Ne méprisons pas les réparations partielles et provisoires : elles font partie de la création

Il n’est pas complètement évident de construire son action en référence au Dieu créateur. Il y a un côté intimidant, et ce que l’on peut faire semble un peu dérisoire en comparaison de son œuvre majestueuse. Dieu va-t-il s’occuper de tout, ou bien, au contraire, va-t-il laisser faire, jusqu’à la destruction et la re-création finale ? Sommes-nous dans une parenthèse, dans un sabbat transitoire, en attendant les nouveaux cieux et la nouvelle terre ? Et puis, cela a-t-il du sens de bricoler, de réparer des petits fragments de la création, sans modifier radicalement les logiques à l’œuvre, autour de nous et en nous ? Il est difficile d’échapper à ces questions.

Mais, en fait, elles résultent d’une compréhension limitée de la création divine qui, pour sa part, continue à réparer et à bricoler sans forcément reprendre tout à zéro. Dieu continue à créer, parfois d’une manière modeste, parfois d’une manière plus ample et plus radicale, mais il n’a nullement suspendu son travail de création après l’impulsion initiale.

Mettre le holà aux forces de destruction fait partie de la création

Comme le psaume 102 l’évoque : « Autrefois tu as fondé la terre, et les cieux sont l’œuvre de tes mains. Ils périront, toi tu resteras. Ils s’useront tous comme un vêtement, tu les rénoveras comme un habit et ils seront rénovés » (Ps 102.26-27). J’aime ces formules : la terre et le ciel s’usent, plus qu’ils ne se fracassent soudainement, et Dieu les rénove. On peut hésiter sur la traduction du verbe hébreux qui parle d’un changement plus ou moins profond, suivant les cas. Changer du tout au tout, ou rénover (comme nous l’avons dit) : on peut laisser la question en suspens. La traduction Chouraqui parle de métamorphose, je pense que c’est plus ou moins l’idée : en général il ne s’agit pas, avec ce verbe, d’une création ex-nihilo.

Ensuite, on retrouve, à l’occasion, dans l’Ancien Testament, une figure de la création qui était plus fréquente dans le reste du Moyen Orient ancien : la victoire sur des forces monstrueuses, qui produit de la vie et de la libération, là où les logiques de mort sévissaient. On peut en comprendre quelque chose, aujourd’hui encore : l’univers créé par Dieu est un tout, et le mal l’atteint de manière structurelle. Ainsi, au moment où le livre d’Esaïe parle de la fin de l’Exil à Babylone et du retour des juifs en Judée, il convoque, à sa manière, le souvenir du passage de la Mer Rouge, au début de l’Exode : « Surgis, surgis, revêts-toi de puissance, bras du Seigneur, surgis, comme aux jours du temps passé, des générations d’autrefois. N’est-ce pas toi qui as taillé en pièces le Tempétueux, transpercé le Dragon ? N’est-ce pas toi qui as dévasté la Mer, les eaux de l’Abîme gigantesque, qui as fait du fond de la mer un chemin, pour que passent les rachetés ? » (Es 51.9-10). La TOB met, avec raison, une majuscule au Tempétueux, au Dragon, à la Mer et à l’Abîme, car il s’agit, en quelque sorte, de termes techniques qui symbolisent des forces du mal qui traversent le monde. On connaît encore, en français, le nom du Léviathan qui faisait partie de cette collection. Le Dragon (tanin), ici évoqué, en est un cousin.

La libération du peuple est, donc, une répétition et une actualisation du geste créateur de Dieu. La libération, la halte mise à l’injustice et à l’oppression participe de la création. C’est d’ailleurs, dans cette partie du livre d’Esaïe que l’on trouve le plus d’emplois du verbe bara ; « créer » (réservé à l’action créatrice de Dieu), dans tout l’Ancien Testament. Dieu crée, recrée, en libérant, en délivrant du mal, en cantonnant l’extension des forces de destruction. Il ne crée pas, ni l’humanité, ni le monde, à nouveau. Il construit une fenêtre par laquelle une vie nouvelle peut voir le jour.

Pourquoi Jésus guérissait-il le jour du sabbat ?

Et qu’en est-il de la reprise de ce thème dans le Nouveau Testament ?

Il y a une chose qui me frappe et qui concerne aussi bien les dégradations de la vie sociale que les dégradations de la santé (et donc de la vie naturelle en l’homme) : on a l’impression que Jésus guérissait souvent le jour du sabbat. Bien sûr, ce détail est souligné, quand cela se produit, parce que cela crée la polémique, mais j’ai fini par me demander s’il ne fallait pas y voir autre chose.

