle de l’Énergie et la Stratégie Nationale Biodiversité !

Cette série de dispositifs, plutôt opaques, produit, en bout de course, une série de mesures sectorielles isolées les unes des autres, que les secteurs concernés n’ont pas vraiment envie de mettre en œuvre, dans la mesure où ils ont l’impression d’être les seuls à devoir faire des efforts. Or il faudrait arriver à dessiner un tableau d’ensemble où on verrait ce que chacun va devoir faire différemment et ce que tout le monde a à y gagner, alors que, pour l’instant, tout un chacun a l’impression de perdre quelque chose.

Faute d’une vue d’ensemble, la peur de perdre occupe tout l’horizon et provoque (comme le relève, une fois encore Jean-Luc Porquet) une forme de sidération qui coupe court à tout discours possible. On parle d’insécurité, de risque de descente sociale, d’écoanxiété, qu’avons-nous à gagner là-dedans ?

Et je retrouve la remarque pertinente faite par la CFDT à propos de la réforme des retraites : « fondamentalement, une bonne mesure, c’est un paquet de mesures qui répartit les efforts entre les employeurs et les employeuses, les travailleurs et les travailleuses et les retraité·es, sans oublier l’État ». Il faut, en effet, lier les mesures les unes aux autres, afin de convaincre tout un chacun que tout le monde est à l’œuvre.

Et puis il reste à proposer un horizon qui fait sens.

Une vie bonne est plus importante qu’une vie meilleure

Et, là encore, la compétition ou la recherche de la croissance pour la croissance ne sont pas de bons ressorts. Chacun rêve d’être plus riche ou d’avoir une vie « meilleure », mais qui se préoccupe de l’essentiel, à savoir, avoir une vie bonne ?

On a beaucoup rêvé, depuis deux siècles, que le sens de la vie se définissait par son avenir : un avenir radieux si possible. Et si on retournait vers le présent qui, sans doute, nous renvoie des questions gênantes, mais fondamentales : qu’est-ce que je fais aujourd’hui de ma vie ? quelles relations ai-je avec les autres ? est-ce que, plutôt que d’avoir plus, je pourrais envisager d’avoir une vie autre ?

Ce n’est pas seulement la présidence de la république qui est sidérée, aujourd’hui, face à ces questions. Le candidat à la dernière élection présidentielle qui s’approchait le plus de ces questions (Yannick Jadot) n’a pas plu. Beaucoup d’électeurs lui ont préféré un discours accusatoire et protestataire. Le corps électoral, à gauche, reste encore marqué par la conviction que l’essentiel est la répartition. Certes, mais la répartition de quoi ?

On devine la manière dont mes convictions chrétiennes me conduisent à répondre à ces questions. Mais je pense que d’autres peuvent se les poser et y trouver, aujourd’hui, des réponses. Après tout, vivre autrement, mais vivre bien ensemble, c’est quelque chose de concret et de compréhensible par tout un chacun, à partir du moment où l’on prend conscience qu’aujourd’hui nous vivons mal.

Au-delà du flux hyptonisant des images …

J’ai eu l’occasion de voir, récemment, à Lisbonne, une exposition du photographe italien Lugi Ghirri (qui était, d’ailleurs, passée par Paris en 2019). Je me retrouve souvent en sympathie avec ce que nous fait voir cet artiste. Cette fois-ci, un extrait de texte, en anglais, figurant dans un cartel, m’a beaucoup intéressé et je suis, on s’en doute, retourné vers la version française, publiée, à l’époque, par le musée du Jeu de Paume.

Ce texte de 1984 (!) nous parle, déjà, du flux incessant des images, de la rapidité de leur reproduction et de la manière dont tout cela modifie notre regard. Je cite l’extrait qui m’a frappé :
« Les techniques visuelles récentes ont provoqué une transformation de la qualité du regard, les images électroniques, les techniques vidéo semblent reléguer la photographie au grenier des antiquités ; mais, malgré tout, je crois qu’elle a encore un vaste espace devant elle. Les lieux, l’extérieur, l’intérieur, tout semble traversé par des stimuli visuels de plus en plus rapides et fréquents, mais tout cela nous empêche de voir clairement. Au milieu de cette mer hétérogène, dans ces lieux qui sont de plus en plus soumis à la domination totale [de la répétition du même, de lieu en lieu] et où la multiplication suit un rythme de plus en plus vertigineux, nous pouvons considérer la photographie comme un moment important de pause et de réflexion. La photographie, donc, comme moment de réactivation des circuits de l’attention, que la vitesse de l’extérieur avait fait sauter ».
On peut y réagir ne revendiquant une photographie de recherche avec des protocoles précis, mais ce n’est pas le point de vue de Luigi Ghiri. « Nous devons passer, écrit-il, de la photographie de recherche à la recherche de la photographie.
Rechercher une photographie qui indique de nouvelles méthodes pour voir, de nouveaux alphabets visuels […] Rechercher une photographie qui instaure de nouveaux rapports […] entre l’auteur et l’extérieur, de nouvelles voies, de nouveaux concepts, de nouvelles idées, pour entrer en relation avec le monde, chercher des moyens appropriés de le représenter, pour restituer des images, des figures, pour que photographier le monde soit aussi une manière de le comprendre ».

Chercher des moyens de représenter le monde, plutôt que de recevoir passivement les images qui finissent par en masquer tout sens : il y a là un chantier plus actuel que jamais !

Les échanges rapides de photos et de vidéo : une vision, à plat, du monde

Du point de vue de la circulation des images, notre monde n’a pas grand chose à voir avec celui de 1984. Nous recevons, via les réseaux sociaux, des images par dizaines. Elles sont surtout là pour nous montrer que tel ou tel « était là » à tel moment. Dans les expositions c’est devenu une manie de prendre un tableau en photo plutôt que de le regarder. On photographie ce qu’on mange, les lieux que l’on traverse. On se met en scène avec d’autres ou seul dans un décor. Mais l’ensemble est plutôt plat et ne nous dit pas grand chose. D’Instagram à Tiktok, on cherche à communiquer une expérience, pas beaucoup à s’interroger sur le monde.

Est-il encore possible de « réactiver les circuits de l’attention que la vitesse a fait sauter » pour parler comme Luigi Ghirri ? Sans doute, si on le veut ; et ses photos, même avec 40 ans d’écart, en témoignent (on les trouve facilement sur Internet, mais elles ne sont pas libres de droit). Et le défi n’est pas si récent : il a existé, sur le mode mineur, autrefois. Au XVIIe siècle alors que les bourgeois hollandais se font peindre dans leurs intérieurs, le choix de Vermeer est de toujours les montrer en train de penser à ailleurs, de ne pas être tout à fait là.

Dans la même scène, le tableau de droite montre, par exemple, une femme avec plus de recul sur son activité et (on ne le voit pas avec la mauvaise qualité de ma reproduction) dans sa balance il n’y a rien. Que fait-elle ? A quoi pense-t-elle ?

La pesée par De Hooch et Vermeer

On peut soit coller au présent et chercher à en avoir une image la plus ressemblante possible, soit « essayer de comprendre le monde », comme le dit encore Ghirri, en proposant un angle qui met les êtres et les objets en perspective.

Voir ou ne pas voir, dans l’évangile de Jean

Et ce n’est, finalement, pas si différent des considérations sur la vue qui traversent l’évangile de Jean. Lors de la guérison de l’aveugle-né, Jésus y dit : « C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles » (Jn 9.39). C’est une des nombreuses occurrences où Jean raconte combien il était difficile à une partie des personnes qui croisaient Jésus, de percevoir et de rejoindre son point de vue. Beaucoup avaient du mal à sortir de leur routine et des contraintes de leurs activités ordinaires.

Et nous butons, aujourd’hui, sur la même difficulté : nous avons du mal à donner du sens à ce que nous faisons, parce que nous ne prenons pas le temps de considérer notre vie avec distance et recul critique. Or ce n’est pas tellement difficile. Mais il faut sortir de la sorte d’apathie où nos sens s’engourdissent à force de voir défiler des images sans profondeur.

Quand la science dérange

Je ne cite pas souvent Nietzsche, dans ce blog. Il existe, pourtant, un très court texte (le § 251 du tome II de Humain, trop humain) intitulé : « L’avenir de la science » qui, en quelques lignes, me semble dire l’essentiel. Cela commence ainsi : « La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu ». C’est déjà un constat lucide : il est beaucoup plus passionnant de chercher, que d’accepter ce que les autres ont trouvé. J’ai dirigé plusieurs thésards, au cours de ma carrière, auxquels j’aurai pu (dû) adresser ces mots : citer les travaux antérieurs aux leurs les motivait, en effet, beaucoup moins que de retranscrire les idées profondes qui leur passaient par la tête ! Et c’est encore plus vrai pour quelqu’un dont le travail est en dehors du champ de la science. Les avancées scientifiques ne le passionnent, en général, pas beaucoup.

Et puis, ajoute Nietzsche (et c’est encore plus marqué à notre époque qu’à la sienne), nous avons emmagasiné à peu près toutes les découvertes scientifiques majeures qui, de la sorte, ne nous surprennent plus. Le plaisir qu’elles pourraient procurer s’en trouve, par conséquent, pratiquement réduit à néant. Et il envisage, de la sorte, un avenir qui ressemble beaucoup à notre présent : « l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur ancien territoire ».