C’est peut-être l’évangile de Jean qui nous fournit une clé d’interprétation majeure. Suite à la guérison d’un paralytique, « certains Juifs s’en prirent à Jésus qui avait fait cela un jour de sabbat. Mais Jésus leur répondit : Mon Père, jusqu’à aujourd’hui, est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre » (Jn 5.16-17). C’est-à-dire ? C’est-à-dire que, bien que l’on soit le jour du sabbat, ni le Père, ni le Fils, ne sont en repos, parce qu’il y a des personnes qui souffrent dans leur chair. Et le jour du sabbat est même le jour par excellence pour rendre le repos à ces personnes en les délivrant de leur maladie.

Un autre épisode, dans l’évangile de Luc, nous parle d’une femme « possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et ne pouvait pas se redresser complètement » (Lc 13.11). De nombreux ethnologues ont rapporté des récits semblables : des sujets qui intériorisent tellement une domination qu’ils se sentent possédés par l’esprit des dominants. La femme se tient, ici, courbée. Le grec dit littéralement, qu’elle se courbe avec, et qu’elle ne parvient pas à se contre-courber. Et, là aussi, Jésus, devant la polémique qu’il suscite en la « libérant de son infirmité » dit que le jour du sabbat est le jour de la libération, pour les animaux comme pour les hommes : « est-ce que le jour du sabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ? Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du sabbat qu’il fallait la détacher de ce lien ? » (Lc 13.15-16).

On retrouve, ainsi, la figure du geste créateur qui s’oppose aux forces du mal. Cette femme est libérée en ce jour. Elle est restaurée dans sa dignité de fille d’Abraham et peut se redresser. C’est ainsi qu’elle peut accéder au repos sabbatique.

Il s’est chargé de nos maladies

On peut s’interroger sur le pourquoi du comment, mais Jésus, créateur au même titre que le Père (comme le diront l’évangile de Jean et l’épître aux Colossiens), met en œuvre son pouvoir créateur en réparant, en guérissant, en libérant, mais non pas en bouleversant totalement cet univers abîmé par le mal. L’évangile de Matthieu nous livre un commentaire suggestif : « Le soir venu, on lui amena de nombreux démoniaques. Il chassa les esprits d’un mot et il guérit tous les malades, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Ésaïe : C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 8.16-17).

Jésus nous rejoint là où les logiques du mal nous atteignent. Le dieu créateur est touché, au même titre que nous, par les dégâts que subit la création. C’est ce que dira (je suis obligé de sauter d’exemple en exemple) l’apôtre Paul aux Romains, en parlant, cette fois-ci du Saint-Esprit : « Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. […] Et l’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables » (Rm 8.22, 23, 26). La création tout entière gémit, nous gémissons et l’Esprit gémit lui-même.

Quelle est notre mission ?

Voilà pour l’œuvre du Dieu créateur, ici et maintenant. Elle concerne, comme le dit Paul, la création tout entière : l’homme et tout ce qui l’entoure, tout ce qu’il atteint et tout ce qui l’atteint ; et, au-delà, l’univers créé dans toute sa diversité. Et si Dieu répare et libère sans tout bouleverser à chaque fois qu’en est-il pour nous ?

Pour nous il en est de même, toutes proportions gardées. Notre mission est calquée sur celle du Fils : « comme le Père m’a envoyé, explicite-t-il, à mon tour je vous envoie » (Jn 20.21). Et lorsque Jésus envoie ses disciples en mission, il leur confie le même ministère de réparation que le sien : « ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité » (Mt 10.11).

On n’est pas forcément à l’aise, aujourd’hui, avec les mots « d’esprit impur ». Mais les différents exemples que j’ai cités montrent qu’ils rejoignent quelque chose qui nous est plus familier : les dominations et leurs intériorisations, les forces d’oppression, de destruction, de mise en coupe réglée de la création tout entière, tout ce qui nous fait gémir.
Et pour ce qui est des maladies qui nous atteignent, il est clair qu’elles nous lient de manière de plus en plus forte, aux autres êtres (animés ou inanimés) qui nous entourent. Les zoonoses, les dégâts de la pollution atmosphérique, la malnutrition liée au changement climatique, à l’épuisement des sols ou à la chute de la biodiversité, nous associent, que nous le voulions ou non, à l’ensemble de la nature.

Est-il donc pertinent de travailler à recoudre, à réparer, à restaurer, à libérer ? Oui, quelle que soit la portée de notre travail, c’est ainsi que nous rejoignons le Dieu créateur qui, comme l’écrit l’évangile de Jean, est à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui.

Les séquelles politiques des conflits sociaux

Chaque fois qu’un mouvement social d’ampleur surgit (comme, par exemple, les gilets jaunes), des cohortes d’analystes tentent d’expliquer les racines d’un tel mouvement. On s’interroge beaucoup sur ce qu’il y a en amont de ces conflits, on s’interroge moins sur ce qu’ils produisent en aval. En fait, ces moments de tension génèrent leur propre conflictualité. Ils cristallisent et solidifient des oppositions et, finalement, ils sont autant la cause que la conséquence de clivages sociaux : ils les amplifient, ils les structurent, ils les pérennisent.

On sait que la guerre produit l’hostilité, largement autant que l’hostilité ne produit la guerre. Quelque chose d’équivalent se produit à l’occasion des affrontements qui s’installent dans la durée (qui ne se limitent pas à une journée de manifestation).

Le vote front national des départements d’outre-mer, conséquence directe des mouvements anti-vaccin

Un exemple récent nous est fourni par la soudaine explosion du vote Front National dans les départements d’outre-mer. Le journal Le Monde a publié, à ce sujet, un long article de synthèse. Au deuxième tour de la présidentielle, en 2017, la Guadeloupe avait voté pour Marine Le Pen, a hauteur de 25%, soit moins que la moyenne nationale. En 2022, ce vote s’est élevé à 70% ! La Martinique, pour sa part, est passée de 22% à 61% ; la Guyane de 35 % à 61% ; la Réunion de 40% à 60% ; et Mayotte de 43% à 59%.

Les cas de la Réunion et de Mayotte, montrent que l’importance du vote Le Pen n’est pas forcément récente. Mais l’accroissement de son ampleur est impressionnante !
Là-dessus l’article du Monde que nous citons tente une analyse des raisons de ce vote. Mais les raisons structurelles invoquées n’ont rien de nouveau. Elles n’expliquent nullement pourquoi c’est maintenant et pourquoi avec une telle ampleur que les DOM ont basculé vers le vote Le Pen.

Alors, si l’on scrute des événements récents, il faut se souvenir que les mouvements anti-vaccin ont spécialement proliféré dans les Départements d’Outre-Mer et qu’ils ont donné lieu, à l’occasion, à des manifestations violentes, et à des remises en question frontales de la politique d’état. On a dit que ces mouvements anti-vaccin révélaient un autre rapport à la médecine et au savoir officiel (cela c’est l’amont). Mais ils ont également produit une méfiance majeure par rapport à l’état en général (en aval). Une chose nourrit l’autre : on a vu, en France métropolitaine, également, que les personnes participant à des mouvements anti-vaccin durcissaient leurs positions, au fur et à mesure, se constituaient des communautés de référence où toutes sortes de thèses complotistes circulaient, et mettaient en doute la sincérité même des affirmations scientifiques.

Le complotisme, ainsi, nourrit le complotisme et de nombreuses enquêtes de terrain ont mis en évidence, depuis des années, que les terres d’élection du Front puis du Rassemblement National, généraient un soupçon généralisé envers la presse et les affirmations des responsables politiques nationaux. On s’habitue à la méfiance. On s’habitue aux injures. Les télévisions ont filmé l’annonce des résultats du deuxième tour à Hénin-Beaumont : on y voit une femme libérer un chapelet d’injures à l’annonce de la victoire d’Emmanuel Macron. Cette violence verbale impressionne, mais elle m’a rappelé des échanges auxquels j’ai assisté, en passant, entre des personnes dont c’était la manière de parler ordinaire.

L’hostilité se construit peu à peu, et se renforce de crise en crise.

Quand l’Etat fait de la surenchère

La réponse de l’Etat, de son côté, attise parfois les braises. On excusera la trivialité de mes propos, mais quand Emmanuel Macro a dit, par exemple, qu’il voulait « emmerder les non-vaccinés », on comprend que les personnes en question lui aient répondu que, de leur côté, elles « l’emmerdaient lui aussi ».

Le mouvement des gilets jaunes a, de même, constitué un moment de constitution d’une opposition déterminée. Et la violence du mouvement, autant que la réponse répressive de l’Etat, se sont entretenues l’une l’autre, dans un jeu de miroir plutôt inquiétant. Avant que l’on en vienne au grand débat national, une succession d’émeutes s’est déployée, week-end après week-end, dans les villes françaises. Personne ne sort indemne de tels affrontements.