Ici, Nietzsche parle de la science plus que de la technique. Il ne parle pas du plaisir qu’un nouvel appareil peut procurer (en mettant en œuvre des découvertes scientifiques parfois anciennes). La distinction mérite d’être relevée, car nous vivons, actuellement, une époque où l’innovation technique continue à être chauffée à blanc, tandis que la science, loin de nous procurer du plaisir, produit des énoncés parfois désagréables. L’intérêt pris à la vérité devient, dès lors, bien mince et, en effet, l’erreur, la fantaisie et les affirmations gratuites, intéressent beaucoup plus de personnes.

La science tâtonne, mais recoupe ses affirmations et, de la sorte, elle se trompe beaucoup moins que les discours ordinaires

Il ne faut pas confondre, purement et simplement, science et vérité : il arrive que la collectivité des scientifiques révise des affirmations antérieures. Il arrive, également, que l’un ou l’autre scientifique surinterprète des énoncés admis, pour leur en faire dire plus qu’ils ne disent. Un bon chercheur, d’ailleurs, doute plus que la moyenne : il s’interroge, en permanence, sur ce qui a pu passer inaperçu jusqu’à aujourd’hui.

La critique interne à la démarche scientifique et sa dimension collective font, cela dit, que la science se trompe moins que quiconque qui livre ses impressions et dit ce qui lui passe par la tête. Cela dit, il arrive que la science, comme le disait Nietzsche, délivre des affirmations qui procurent peu de plaisir, voire qui procurent du déplaisir si on les prend au sérieux.

La longue lutte pour faire reconnaître la toxicité de nombreux produits

Le ministre de l’agriculture a, ainsi, soulevé un tollé, récemment, en annonçant tranquillement, alors qu’il assistait au congrès de la FNSEA, qu’il allait demander à l’ANSES de « réévaluer » l’interdiction d’un herbicide : le S-métolachlore. Et cela, au motif que la France aurait quelques mois d’avance sur la décision européenne. Mais ces quelques mois de décalage ne font pas du S-métolachlore un produit moins dangereux, et ce, d’autant plus qu’il pollue les nappes phréatiques.

Il y a heureusement un député européen du groupe Renaissance qui a sauvé l’honneur de son parti en déclarant : « Après la décision de l’Agence européenne des produits chimiques et de l’EFSA, le sort du S-métolachlore devrait être scellé par la Commission européenne dans quelques semaines. La science est maintenant très claire concernant cet herbicide. La priorité est de travailler aux alternatives pour les agriculteurs, pas de mener des combats du passé » (Pascal Canfin, cité par le journal Le Monde).

Le ministre de l’agriculture a, en fait, exposé au grand jour ce qui, en temps normal, se passe en coulisse : les pressions, fausses études et manœuvres diverses, qui viennent se mettre en travers des travaux lents et sérieux qui cherchent à évaluer la toxicité de certains produits. En l’occurrence, l’ANSES n’a pas agi à la légère. Elle a commencé par tenter de modifier les règles d’usage de l’herbicide pour voir s’il pouvait contaminer moins les nappes. Et c’est devant l’échec de cette ultime tentative que, dix-huit mois plus tard, elle a prononcé l’interdiction du produit.

A vrai dire, le geste du ministre est tellement maladroit que l’on peut se demander s’il n’a pas évoqué volontairement cette manœuvre en public, afin de témoigner de sa bonne volonté à la FNSEA, tout en rendant impossible une telle révision.

Cela dit, pratiquement aucune interdiction d’un produit phytosanitaire ne se passe sans cris, sans tentatives de repousser son interdiction et sans contestation de la validité des expérimentations qui ont mené à son interdiction. Ce sont des affirmations scientifiques qui ne procurent aucun plaisir.

Quand la science dit ce qu’elle ne sait pas

Il arrive, également, que la science en dise moins qu’on le voudrait et qu’elle suscite l’inconfort parce qu’elle révèle tout ce que nous ne savons pas.

Ayant un peu plus de disponibilité d’esprit, ces derniers jours, j’ai voulu jeter un coup d’œil au rapport (de septembre 2022) du Conseil d’Orientation des Retraites. Il s’agit d’un document passablement technique et même la synthèse proposée est d’un abord difficile. En revanche, le COR a mis une ligne une vidéo où, pendant une heure, le président du COR (Pierre-Louis Bras) présente les principaux points du rapport en question. La présentation reste technique, mais est lumineuse : elle montre que la macro-économie et la démographie peuvent être autre chose que de l’idéologie. Pierre-Louis Bras détaille ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas et, à plusieurs reprises, il dit que les énoncés scientifiques qu’il manipule ne tranchent pas la question, mais qu’ils ouvrent le débat.

Le premier constat est que, à cause du nombre croissant d’annuités nécessaires pour toucher une retraite sans décote, l’âge moyen de départ à la retraite est en train de croître. Compte-tenu du comportement observé des générations concernées par les durées les plus longues, il va converger, dans les dix ans qui viennent, vers 64 ans. Naturellement, si on fixe à 64 ans l’âge minimum, cette moyenne va s’élever. Mais on voit, immédiatement, que cette mesure va toucher en tout premier lieu ceux qui ont commencé à travailler jeunes. Pour les autres, rien ne changera.

Cela c’est assez clair. En revanche, la question de l’équilibre du système des retraites, dans l’avenir, est fortement dépendante de l’avenir en question. Suivant la manière dont les gains de productivité et le taux de chômage évoluent, on peut avoir des scénarios variables. Cela ouvre la grande question de l’avenir de l’économie et on peut se demander, d’ailleurs, si ce n’est pas là un ressort majeur du blocage qui s’est produit : comment l’état peut-il justifier une mesure de long terme, alors qu’aucun avenir précis ne se dessine et que les menaces sont plus nombreuses que les promesses ? En tout cas, les auteurs du rapport n’ont pas dissimulé leur ignorance. Ils se sont contentés de faire des scénarios divers, en se limitant aux cas où les économies européennes ne rencontreraient pas de crises plus importantes que celles que nous avons connues ces dernières années.

Il en ressort que, même avec des hypothèses de gains de productivité modestes, le système n’est pas en train de diverger et qu’il pourrait même redevenir excédentaire. Cela supposerait, le rapport le dit, que les retraites soient revalorisées simplement en suivant le coût de la vie et que les salaires, en revanche, épousent les gains de productivité (donc soient revalorisés davantage).

Mais, comme le souligne Pierre-Louis Bras, cela ne tranche pas la question pour autant : on peut considérer que, d’ores et déjà, les retraites coûtent trop cher et on peut vouloir diminuer ce coût. « En revanche, les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite » (p. 3 de la synthèse).

Les hypothèses sur le taux de chômage créent une petite complication. Au total, l’hypothèse la plus probable est quand même qu’il y aura, dans les années à venir, un (petit) besoin de financement. Mais, une fois encore, cela ne clôt pas complètement le débat. L’État, en effet, aujourd’hui, contribue (indirectement) aux caisses de retraite du privé. Du fait, par exemple, de la transformation de la Poste et de France Télécom en entreprises où les salariés ont des contrats de droit privé, l’État paye les retraites des anciens fonctionnaires de ces structures, sans l’apport des cotisations des salariés qui les ont remplacés. Peu à peu cet état de fait va se résorber, de sorte que l’effort de l’État va diminuer. La question est de savoir ce que l’État va faire avec cette marge de manœuvre. Il peut (ou non) consacrer ces ressources à l’équilibre global du système.

Donc, l’expertise scientifique ouvre ici le débat, elle ne le tranche pas. Et pourquoi a-t-il été impossible de mettre ces questions ouvertement sur la table, au lieu de se murer, de part et d’autre, dans des postures rigides ?

Quand les jeux d’intérêt obscurcissent le débat

Au fil des épisodes qui ont émaillé la confrontation sur la question des retraites, aucun parti politique n’a été sincère. Du côté de la NUPES les cris, les invectives et les obstructions diverses, ont tenu lieu d’argumentaire. Du côté des Républicains, qui n’avaient aucune raison de ne pas voter cette réforme, les calculs sur l’avenir politique de X ou de Y, ont engendré le blocage. Et du côté du gouvernement, la succession d’arguments vite démentis et remplacés par d’autres, a montré que les vraies raisons étaient sans doute ailleurs.

Or il aurait été possible de mettre sur la table ouvertement les enjeux. Et, le pire, c’est que j’ai trouvé les bases d’une telle option dans un document de la CFDT de janvier 2023. Ce document procède d’une lecture attentive du rapport du COR. Vous pouvez vous y reporter. C’est un document qui a été peu commenté dans la presse, alors qu’il s’agit, je pense, du document qui présente le plus clairement les enjeux. Je ne vais pas reprendre les points techniques qu’il aborde (qui font largement écho à ce que j’ai écrit ci-dessus). Je vais citer un seul paragraphe qui explicite ce que demandait ce syndicat et ce qui aurait rendu possible une autre discussion : « fondamentalement, une bonne mesure, c’est un paquet de mesures qui répartit les efforts entre les employeurs et les employeuses, les travailleurs et les travailleuses et les retraité·es, sans oublier l’État » (p.6 du document). Or les mesures proposées par l’Etat font porter l’essentiel de l’effort sur les salariés et sur les salariés qui ont commencé à travailler le plus tôt. Est-ce qu’un tel argument ne peut pas s’entendre ? Est-ce que, sur la base de ce que l’on sait et de ce que l’on ne sait pas, une négociation ne pouvait pas s’engager ?