Les leaders populistes élus et les fractures durables qu’ils provoquent

En résumé, on sous-estime l’importance de ce qui se passe dans les échanges entre camps. Donald Trump, à coups d’affirmations haineuses et à l’emporte pièce, a fini par couper la société américaine en deux. Les lignes de fracture étaient là, mais il les a amplifiées et renforcées. Il est, par exemple, tout simplement incroyable d’entendre qu’une majorité d’électeurs républicains est persuadée que la dernière élection présidentielle a été truquée. On est pourtant dans un pays où la presse est en gros libre et où beaucoup d’instances de vérification, de contre-pouvoirs, existent.

Mais rien n’y fait : la haine engendre la haine. On dit que « la première victime de la guerre c’est la vérité » (l’expression vient, semble-t-il, d’un livre publié pendant la Première Guerre mondiale, par Philippe Snowden, Truth and the War). Et le mensonge, ensuite, entretient la guerre et fait le lit des conflits futurs. On voit toute l’actualité de cette formule, ces mois-ci, en Ukraine.

Fabriquer la paix ou fabriquer la guerre

L’évangile n’a pas une vision simpliste de la paix. Il parle d’artisans de paix, dans les Béatitudes (Mt 5.9). Cela rappelle que le paix se fabrique, tout comme la guerre. En l’occurrence, dans la tradition biblique, la paix inclut la justice. Il ne s’agit pas d’une tranquillité à bon compte qui ignore les souffrances de l’autre.

Pour contredire une formule qui souvent justifie l’escalade, je dirais : si tu veux la paix, prépare la paix. Or, souvent, quand un conflit éclate, on oublie tout ce qui l’a précédé et qui a fait le lit d’une tension grandissante que l’on a préféré ignorer. Il y a des causes structurelles à la violence et d’autres qui sont plutôt liées à des processus, à des chemins régulièrement empruntés qui deviennent des habitudes, des manières de faire. Chaque passage en force est un petit caillou de plus semé sur le chemin qui nous mène à de graves crises sociales.

Voilà, c’est fini

J’ai écrit ici, fin février (juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie) que la campagne présidentielle était morose. Pendant les deux mois qui se sont écoulés, ensuite, elle m’a donné peu d’occasions de m’enthousiasmer. Nous avons fait le nécessaire pour faire barrage à l’extrême droite, c’est entendu. Mais la conclusion de cette séquence est plutôt triste : quelles perspectives collectives nous laisse-t-elle ?

En regardant le débat de l’entre-deux tours

J’ai regardé une partie du débat télévisé entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Je ne vais pas faire de relativisme : le discours de Marine Le Pen était effrayant. Sur chaque sujet elle alignait une collection de poncifs, sans rapport les uns avec les autres, et dans un manque de cohérence parfois criant. Depuis le débat de 2017, elle avait corrigé la forme de son discours, mais nullement le fond : un projet décousu et attrape-tout qui ramasse tous les mécontentements. Au-delà du caractère autoritaire et excluant de son projet, elle m’a spécialement effrayé en me rappelant le style de Donald Trump ou de Boris Johnson (entre autres), eux aussi guidés par la fantaisie du jour et nullement gênés par leurs contradictions et leurs volte-faces. Et on voit les ravages que ces types de gouvernants induisent sur la société civile, les clivages profonds qu’ils provoquent en soufflant sur les braises, les séquelles durables qu’ils laissent après leur passage.

Mais Emmanuel Macron, dans ce débat, n’était nullement enthousiasmant. Il faisait le travail, sans plus. A la collection de poncifs de son adversaire, il opposait une collection de mesures, évidemment mieux structurées, mais sans perspective d’ensemble. Il n’était, d’ailleurs, que partiellement crédible. Il s’est découvert, par exemple, après le premier tour, une passion pour l’environnement qui contraste fortement avec toutes les reculades dont son premier mandat a été l’occasion.

Quant aux échanges entre les deux protagonistes, ils ont illustré ce que sont devenus une grande partie des échanges aujourd’hui. On a dit et redit qu’Emmanuel Macron paraissait arrogant. On a moins souligné que Marine Le Pen ne se départissait guère d’un sourire narquois, comme si elle passait son temps à ricaner. Il y avait beaucoup de mépris réciproque.