En tout cas, là n’ont pas été les termes d’une discussion qui a vite tourné court, au nom d’une orthodoxie économique qui, comparée aux énoncés précis et documentés du COR, ressemblait beaucoup à de l’idéologie.

La science ne dit pas forcément le vrai. Mais ceux qui contestent ses acquis ont souvent des raisons éthiquement douteuses de le faire.

L’usage de l’eau : des tensions qui en préfigurent d’autres

L’usage de l’eau fait l’actualité, ces jours-ci : entre les annonces du plan eau par Emmanuel Macron et les conflits autour des mégabassines du Poitou, beaucoup de gens se sentent concernés. J’ai pu mesurer, d’ailleurs, vu que je participe à une instance citoyenne, au niveau de l’intercommunalité à laquelle j’appartiens, que la question, à présent, déborde le cadre de la seule agriculture. Le citoyen de base s’interroge, désormais, sur son accès à l’eau potable (même s’il achète de l’eau en bouteilles). La perspective d’ouvrir le robinet, chez soi, et de ne rencontrer que le vide, génère une vive inquiétude.

Or les usages agricoles de l’eau sont parmi les plus importants ce qui, indirectement, accentue la pression mise sur le monde agricole. Encore faut-il se repérer dans le maquis des chiffres qui circulent et qui peuvent sembler dire tout et son contraire.

D’abord il faut distinguer entre prélèvement (provisoire) des ressources en eau et consommation (nette) de l’eau. Une centrale nucléaire, par exemple, utilise de l’eau pour son refroidissement, mais elle la remet pratiquement immédiatement dans le circuit : elle réchauffe l’eau (ce qui n’est pas dénué d’impact), mais sa consommation nette est très faible. Si le niveau d’eau baisse cela mettra la centrale en difficulté, mais elle ne contribuera pas à une pénurie d’eau.

Il en va autrement dans l’agriculture : une partie de l’eau qui est déversée (naturellement, ou via l’arrosage) sur les cultures, retourne immédiatement dans le sol, mais l’essentiel est capté par la plante elle-même, une partie s’évapore (y compris ce que la plante a capté, car la plante transpire) et devient, de la sorte, inutilisable à court terme. C’est dans le domaine de l’agriculture que la part d’eau consommée définitivement, dans l’eau prélevée est la plus importante.

On scrute, dès lors, de très près, les quantités d’eau consommées par type de culture ou d’élevage et c’est ainsi que la culture du maïs est pointée du doigt. Mais, là aussi, il faut se méfier des raccourcis.

Le maïs et sa dépendance à l’irrigation

Les producteurs de maïs ne manquent pas de rappeler que le maïs ne consomme pas plus d’eau que les autres céréales (voire un peu moins suivant les types de maïs considérés). Mais le maïs a un défaut majeur : la maturation de la plante est tardive (comparée au blé, par exemple) ce qui oblige à l’arroser pendant les mois d’été, quand il pleut peu et que la ressource en eau devient rare. Le blé s’arrose moins, voire pas du tout s’il pleut suffisamment au printemps, et il nécessite de l’eau à une période moins critique.

On a donc, au départ, spécialisé la culture du maïs, soit sur la façade atlantique où la pluviométrie était abondante, soit dans des bassins fluviaux où le prélèvement ne posait pas de problème.

La carte ci-dessous montre les régions de culture du maïs en France.

Le problème est que la pluviométrie diminue régulièrement, sur la façade atlantique, depuis plusieurs années. Donc l’eau qui semblait être une ressource inépuisable est devenue, progressivement, une ressource contingentée. Et la carte ci-dessous, qui recense la fréquence des restrictions d’usage de l’eau, montre que la situation, paradoxalement, est plus critique dans l’ouest que dans l’est ou dans le sud de la France.

Et cela vient du fait que l’on a trop tiré sur la ficelle : on voit dans le graphique ci-dessous que la consommation agricole d’eau est plus importante dans le bassin de l’Adour-Garonne que dans le bassin Rhône-Méditerranée, et qu’elle atteint en Loire–Bretagne, quasiment le niveau de Rhône-Méditerranéee.

(Source : SDES, Ministère de la Transition Écologique)

Il y a donc, spécialement dans l’ouest de la France, un conflit d’usage en été, entre l’accès à l’eau pour tout un chacun et l’arrosage du maïs. Et voilà comment est née l’idée de construire de grands stockages d’eau qui permettraient de ne pas peser, en été, sur les réserves d’eau, pour pouvoir arroser (surtout) le maïs.

Mais le hic est que, la pluviométrie moyenne déclinante et les épisodes de plus en plus fréquents de grosse chaleur, font baisser le niveau moyen des nappes, de sorte que l’idée de pomper dans les nappes en hiver est devenue tout sauf indolore.

Sortir de la culture du maïs n’est pas facile

L’idée presque évidente, face à de telles difficultés, est d’arrêter de cultiver du maïs dans ces régions. Quand le ministre de l’agriculture défend les mégabassines en disant que ses utilisateurs devront s’engager à mettre en œuvre plus d’agroécologie, il fait de l’humour involontaire, car le point 1 de l’agroécologie est de prendre en compte le contexte climatique pour adapter les cultures à ce contexte.

Au reste, tous les agriculteurs qui ont pris le virage d’une agriculture plus respectueuse des phénomènes naturels s’opposent à ces projets de retenue.

Mais pour les autres (qui représentent la majorité des agriculteurs) qu’en est-il ? Il n’est pas si simple de changer l’affectation des sols, car les exploitants sont pris dans un engrenage où tout se tient.

Le maïs sert avant tout à l’alimentation animale. Une première voie d’évolution serait de consommer moins de viande, mais là on voit que l’enjeu dépasse complètement l’agriculture. C’est nos modes d’alimentation qu’il faut remettre en question.

Pour ce qui est de la nourriture animale, le maïs est une solution très productive et sa culture est bien maîtrisée. En clair c’est une culture assez prévisible et de bon rapport. Les cultures alternatives sont plus aléatoires parce qu’elles n’ont pas été mises en œuvre sur une aussi longue durée. Et les éleveurs de bovins (dont certains cultivent eux-mêmes le maïs) poussés à la fuite en avant dans des exploitations de taille de plus en plus grande, font face à des équations économiques tendues, de sorte qu’ils ne sont pas prêts à prendre des risques sur le fourrage.

Donc on voit qu’un déséquilibre sur l’approvisionnement en eau met en péril toute une chaîne de production. Et on ne peut pas changer un des maillons de la chaîne sans, par ricochet, provoquer des mutations profondes sur le reste de la chaîne.

Il faudra en venir, tôt ou tard, à des révisions déchirantes

Pourtant il faudra en venir à des options que, pour l’instant, la majorité des acteurs refusent. La timidité des politiques publiques aujourd’hui affichées fait que ce basculement se fera probablement dans les larmes et la violence. L’état en est, d’ores et déjà, à expédier 20 escadrons de gendarmes mobiles, neuf hélicoptères, quatre véhicules blindés, quatre canons à eau pour défendre le chantier d’une des retenues. Le niveau de conflictualité atteint montre l’importance des intérêts contradictoires en jeu. Et plus la situation sera critique, plus la tension montera.

Le drame est que l’intérêt à long terme des agriculteurs s’oppose à l’intérêt à court terme de la plupart d’entre eux. Et aucun gouvernement n’ose pour l’instant dessiner les contours d’un avenir commun (bien au-delà de la seule agriculture) qui permettrait d’aborder ces questions critiques avec un minimum de sérénité.

Il nous faudra donc, contraints et forcés, en venir à des pratiques que nous aurions pu endosser, collectivement, avec fierté et optimisme. C’est sans doute là la tragédie qui a déchiré autrefois les prophètes puis ceux qui ont écrit les textes apocalyptiques du Nouveau Testament. Pourquoi les hommes tournent-ils aussi régulièrement le dos à ce qui pourrait leur permettre de vivre de manière digne et paisible ?

Le Christ créateur et la création

Il existe au moins deux grands textes (et plusieurs autres) dans le Nouveau Testament, qui nous parlent du rôle créateur du Christ. Le premier est le prologue de Jean : « au commencement était la Parole [et la suite du texte montre qu’il désigne ainsi le Christ] et la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu. [..] Tout ce qui a été fait a été fait par elle et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1.1, 3 et 4). Le deuxième est le cantique, au début de l’épître aux Colossiens : « en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui, et il est, lui, par devant tout ; tout est maintenu en lui » (Col 1.16-17).

On nous parle, dans ces textes, plus de réalités sociales : la Parole qui vient dans le monde, chez Jean, situe les échanges langagiers au cœur du propos ; et les Trônes, Souverainetés, Autorités et Pouvoirs, dans les Colossiens, évoquent de réalités peut-être métaphysiques, mais qui pèsent sur la régulation des relations sociales, assurément. Dans un premier temps, cela ne nous parle pas directement des animaux, des plantes et du monde physique.