Au reste, les résultats du premier tour, qui ont donné une prime jamais vue aux tribuns de tous bords, prompts à l’invective et aux coups de gueule, montre le faible espace qu’il reste pour discuter collectivement un projet de société, en essayant, un tant soit peu, de construire des arguments et des contre-arguments.

Le total, je l’ai dit, me laisse plutôt triste.

Les multiples signes de l’isolement social

Si on veut analyser les choses un peu plus à fond, il faut déjà dire que la sociologie du vote Le Pen est sans surprise. Elle répète ce qui a été observé dans toutes les élections récentes. C’est le vote des ouvriers et des employés qui ne voient pas leur place dans l’évolution actuelle de la société et ce, d’autant plus, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, que ces catégories perdent des effectifs salariés année après année. D’un point de vue géographique, on retrouve la France des périphéries qui s’est mobilisée lors de l’épisode des gilets jaunes. Les analyses menées par Elabe pour le compte du journal L’Express montrent nettement que le vote Le Pen prolifère dans l’habitat dispersé.

En observant les résultats du premier tour, on s’était d’ailleurs rendu compte que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon était plus homogène dans l’espace social et dans l’espace géographique, que celui de Marine Le Pen. Ce qui signifie que c’est bien l’isolement et le sentiment d’abandon qui sous-tend le vote pour le Rassemblement National, plus qu’une revendication politique portée par l’espoir d’une société organisée différemment (ce qui correspond davantage au vote Mélenchon).

Et, en face, Emmanuel Macron ne produit pas de mobilisation collective. Il ne dessine pas d’horizon net, comme je l’ai dit. Par ailleurs, en 5 ans, il s’est révélé incapable de faire émerger autour de lui une équipe qui fasse sens. La République en Marche n’est pas un parti où l’on débat et où l’on construit des projets. Et, alors que la question de la succession d’Emmanuel Macron va se poser à moyen terme, on ne voit pas comment une configuration qui doit tant à une personne va pouvoir tenir la route. Or les mouvements structurés à sa périphérie ont été laminés au premier tour. Le vide politique est déjà à l’œuvre et il ne contribue certainement pas à contrecarrer le sentiment d’isolement qui surgit de toutes parts.

Pourtant il reste des enjeux qui nécessitent une mobilisation collective

Le drame est que, dans le même temps, de grands enjeux sont devant nous. Je recopie ce que j’écrivais fin février : les défis climatiques, et écologiques, l’accompagnement du grand âge, l’accès au travail pour le plus grand nombre, la santé publique, la répartition des bénéfices du travail, le financement des retraites, appellent autre chose que des calculs de coin de table et des mesures techniques. Ils nécessitent des débats de fond, au-delà de ce que l’un gagne et de ce que l’autre perd, pour savoir ce que nous avons à gagner, collectivement, en suivant telle ou telle direction.

Disons le tout net : nous sommes mal partis pour affronter de tels enjeux. La focalisation sur les questions économiques (et le pouvoir d’achat en fait partie) ne donnera aucune ressource pour construire quelque chose un peu collectivement. La France de l’isolement va mal et cette campagne vient de montrer qu’elle s’était enfoncée encore un peu plus dans l’atomisation sociale.

Le pèlerinage chrétien aujourd’hui

Les chrétiens peuvent-ils proposer un contre-modèle ? Pour ma part, je me sens, plus que jamais, pèlerin et voyageur sur la Terre. Non pas hors de la Terre, mais à l’écart des logiques qui gouvernent notre société aujourd’hui. Oui, il y a des choses simples qui sont à notre portée : porter attention à la qualité de vie, à la qualité des relations, plutôt qu’à la quantité de ce que nous possédons ; arrêter de brutaliser la nature et de nous brutaliser les uns les autres ; mesurer les coûts autant que les bénéfices d’innovations que l’on nous vend comme des musts ; etc.

D’autres que les chrétiens le font (heureusement). Pendant des années ils sont apparus comme des marginaux utiles et sympathiques, à condition qu’ils restent une minorité. Mais, alors que nous sommes en train, collectivement, de nous empoisonner physiquement autant que socialement, ils deviennent une ressource décisive bien que fragile.

Il est temps de sortir de la sidération et de la passivité devant la course à l’abîme qui nous emporte.