Mais il faut quand même s’interroger : pourquoi avoir inscrit la personne du Fils dans le processus créateur, alors que nous assignons plus volontiers la création à la personne du Père ? Cela signifie que « la création tout entière » (pour citer l’épître aux Romains, 8.22) est atteinte par la chute, et que l’œuvre libératrice (on dit aussi rédemptrice) du Fils s’étend à toute la création. Le Christ vient affronter les forces du mal, les régulations sociales perverties, la nature blessée, les corps meurtris, et porte la promesse d’une guérison globale. Il ne vient pas annoncer le salut à des individus hors sol. Il annonce un Royaume qui englobe le monde dans lequel l’homme évolue, avec toutes les interactions qui traversent ce monde.

Le roi serviteur

Cela donne un éclairage particulier sur la fameuse question de la « domination » de la Terre par l’homme. Si toutes les Souverainetés et tous les Pouvoirs ont été créés en Christ, et pour lui, cela signifie que la manière dont il a vécu parmi nous éclaire la domination en question.

Or ce qui est souligné de manière récurrente, dans le Nouveau Testament, c’est que le Christ, Seigneur de tous les êtres et de toute chose est venu, non pas pour être servi, mais pour servir. Il a été, comme le dit la formule, un « roi serviteur ». Et (pour parler du prologue de Jean) si l’homme se distingue des autres animaux par un langage plus élaboré, cela lui donne surtout le devoir de se mettre à l’écoute de la Parole.

Christ vient pour rétablir le lien entre les hommes et Dieu, il vient pour rendre le dialogue à nouveau possible. Il veut nous associer au dialogue qui unit les trois personnes de la Trinité. Et il le fait en donnant : en payant de sa personne, en restant attentif aux autres et en allant jusqu’au don ultime, le don de sa vie sur la croix. C’est ainsi que nous sommes appelés à nous comporter à l’égard des autres humains. C’est ainsi, également, que nous sommes appelés à nous comporter avec les non-humains.

Le récit de la multiplication des pains : une manière indirecte de situer notre rapport à la création

Il y a certes, une difficulté : le Nouveau Testament utilise souvent le monde animal, le monde végétal ou le monde physique, comme des symboles pour évoquer d’autres réalités. Plusieurs récits parlent des arbres, par exemple, pour parler d’autre chose que des arbres. Les réactions imprévisibles et parfois destructrices de la mer, témoignent des forces du mal qui peuvent tout balayer sur leur passage.

Mais il y a quand même des récits qui renvoient au pouvoir créateur qui habitait Jésus et son Père, qu’il invoquait ; les pêches miraculeuses et les multiplications des pains. Là, les règles naturelles sont brisées. Elles sont brisées dans le sens d’une profusion généreuse. Mais Jésus se rendait bien compte qu’il ouvrait une parenthèse qu’il fallait vite refermer, si on ne voulait pas que tout cela débouche sur une exploitation éhontée des phénomènes naturels. C’est l’évangile de Jean qui a le plus clairement souligné ce risque.

La multiplication des pains provoque, en effet, une sorte d’émeute : « A la vue du signe que Jésus venait d’opérer, les gens dirent : Celui-ci est vraiment le Prophète, celui qui doit venir dans le monde. Mais Jésus, sachant qu’on allait venir l’enlever pour le faire roi, se retira à nouveau, seul, dans la montagne » (Jn 6.14-15). Tout de suite c’est l’ambiguïté : Jésus rencontre un désir de toute puissance, de la part de la foule, auquel il se soustrait. Il n’est pas question, pour lui, en étant roi, de représenter de telles attentes. Le lendemain, la foule revient, et Jésus est clair : « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé des pains à satiété » (v 26). Voilà ce que « dominer » la Terre peut signifier : consommer ses produits sans limite. Et celui qui se lance dans cette voie, ne rencontre, en effet, aucune limite : il aura toujours faim et soif (cf. par contraste le v. 35, qui est un écho à Jn 4.13-14).

Or l’essentiel de la mission des humains est ailleurs : « il faut vous mettre à l’œuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils de l’homme vous donnera » (Jn 6.27). Et cette nourriture, comme le dit la suite du texte, c’est la foi, c’est l’accueil de la générosité de Dieu, du don que le Fils fait de lui-même.

La prédation ou la conversation

On l’a dit, Jean parlant du Christ créateur, le désigne comme « la Parole ». Et c’est cette Parole que l’homme est appelé à rejoindre. Or les paroles du Christ, dans l’épisode de l’évangile que nous suivons, sèment la division : « Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples commencèrent à dire : Cette parole est rude ! Qui peut l’écouter ? […] Dès lors, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui. Alors Jésus dit aux Douze : Et vous, ne voulez-vous pas partir ? Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6.60, 66-68).

Le Christ nous appelle à donner comme lui-même a donné. « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 13.34). C’est ainsi que la parole de Dieu donne vie. Mais si nous devenons des prédateurs comme les autres et même pire que les autres, nous sommes même inférieurs aux bêtes.

C’est là l’alternative : manger le monde autour de nous, sans limite, ou parler et donner. Un freudien dirait qu’il nous faut sortir du stade oral où nous avalons tout, pour aller à la rencontre des autres, de tout ce qui est autre, avec attention et générosité.

En fait, dans le texte de la Genèse, Dieu fait défiler les animaux devant Adam pour qu’il les nomme (Gn 2.19-20). Or nommer peut avoir deux buts. Soit on étiquette pour mieux classer, pour réduire ce que l’on désigne à l’état d’un objet manipulable. Soit on nomme quelqu’un pour l’appeler et entrer en conversation avec lui. Or, dans ce défilé des êtres, Adam ne trouve pas vraiment d’interlocuteur. Adam est manquant et il lui faut Eve pour construire un échange. Mais à peine sont-ils l’un en face de l’autre qu’ils s’emploient à manger le fruit de la connaissance. Il suffirait de tendre la main et d’absorber le monde pour se sentir comblé ? Non, précisément. Une fois qu’ils ont fait cela ils se retrouvent nus.

C’est la même histoire que l’évangile de Jean nous raconte : au commencement était la Parole et avant la parole il n’y a rien. On peut voir le ministère de Jésus comme un « signe » (c’est le mot que l’évangile emploie régulièrement) qui donne sens à l’appel de Dieu. Ou bien on peut voir ce ministère comme le présentation d’un faiseur de miracles qui flattera notre désir oral de tout avaler.

On peut voir la Terre comme un lieu où Dieu nous a placés pour vivre, nous rencontrer les uns les autres et le rencontrer. Ou bien on peut voir la Terre comme un objet à notre disposition dont on peut tout attendre, tout exiger.

Malheur à toi, pays dont le roi est un enfant et dont les princes mangent dès le matin (Ecc 10.16).

Un monde animal qui échappe à notre prise

Quelle est la place des hommes dans la création ? Assurément, ils sont à part. Ils parlent et Dieu entame un dialogue avec eux. Les animaux possèdent des embryons de langage. Mais il est clair que l’espèce humaine diffère par ses pratiques et ses capacités des autres êtres vivants. Cela ne veut pas dire que l’homme est le seul but de la création, ou son aboutissement ultime. Cela ne veut pas dire non plus qu’il est sensé user des autres êtres vivants à sa guise, ni même qu’il le peut. Une fois encore, avant de revenir aux versets surinterprétés de la Genèse qui parlent, notamment, de « dominer » la terre, il faut prendre le temps de lire les passages bibliques qui soulignent les limites du pouvoir de l’homme et l’ampleur de tout ce qui lui échappe.

Le psaume 104 : grand psaume de la création, où l’homme est remis à sa place

Le psaume 104, par exemple, est une vaste fresque dans laquelle l’homme ne fait que de brèves apparitions. « Au lever du soleil, les bêtes se retirent dans leurs tanières et l’homme va à son travail et à ses cultures jusqu’au soir » (Ps 104.22-23). On ne nous en dit guère plus. La quasi-totalité du psaume décrit le monde créé, et le monde animal en particulier, d’une manière décentrée par rapport à l’homme. La mer, les montagnes et les animaux ont leur propre vie et Dieu s’occupe d’eux, tout comme il s’occupe de l’homme.

Le psaume les décrit avec des comportements semblables à ceux des humains : « tous comptent sur toi pour leur donner en temps voulu la nourriture : tu donnes, ils ramassent ; tu ouvres ta main, ils se rassasient. Tu caches ta face, ils sont épouvantés ; tu leur reprends le souffle, ils expirent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle, ils sont créés, et tu renouvelles la surface du sol » (v 27-30).

L’homme est un des acteurs présent dans cette vaste fresque, mais elle le dépasse de part en part.

Job et le deuil de la maîtrise sur les êtres

Et il existe un grand texte sur la création qui passe inaperçu, car il nous surprend et nous déroute : la réponse de Dieu à Job (Jb 38-41). Or il s’agit d’un texte décisif qui tourne complètement le dos à l’idée d’une maîtrise de l’homme sur la création et sur le monde animal en particulier.

Au départ, j’ai lu, comme beaucoup d’autres, le livre de Job comme traitant de l’énigme du « juste souffrant ». En le lisant et le relisant, au fil des années, un thème, apparemment secondaire, prend de plus en plus d’importance, à mes yeux : celui de la perte de maîtrise sur la nature, sur les autres et, de la même manière, sur les animaux. Il est possible que j’y sois de plus en plus sensible du fait qu’il est de plus en plus évident que l’évolution de la nature nous échappe, que nous faisons des ravages que nous ne parvenons pas à contrebalancer et que les réactions négatives du monde naturel commencent à nous impacter gravement sans que nous puissions y faire face. Othmar Keel, théologien allemand qui a longuement étudié le livre de Job, a lui aussi écrit, en 1993, une postface, au moment de la traduction française de son livre (paru en allemand en 1978) : Dieu répond à Job, où il prend conscience, alors qu’il voit poindre la crise écologique, à la fin du XXe siècle, de l’incroyable portée de ce texte pour une théologie de la création.

Le thème est déjà présent dans certains chapitres antérieurs du livre de Job. Au chapitre 28, par exemple, on trouve une longue méditation sur le savoir technique de l’homme, dans le domaine minier, et sur ses limites. Aux chapitre 29 et 30, Job découvre un arrière-monde social qu’il dominait, par le passé, et dans lequel il se retrouve plongé. Alors que ses amis l’interrogent sur une faute morale, Dieu l’interroge sur sa maîtrise illusoire. Job s’imaginait aux manettes d’un monde dont il était le centre : « Quand j’avais parlé, nul ne répliquait, sur eux goutte à goutte tombaient mes paroles » (Jb 29.22).

Or dans sa réponse finale, Dieu va lui dévoiler tout un monde qui lui échappe radicalement, notamment au chapitre 39, qui décrit une vie animale sauvage qui tourne le dos à la civilisation humaine. L’onagre (âne sauvage) est un des points d’orgue de ce tableau : « qui a mis en liberté l’âne sauvage, qui a délié les liens de l’onagre, auquel j’ai assigné la steppe pour maison, la terre salée pour demeure ? Il se rit du vacarme des villes et n’entend jamais l’ânier vociférer » (Jb 39.5-7).

Ramenés à une position plus modeste

Depuis le XVIIe siècle (au moins) nous nous sommes imaginés le monde naturel comme un objet sur lequel nous pouvions agir sans dommage. Selon le mot de Francis Bacon, on obéissait à la nature pour la commander. Et, dans la foulée, on a pensé qu’il nous serait possible de domestiquer le monde animal.  Nous avons piétiné des éco-systèmes qui avaient une logique que nous ne comprenions pas. Nous avons provoqué la disparition d’espèces sans nous émouvoir.

Et aujourd’hui, pour autant que nous commencions à comprendre les interrelations fines et complexes entre les différentes espèces animales, depuis les êtres microscopiques jusqu’aux grands mammifères, nous nous retrouvons comme Job face à l’onagre qui se rit du vacarme des villes.

Mais alors comment comprendre l’affirmation du livre de la Genèse : « Dieu bénit l’homme, mâle et femelle, et Dieu leur dit : Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre » (Gn 1.28) ? On peut (on doit) le comprendre en considérant les affirmations du Nouveau Testament qui nous parle du Christ comme Seigneur de la création. Tout a été créé par lui et pour lui, comme le dit l’épître aux Colossiens (Col 1.16). Et comment a-t-il exercé cette seigneurie pendant son ministère terrestre ? C’est ce que nous commenterons la semaine prochaine.

A suivre …

Une vision relationnelle de la création

Il y a deux gros écueils, dans l’approche chrétienne de la création. Le premier est la tendance à considérer l’être humain comme le nombril du monde et le deuxième (en partie lié au premier) est d’endosser une vision hiérarchique et autoritaire du monde, où tout doit obéir aux projets des humains. Je force le trait. Mais ces idées (au moins sur un mode atténué) sont souvent présentes et elles font perdre de vue des enjeux essentiels dans la crise écologique actuelle. Naturellement tous les chrétiens admettent que Dieu surplombe l’homme et qu’il juge son comportement. Mais beaucoup sont gênés quand ils doivent qualifier les rapports entre humains et non-humains (comme on dit aujourd’hui)

Pour ce qui est du « nombril du monde » ou de la vision anthropocentrique (pour employer un langage plus châtié) j’en parlerai la semaine prochaine. Cette semaine je vais examiner en quoi et comment les projets des êtres humains doivent composer avec d’autres êtres.

Aux racines de cette question, que j’ai qualifiée d’écueil, il y a la manière dont on comprend l’affirmation que « l’homme a été créé à l’image de Dieu ». En fait, je me suis rendu compte, au fil des années, de mes discussions et de mes lectures, qu’on la comprend différemment suivant la manière dont on se représente la société. On transporte notre vision des rapports entre être humains dans la manière dont on considère les animaux, les plantes et la terre. Ou bien on considère que la société est d’abord une hiérarchie ordonnée, les uns étant voués à commander et les autres à obéir ; ou bien on considère que la société est d’abord un ensemble de relations et d’échanges, au milieu duquel on désigne quelques personnes comme tiers pour arbitrer des conflits et solidifier des projets communs. Dans le premier cas on va considérer que la nature doit obéir à l’homme. Dans le deuxième cas on pensera plutôt que l’homme fait partie de la nature et qu’il doit construire des relations de respect et d’écoute avec le non-humain.

Le texte de la Genèse, inlassablement scruté et fouillé, s’étend sur deux versets. Et chacun des deux versets a ses fans ! Le premier groupe dont j’ai parlé aime bien lire : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! ». Et le deuxième groupe commente plutôt le verset suivant (1.27) : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa ». Dans ce dernier verset on voit que l’être humain est image de Dieu en cela qu’il est être de relation, mâle et femelle. Le vocabulaire même : « mâle et femelle » insiste sur l’appartenance de l’humain à la grande famille des entités qui vivent la différence sexuelle.

Il me faudra, au terme de ces articles, revenir sur le premier verset et voir comment le comprendre. Ceux qui ont l’habitude de me lire devinent que j’appartiens au deuxième groupe ! Je voudrais donc, pour l’instant, rejoindre les auteurs comme Jürgen Moltmann, Leonardo Boff (et beaucoup d’autres) qui ont insisté sur le paradigme relationnel, déployé dans ce regard mâle-femelle, puis amplifié considérablement dans le Nouveau Testament, où la relation entre les trois personnes de la Trinité prend une importance considérable. Dans ce cadre, l’appel adressé aux hommes et aux femmes est de rejoindre la relation d’amour qui unit le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Icône de Roublev.
Les trois anges qui apparaissent à Abraham, à Mamré ; figure des relations d’amour qui unissent la Trinité

Cette matrice, ce modèle, cet appel, concernent autant les relations sociales que l’attitude à l’égard de la création dans son ensemble : l’attitude des humains à l’égard des non-humains, doit avoir la même qualité d’écoute, de respect et d’attention à la différence, que ce à quoi Dieu nous appelle à l’égard de nos prochains.

Le livre d’Osée et la redécouverte de l’amour de Dieu comme fondement de notre existence

Le livre d’Osée, dans l’Ancien Testament, restitue bien ce qui se passe lorsque l’on perd de vue la relation à laquelle Dieu nous appelle. Et il montre également que cet appauvrissement de la relation fait basculer dans des attitudes plus autoritaires, plus violentes : point qui m’intéresse particulièrement. Et, comme de juste, lorsqu’il parle de guérison, de réconciliation entre le peuple et Dieu, les figures de l’interaction se multiplient.

On trouve de tout dans ce livre : des invectives et des critiques, pour commencer. Et, au milieu de ces longues pages de reproches, il y a des perles : « On prononce des paroles, on fait de faux serments, on conclut des alliances, et le droit pousse comme une plante vénéneuse sur les sillons des champs » (Os 10.4). Ce qui devrait supporter et conforter les liens entre les personnes, sert, au contraire, à détruire ces liens. La bonne conscience du riche s’étale plaisamment : « Ephraïm dit : Je n’ai fait que m’enrichir, j’ai acquis une fortune ; dans tout mon travail, on ne me trouvera pas un motif de péché » (12.9). Cette opulence matérielle fait perdre de vue l’essentiel et, au passage, l’oppression qui la rend possible. Un retour vers la sobriété s’impose, comme le dit la suite du passage : « moi, je suis le Seigneur ton Dieu depuis le pays d’Egypte. Je te ferai de nouveau habiter sous des tentes comme aux jours où je vous rencontrais » (12.10).

On devine, en lisant ces pages, une société qui a perdu la boussole, qui ne fait plus confiance en Dieu et qui préfère se livrer à l’idolâtrie des dieux Baals, dieux agricoles, plus en prise avec les enjeux d’enrichissements qui obsèdent tout un chacun. Le prophète parle au nom d’un Dieu abandonné, dont les habitants du pays n’ont pas compris l’amour : « quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Egypte j’ai appelé mon fils. Ceux qui les appelaient, ils s’en sont écartés : c’est aux Baals qu’ils ont sacrifié et c’est à des idoles taillées qu’ils ont brûlé des offrandes. C’est pourtant moi qui avais appris à marcher à Ephraïm, les prenant par les bras, mais ils n’ont pas reconnu que je prenais soin d’eux. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir » (11.1-4).

Les conséquences d’un tel état de fait sont globales et elles atteignent l’ensemble des êtres vivants : « imprécations, tromperies, meurtres, rapts, adultères se multiplient : le sang versé succède au sang versé. Aussi le pays est-il désolé, et tous ses habitants s’étiolent, en même temps que les bêtes des champs et les oiseaux du ciel ; et même les poissons de la mer disparaîtront » (4.2-3). On retrouve, de manière négative, la vision relationnelle de la création : tous les êtres sont solidaires, qu’ils le veuillent ou non, des dérives de tel ou tel. Un lien qui se défait, une intercompréhension qui se transforme en oppression, un respect qui se délite, portent des conséquences en cascade. On peut désigner des coupables des imprécations, tromperies, meurtres, rapts et adultère. Mais c’est le pays dans son entier, avec tous les êtres qui l’habitent qui se détruit. Nous sommes reliés les uns aux autres, pour le meilleur comme pour le pire.

Et, dans ce passage d’Osée, c’est pour le pire. C’est là la description d’un état du monde où la mort se donne libre cours. Comment sortir de cet engrenage fatal ? Et quelle serait la description d’un monde qui a retrouvé le chemin de l’amour, des relations positives et de la vie ? Les promesses de ce livre prophétique sont en miroir des imprécations et des avertissements : elles soulignent des relations restaurées.

La rédemption : un dialogue général restauré entre les différentes parties prenantes de la création

Commençons par la fin, par la promesse de libération, de rédemption (ce qui veut dire la même chose) finale : « et il adviendra en ce jour-là que je répondrai – oracle du Seigneur –, je répondrai à l’attente des cieux et eux répondront à l’attente de la terre. Et la terre, elle, répondra par le blé, le vin nouveau, l’huile fraîche, et eux répondront à l’attente d’Izréel » (Os 2.23-24). Un dialogue général s’instaure et il se cristallise en alliance : « je conclurai avec eux en ce jour-là une alliance, avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol ; l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité » (2.20). L’alliance, la paix, le dialogue qui s’instaurent, ont la même extension, la même globalité, que les destructions précédentes. Ils associent les humains et les bêtes, avec Dieu comme gouverneur. Et cela implique, comme c’est dit au verset 17, que le peuple, réponde lui aussi à Dieu.

Mais quel est le chemin qui mène à ce renversement ? Eh bien il commence par la frugalité, non pas pour le plaisir de la frugalité, mais pour revenir à la source, à l’essentiel, à ce qui rejoint le cœur de chacun. « Je vais les conduire au désert, dit de manière figurée la prophétie, et parler à leur cœur » (2.16). Le désert, en l’occurrence, est autant le souvenir de la sortie d’Egypte, de la libération de l’esclavage, que l’image d’une simplicité qui remet les enjeux dans une juste perspective.

Et qu’advient-il de la relation compliquée entre le peuple et Dieu ? Qu’advient-il de l’addiction de ce peuple aux dieux agricoles ? L’hébreu use d’un jeu de mot intraduisible en français : « il adviendra en ce jour-là – oracle du Seigneur – que tu m’appelleras « mon mari », et tu ne m’appelleras plus « mon baal, mon maître ». J’ôterai de sa bouche les noms des Baals » (2.18-19). Baal peut, en effet, être un nom commun qui signifie « maître », ou un nom propre qui désigne un dieu de la famille des Baals. Les deux sens proviennent, on l’imagine, de la même source. Ce que souligne le texte d’Osée est que les relations brutales qui prévalaient dans le pays teintaient la figure des dieux que les israélites adoraient. Or le but de Dieu, et cela traverse tout le livre d’Osée, n’est pas de dominer comme un maître inflexible, mais de nouer avec les hommes des relations d’amour réciproque.

La vision relationnelle de la création se nourrit donc, in fine, de cet amour ultime de Dieu.

Le sabbat de la terre … et l’attention aux pauvres

Il existe un commandement du Lévitique qui n’est pas souvent commenté : « Quand vous serez entrés dans le pays que je vous donne, la terre observera un repos sabbatique pour le Seigneur : pendant six ans, tu sèmeras ton champ ; pendant six ans, tu tailleras ta vigne et tu en ramasseras la récolte ; la septième année sera un sabbat, une année de repos pour la terre, un sabbat pour le Seigneur » (Lv 25.2-4). L’impression que donne la suite du texte n’est pas vraiment que la terre a besoin de se reposer, mais plutôt qu’elle a besoin qu’on la laisse vivre sa vie pendant un an. Dans le texte du Lévitique il est indiqué que l’on pouvait manger ce qui poussait spontanément au cours de l’année. Et c’était aussi une manière de mettre toute une série d’êtres à égalité : « Vous vous nourrirez de ce que la terre aura fait pousser pendant ce sabbat, toi, ton serviteur, ta servante, le salarié ou l’hôte que tu héberges, bref, ceux qui sont installés chez toi. Quant à ton bétail et aux animaux sauvages de ton pays, ils se nourriront de tout ce que la terre produira » (v 6-7). On retrouve l’inspiration des textes sur le sabbat qui associent tout le monde dans le repos. Le seul ajout à cette liste standard sont, ici, les bêtes sauvages, comme si elles profitaient spécialement du suspens de l’activité de l’homme.

Une disposition qui a sans doute été mise en œuvre, au moins à certaines époques

Une démarche aussi forte paraît un peu utopique, au point que certains doutent qu’elle ait jamais été mise en œuvre. Elle serait une sorte d’idéal inaccessible. On se demande dans ce cas, à quoi il servirait. Mais plusieurs indices laissent penser que c’était plus qu’une utopie.

L’indice le plus probant se trouve dans le premier livre des Maccabées où, au détour d’un épisode, on nous raconte la fin d’un siège : « ils n’avaient pas de vivres pour être à même de soutenir un siège, c’était en effet l’année sabbatique » (1 M 6.49).

Et puis il y a un indice indirect, c’est que le même commandement se trouve dans le livre de l’Exode avec un commentaire différent. Cela laisse penser qu’il s’agissait d’une pratique en vigueur qui a été regardée avec une pluralité de regards : « Tu n’opprimeras pas l’émigré ; vous connaissez vous-mêmes la vie de l’émigré, car vous avez été émigrés au pays d’Egypte. Six années durant, tu ensemenceras ta terre et tu récolteras son produit. Mais, la septième, tu le faucheras et le laisseras sur place ; les pauvres de ton peuple en mangeront et ce qu’ils laisseront, c’est l’animal sauvage qui le mangera. Ainsi feras-tu pour ta vigne, pour ton olivier. Six jours, tu feras ce que tu as à faire, mais le septième jour, tu chômeras, afin que ton bœuf et ton âne se reposent, et que le fils de ta servante et l’émigré reprennent leur souffle » (Ex 23.9-12).

Dans ce texte il y a un lien très direct avec le sabbat hebdomadaire (avec l’ajout, là aussi, des bêtes sauvages). Et on retrouve le double regard sur ce sabbat : d’un côté moment de repos qui fait écho au repos de Dieu ; de l’autre moment de liberté qui fait écho au souvenir de l’esclavage d’Egypte. « Tu te souviendras qu’au pays d’Egypte tu étais esclave, et que le Seigneur ton Dieu t’a fait sortir de là d’une main forte et le bras étendu; c’est pourquoi le Seigneur ton Dieu t’a ordonné de pratiquer le jour du sabbat » (Dt 5.15).

Cela nous renvoie vers l’idée d’un trop de travail qui finit par opprimer : on soumet les autres à l’esclavage pour qu’ils produisent davantage, on soumet la terre en tentant de lui faire « cracher » le maximum, et on marginalise les animaux sauvages en empiétant sur leur territoire. Il y a un moment, comme le dit le texte de l’Exode, où tout le monde a besoin de reprendre son souffle. C’est un minimum.

Une actualisation

Je tire de ce commentaire une considération assez basique : c’est parce que nous ne donnons aucune limite à notre travail que nous finissons par asservir les autres, les animaux domestiques et les bêtes sauvages. Ou, en prenant les choses dans l’autre sens : c’est parce que nous avons le moyen d’asservir les autres, les animaux domestiques et les bêtes sauvages, que notre activité n’a plus aucune limite. Si nous devions tout faire par nous-mêmes nous nous reposerions. Mais comme c’est d’autres qui le font, nous sommes prêts à leur demander n’importe quoi.

Cela me fait penser à l’idée « d’esclave énergétique » mobilisée par Jean-Marc Jancovici et Jean-François Mouhot : notre équipement mécanique nous fait perdre le sens de ce que nous exigeons de la terre, parce que nous avons perdu le contact avec elle.

Le jubilé, sabbat des sabbats, comme figure du salut

Le texte du Lévitique se poursuit en proposant, au bout de sept sabbats de la terre, une cinquantième année qui apure toutes les dettes et permet à chacun de récupérer la terre qu’il a dû vendre par nécessité. Cette année commence le jour du Grand Pardon : Dieu remet ses manquements à chacun et chacun remet ses dettes aux autres.

On a, naturellement, encore plus douté de la réalité de cette pratique. Pourtant, dans l’Antiquité, la remise partielle ou totale des dettes est souvent apparue comme une nécessité. Les déséquilibres économiques, liés à l’appauvrissement de pans entiers de la société, paralysaient la production et provoquaient des révoltes. Par contrainte cela a, à plusieurs reprises, conduit à annuler les dettes. Il ne s’agissait donc pas, de la part du Lévitique, d’une proposition hors-sol.

Proposition appliquée, par choix ou par nécessité, de manière intermittente ou régulière? En tout cas elle est devenue une figure du salut. Dans les grottes de Qumran on a retrouvé un fragment (11 Q Melkisédeq) qui est une sorte de pot pourri associant le texte de Lévitique 25 et d’autres textes annonçant le salut. Il associe, paix, justice et libération des dettes, au terme de dix jubilés. Ce thème (à défaut de ce texte précis) courrait manifestement dans le judaïsme, car c’est ainsi que Jésus, dans la synagogue de Nazareth, inaugure son ministère en citant un passage d’Esaïe (61.1-2) qui était rattaché dans le fragment de Qumran à l’année jubilaire : année de libération, de respiration, de remise des dettes : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction, pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur » (Lc 4.18-19).

Deuxième actualisation

Je doute qu’une telle démarche soit à notre portée, collectivement, aujourd’hui. Je suis néanmoins frappé de voir comment, dès que quelqu’un a un suspens dans son activité, il en vient à la considérer différemment et à se demander si ce qu’il fait a vraiment du sens. Les arrêts par force des confinements successifs ont engendré de multiples questions existentielles. Manifestement beaucoup ne se sont pas encore remis d’un tel choc.

Mais pour les chrétiens, à tout le moins, l’idée d’une respiration majuscule qui nous permettrait de nous ressaisir, d’interrompre notre course à l’abîme et de considérer la création et ce que nous y faisons, de considérer ce que nous infligeons aux autres, humains et non-humains, d’un œil neuf est une piste que nous devrions prendre au sérieux. Le jubilé s’accompagnait d’un double sabbat de la terre (deux ans de pause : la 49e et la 50e) et c’est dans la deuxième année que les possessions étaient redistribuées. Le texte de Qumran parle de « rémission » : il emploie le même mot pour la rémission des péchés et la rémission des dettes. On re-met : on pose les choses à nouveau pour partir d’un nouveau pas.

Et si nous ne le faisons pas, qui le fera ?

Ne méprisons pas les réparations partielles et provisoires : elles font partie de la création

Il n’est pas complètement évident de construire son action en référence au Dieu créateur. Il y a un côté intimidant, et ce que l’on peut faire semble un peu dérisoire en comparaison de son œuvre majestueuse. Dieu va-t-il s’occuper de tout, ou bien, au contraire, va-t-il laisser faire, jusqu’à la destruction et la re-création finale ? Sommes-nous dans une parenthèse, dans un sabbat transitoire, en attendant les nouveaux cieux et la nouvelle terre ? Et puis, cela a-t-il du sens de bricoler, de réparer des petits fragments de la création, sans modifier radicalement les logiques à l’œuvre, autour de nous et en nous ? Il est difficile d’échapper à ces questions.

Mais, en fait, elles résultent d’une compréhension limitée de la création divine qui, pour sa part, continue à réparer et à bricoler sans forcément reprendre tout à zéro. Dieu continue à créer, parfois d’une manière modeste, parfois d’une manière plus ample et plus radicale, mais il n’a nullement suspendu son travail de création après l’impulsion initiale.

Mettre le holà aux forces de destruction fait partie de la création

Comme le psaume 102 l’évoque : « Autrefois tu as fondé la terre, et les cieux sont l’œuvre de tes mains. Ils périront, toi tu resteras. Ils s’useront tous comme un vêtement, tu les rénoveras comme un habit et ils seront rénovés » (Ps 102.26-27). J’aime ces formules : la terre et le ciel s’usent, plus qu’ils ne se fracassent soudainement, et Dieu les rénove. On peut hésiter sur la traduction du verbe hébreux qui parle d’un changement plus ou moins profond, suivant les cas. Changer du tout au tout, ou rénover (comme nous l’avons dit) : on peut laisser la question en suspens. La traduction Chouraqui parle de métamorphose, je pense que c’est plus ou moins l’idée : en général il ne s’agit pas, avec ce verbe, d’une création ex-nihilo.

Ensuite, on retrouve, à l’occasion, dans l’Ancien Testament, une figure de la création qui était plus fréquente dans le reste du Moyen Orient ancien : la victoire sur des forces monstrueuses, qui produit de la vie et de la libération, là où les logiques de mort sévissaient. On peut en comprendre quelque chose, aujourd’hui encore : l’univers créé par Dieu est un tout, et le mal l’atteint de manière structurelle. Ainsi, au moment où le livre d’Esaïe parle de la fin de l’Exil à Babylone et du retour des juifs en Judée, il convoque, à sa manière, le souvenir du passage de la Mer Rouge, au début de l’Exode : « Surgis, surgis, revêts-toi de puissance, bras du Seigneur, surgis, comme aux jours du temps passé, des générations d’autrefois. N’est-ce pas toi qui as taillé en pièces le Tempétueux, transpercé le Dragon ? N’est-ce pas toi qui as dévasté la Mer, les eaux de l’Abîme gigantesque, qui as fait du fond de la mer un chemin, pour que passent les rachetés ? » (Es 51.9-10). La TOB met, avec raison, une majuscule au Tempétueux, au Dragon, à la Mer et à l’Abîme, car il s’agit, en quelque sorte, de termes techniques qui symbolisent des forces du mal qui traversent le monde. On connaît encore, en français, le nom du Léviathan qui faisait partie de cette collection. Le Dragon (tanin), ici évoqué, en est un cousin.

La libération du peuple est, donc, une répétition et une actualisation du geste créateur de Dieu. La libération, la halte mise à l’injustice et à l’oppression participe de la création. C’est d’ailleurs, dans cette partie du livre d’Esaïe que l’on trouve le plus d’emplois du verbe bara ; « créer » (réservé à l’action créatrice de Dieu), dans tout l’Ancien Testament. Dieu crée, recrée, en libérant, en délivrant du mal, en cantonnant l’extension des forces de destruction. Il ne crée pas, ni l’humanité, ni le monde, à nouveau. Il construit une fenêtre par laquelle une vie nouvelle peut voir le jour.

Pourquoi Jésus guérissait-il le jour du sabbat ?

Et qu’en est-il de la reprise de ce thème dans le Nouveau Testament ?

Il y a une chose qui me frappe et qui concerne aussi bien les dégradations de la vie sociale que les dégradations de la santé (et donc de la vie naturelle en l’homme) : on a l’impression que Jésus guérissait souvent le jour du sabbat. Bien sûr, ce détail est souligné, quand cela se produit, parce que cela crée la polémique, mais j’ai fini par me demander s’il ne fallait pas y voir autre chose.

C’est peut-être l’évangile de Jean qui nous fournit une clé d’interprétation majeure. Suite à la guérison d’un paralytique, « certains Juifs s’en prirent à Jésus qui avait fait cela un jour de sabbat. Mais Jésus leur répondit : Mon Père, jusqu’à aujourd’hui, est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre » (Jn 5.16-17). C’est-à-dire ? C’est-à-dire que, bien que l’on soit le jour du sabbat, ni le Père, ni le Fils, ne sont en repos, parce qu’il y a des personnes qui souffrent dans leur chair. Et le jour du sabbat est même le jour par excellence pour rendre le repos à ces personnes en les délivrant de leur maladie.

Un autre épisode, dans l’évangile de Luc, nous parle d’une femme « possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et ne pouvait pas se redresser complètement » (Lc 13.11). De nombreux ethnologues ont rapporté des récits semblables : des sujets qui intériorisent tellement une domination qu’ils se sentent possédés par l’esprit des dominants. La femme se tient, ici, courbée. Le grec dit littéralement, qu’elle se courbe avec, et qu’elle ne parvient pas à se contre-courber. Et, là aussi, Jésus, devant la polémique qu’il suscite en la « libérant de son infirmité » dit que le jour du sabbat est le jour de la libération, pour les animaux comme pour les hommes : « est-ce que le jour du sabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ? Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du sabbat qu’il fallait la détacher de ce lien ? » (Lc 13.15-16).

On retrouve, ainsi, la figure du geste créateur qui s’oppose aux forces du mal. Cette femme est libérée en ce jour. Elle est restaurée dans sa dignité de fille d’Abraham et peut se redresser. C’est ainsi qu’elle peut accéder au repos sabbatique.

Il s’est chargé de nos maladies

On peut s’interroger sur le pourquoi du comment, mais Jésus, créateur au même titre que le Père (comme le diront l’évangile de Jean et l’épître aux Colossiens), met en œuvre son pouvoir créateur en réparant, en guérissant, en libérant, mais non pas en bouleversant totalement cet univers abîmé par le mal. L’évangile de Matthieu nous livre un commentaire suggestif : « Le soir venu, on lui amena de nombreux démoniaques. Il chassa les esprits d’un mot et il guérit tous les malades, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Ésaïe : C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 8.16-17).

Jésus nous rejoint là où les logiques du mal nous atteignent. Le dieu créateur est touché, au même titre que nous, par les dégâts que subit la création. C’est ce que dira (je suis obligé de sauter d’exemple en exemple) l’apôtre Paul aux Romains, en parlant, cette fois-ci du Saint-Esprit : « Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. […] Et l’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables » (Rm 8.22, 23, 26). La création tout entière gémit, nous gémissons et l’Esprit gémit lui-même.

Quelle est notre mission ?

Voilà pour l’œuvre du Dieu créateur, ici et maintenant. Elle concerne, comme le dit Paul, la création tout entière : l’homme et tout ce qui l’entoure, tout ce qu’il atteint et tout ce qui l’atteint ; et, au-delà, l’univers créé dans toute sa diversité. Et si Dieu répare et libère sans tout bouleverser à chaque fois qu’en est-il pour nous ?

Pour nous il en est de même, toutes proportions gardées. Notre mission est calquée sur celle du Fils : « comme le Père m’a envoyé, explicite-t-il, à mon tour je vous envoie » (Jn 20.21). Et lorsque Jésus envoie ses disciples en mission, il leur confie le même ministère de réparation que le sien : « ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité » (Mt 10.11).

On n’est pas forcément à l’aise, aujourd’hui, avec les mots « d’esprit impur ». Mais les différents exemples que j’ai cités montrent qu’ils rejoignent quelque chose qui nous est plus familier : les dominations et leurs intériorisations, les forces d’oppression, de destruction, de mise en coupe réglée de la création tout entière, tout ce qui nous fait gémir.
Et pour ce qui est des maladies qui nous atteignent, il est clair qu’elles nous lient de manière de plus en plus forte, aux autres êtres (animés ou inanimés) qui nous entourent. Les zoonoses, les dégâts de la pollution atmosphérique, la malnutrition liée au changement climatique, à l’épuisement des sols ou à la chute de la biodiversité, nous associent, que nous le voulions ou non, à l’ensemble de la nature.

Est-il donc pertinent de travailler à recoudre, à réparer, à restaurer, à libérer ? Oui, quelle que soit la portée de notre travail, c’est ainsi que nous rejoignons le Dieu créateur qui, comme l’écrit l’évangile de Jean, est à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui.

Une nature généreuse, qui a sa propre dynamique et qui échappe à notre emprise : les évocations marquantes du Christ

On a beaucoup critiqué, et spécialement dans le protestantisme, les tentatives de se faire une représentation de Dieu en observant la nature. Il est vrai que l’exercice est aléatoire. Dieu ne se laisse pas enfermer dans les limites de notre perception de l’univers qui nous environne. Il nous adresse sa parole et nous prend parfois à contre-pied. Il nous révèle des points de vue auxquels nous étions aveugles.

Mais si on va trop loin dans cette direction, la nature perd toute consistance, et comment construire une éthique chrétienne de l’usage du monde, si on suppose que la logique de Dieu est radicalement autre que la logique de la nature ?

La Bible, dans son ensemble, n’est certainement pas un ouvrage de botanique. Mais il lui arrive de mentionner des phénomènes naturels pour faire comprendre, à l’homme, quelque chose de l’action de Dieu et, par ricochet, cela nous interroge sur notre manière de vivre et de nous comporter à l’égard, notamment, de la nature.

La nature, aléatoire et foisonnante, dans les paraboles du Royaume

Les paraboles dites « du Royaume » rassemblées dans le chapitre 13 de l’évangile de Matthieu sont tout particulièrement étonnantes de ce point de vue. Pour parler de la manière dont la parole de Dieu porte du fruit, Jésus prend l’exemple d’un semeur soumis à de multiples aléas. Alors qu’il sème, des oiseaux surgissent et mangent les graines. Une autre partie pousse, mais est étouffée par des buissons. Le soleil grille une autre partie des plantes avant qu’elles aient mûri. Bref, Jésus ne nous donne pas l’exemple d’une nature qui obéit au doigt et à l’œil au semeur. Or ce semeur, dans la parabole, est censé nous décrire la dynamique du Royaume de Dieu. Dieu donc supporte de multiples échecs et puis, finalement, l’une ou l’autre graine atteint son but et, là, c’est la profusion : l’une produit trente, l’autre soixante, l’autre cent.

Donc Dieu, dans sa manière de faire, ne cherche pas à agir de manière rigide et parcimonieuse : il sème généreusement, il vit avec les aléas et il produit, finalement, à profusion. Jésus nous donne l’image d’une nature quelque peu brouillonne, mais foisonnante. Et cela, semble-t-il, nous donne une bonne vision de ce qu’est le Royaume de Dieu.

A plusieurs reprises, dans ces paraboles, Jésus nous rend attentifs à la force germinative à l’œuvre autour de nous. Parfois ce sont les mauvaises herbes qui poussent au milieu des plantes (dans la parabole de l’ivraie). Mais c’est aussi le levain qui fait lever la pâte, une fois qu’une femme l’a enfoui dans la farine et le laisse faire son œuvre. L’évangile de Marc insère une parabole qui lui est propre, dans cette série : « Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre : qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi » (Mc 4.26-28).

Jésus ne valorise, ici, ni l’ignorance, ni l’obscurantisme, mais la décision de l’homme de s’effacer et de laisser faire. Il n’y a pas de forçage, mais une marge de manœuvre laissée aux éléments naturels, qui font échouer certaines actions, mais qui font aussi leur travail tranquillement et avec patience, à l’abri de la main de l’homme. Or, répétons-le, Jésus nous parle ici de la manière dont Dieu agit dans le monde, avec les hommes. C’est cela qui lui convient et nous serions bien inspirés de porter attention à cette attitude très particulière qui n’exige pas, mais qui attend le fruit, là où il surgira.

Les oiseaux du ciel et les lys des champs

Plus tôt, dans l’évangile de Matthieu, Jésus construit un pont encore plus direct entre les dynamiques naturelles et notre attitude face à la vie. Je cite le passage en entier : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Et qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas, en disant : Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? – tout cela, les païens le recherchent sans répit –, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6.25-33).

Nous sommes encouragés, explicitement, dans ce passage, à prendre exemple sur la dynamique naturelle et à « lâcher prise », comme on dit aujourd’hui. Il nous faut accepter l’imprévisibilité de la vie. Or ce qui nous pousse à vouloir construire, à toute force, du prévisible, est l’inquiétude matérielle. On notera au passage que le fait que nous « valions plus » que les oiseaux n’est nullement une excuse pour les enrégimenter dans nos tentatives de maîtrise des événements, mais, au contraire, un appel à prendre exemple sur eux qui ne se compliquent pas la vie comme nous. Jésus ne méprise ni la vie, ni le corps, au contraire, il nous dit que la vie est plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement.

Le lien entre inquiétude matérielle, volonté de maîtrise et, indirectement, injustice est un point très fort de ce passage. Le Royaume de Dieu et sa justice relèvent du même abandon que celui des fleurs et des oiseaux qui comptent sur la générosité de Dieu au travers de la nature.

Le rêve d’une maîtrise de la nature et l’obsession du machinisme

Laisser un espace de respiration à la nature, accepter ses caprices, accueillir sa générosité, sont des expressions qui s’opposent à plusieurs siècles de tentative de mise en coupe réglée des phénomènes naturels. Le texte, souvent cité, de Descartes, dessine d’une manière frappante, un programme qui a été quasiment suivi à la lettre après la vie de l’auteur. Là aussi, une citation un peu longue vaut la peine : « Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, […] j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Discours de la méthode, tome I, sixième partie, publié en1637).

Assurément, en suivant cette méthode pratique, on a produit des biens en abondance et, dans de nombreux domaines, la santé des hommes s’est améliorée. Or la fascination de Descartes pour les lois physiques, avec leur régularité, l’a conduit à imaginer les animaux comme des machines tout aussi prévisibles, des sortes d’automates sophistiqués, comme il commençait à en exister à l’époque. Et puis, après Descartes, on a conçu le machinisme comme l’alpha et l’oméga des idées « utiles à la vie » et comme une manière commode de se rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Descartes n’a fait, en fait, qu’exprimer une idée qui émergeait à son époque et qui a connu, par la suite, une fortune considérable. La nature a été embrigadée dans des machines, puis les animaux et, tant qu’à faire, les hommes, dont le travail a été simplifié jusqu’à se couler dans des procédés les plus réguliers et prévisibles possibles.

Les critiques du machinisme et la redécouverte du caractère foisonnant de la vie

Or ce ne sont pas les amateurs de « philosophie spéculative », raillés par Descartes, qui ont été les premiers critiques de cette obsession du machinisme, mais des personnes, elles aussi préoccupées par des « connaissances utiles à la vie ». J’ai parlé, à plusieurs reprises, dans ce blog, de Georges Canguilhem, et de sa critique répétée et continue de la thèse de l’animal machine de Descartes. Cette critique a culminé dans son article « machine et organisme » où il montre, exemples empiriques à l’appui, tout ce qui différencie un organisme, même très simple, et une machine. Or il souligne deux points qui m’ont, forcément, marqué : d’une part un organisme est moins parcimonieux qu’une machine, il est toujours en train d’en faire trop, de multiplier les options et les solutions, d’autre part la vie est faite de tentatives continuelles et elle est marquée par une créativité incoercible. On n’est pas loin des images de la nature mises en valeur dans les évangiles.

Logiquement, Georges Canguilhem a été, également, un critique acéré de l’embrigadement des hommes dans des procédures machiniques où on essaye de rendre leur intervention la plus prévisible possible. Quand Canguilhem écrivait, c’était l’âge d’or du taylorisme. Cette organisation du travail s’est estompée, par la suite. Mais le formatage du travail s’est poursuivi par d’autres voies et il a atteint, de proche en proche, toutes les activités et pas seulement les activités industrielles. On parle, parfois, de McDonaldisation du monde, pour évoquer la standardisation des produits et des services. L’offre est mécanisée et le travail, déporté au maximum vers des systèmes informatiques, est routinisé. On crève aujourd’hui de ce formatage qui vide de nombreuses situations de travail de leur sens et de leur sel.

Mais ce forçage de la nature, des animaux, des hommes, continue à être légitimé parce qu’il répond encore largement aux questions : « Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? » Enfin : il y répondait jusqu’à récemment. Et la crise que nous affrontons vient du fait qu’il y répond de moins en moins.