La France s’ennuie

Je reprends le fil de ce blog, après une période chargée en sollicitations où je n’ai guère eu le loisir de me poser pour écrire. Mais il faut dire, également, que la campagne électorale que nous vivons actuellement est morose. Parmi la droite, toutes tendances confondues, l’obsession sécuritaire a pris une telle place que le discours s’est rétréci, pour se résumer quasiment à un mot d’ordre : non pas, « aimez-vous les uns les autres », mais « méfiez-vous les uns des autres ». Quant aux gros bataillons des électeurs d’extrême-droite, ils semblent penser que tout irait mieux si nous étions « entre-nous ». Mais les Français, livrés à eux-mêmes, s’ennuient ferme.

Le COVID y a sa part, évidemment. Après deux ans d’épidémie, de restrictions diverses, de port du masque régulier, la lassitude domine et ce qui pourrait être de grands projets de société a du mal à percer. Le « monde d’après », dont on parlait en 2020, est, pour l’instant, un monde découragé et fatigué.

Mais, COVID mis à part, j’ai repensé à l’éditorial, resté fameux, que Pierre Viansson-Ponté avait publié dans le journal Le Monde, en mars 1968, peu de jours avant l’explosion des événements de mai, et qui s’intitulait : « Quand la France s’ennuie ».
J’en cite quelques extraits : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. […]
Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, ni d’ailleurs le cœur à manifester et à s’agiter. […]
Cet état de mélancolie devrait normalement servir l’opposition. Les Français ont souvent montré qu’ils aimaient le changement pour le changement, quoi qu’il puisse leur en coûter. Un pouvoir de gauche serait-il plus gai que l’actuel régime ? […]
On ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique n’est pas d’administrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher, d’exprimer en lois et décrets l’évolution inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire un peuple, de lui ouvrir des horizons, de susciter des élans, même s’il doit y avoir un peu de bousculade, des réactions imprudentes. Dans une petite France presque réduite à l’Hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion« .

Il n’y aurait pas beaucoup de mots à changer si on voulait publier, aujourd’hui, un tel papier. De fait, pour ce qui est d’administrer le moins mal possible le bien commun, il y a quelques idées et quelques débats, notamment sur la redistribution des très hauts revenus. Mais pour ce qui est d’ouvrir des horizons et de susciter des élans il y a nettement moins de propositions, et ce qui domine le champ médiatique sont des échos de la nostalgie, de la déploration et du ressentiment.

Pourtant il y a beaucoup de choses qu’il vaudrait la peine de faire ensemble

Pourtant il y a des enjeux politiques, aujourd’hui, qui passeraient mieux si, au lieu de dresser les personnes les unes contre les autres, on cherchait à élargir le socle non pas seulement d’un consensus, mais d’un projet partagé dans lequel chacun aurait sa part.

Les défis climatiques, et écologiques en général, par exemple, sont laissés facilement de côté par des candidats (et le communiste Fabien Roussel vient de rajouter son nom à la liste) qui veulent n’y voir que de la culpabilisation. Mais ils sont aussi un formidable enjeu qu’il serait très motivant d’affronter collectivement, en inventant des manières de faire, en imaginant de nouvelles voies, plutôt que de s’enfermer dans un conservatisme inquiet et voué à l’échec.

Et beaucoup d’autres enjeux, comme l’accompagnement du grand âge, l’accès au travail pour le plus grand nombre, la santé publique, la répartition des bénéfices du travail, le financement des retraites, appellent autre chose que des calculs de coin de table et des mesures techniques. Ils nécessitent des débats de fond, au-delà de ce que l’un gagne et de ce que l’autre perd, pour savoir ce que nous avons à gagner, collectivement, en suivant telle ou telle direction.

Et pourquoi de telles questions sont-elles si peu audibles ? Pourquoi rencontrent-elles un si faible écho dans les médias divers, y compris les réseaux sociaux ? Il semble aujourd’hui tellement plus facile de se comporter en grincheux ou en provocateur, que, pour reprendre les mots de Viansson-Ponté, d’ouvrir des horizons et de susciter des élans.

L’épidémie et l’enfermement dans la passivité

Les deux ans de COVID nous ont ancrés, contraints et forcés, dans la passivité. Ce qui manque aujourd’hui (et pas seulement à cause du COVID) ce sont des enjeux face auxquels tout un chacun pourrait agir, faire quelque chose, avoir la satisfaction de franchir des étapes et de remporter des succès.

Or même si la mondialisation limite la marge d’action du citoyen de base, il reste beaucoup d’enjeux (et j’en ai cité quelques uns) où les acteurs politiques et leurs électeurs pourraient agir de concert.

Tout cela m’évoque (on m’excusera du raccourci) le paralytique porté par ses amis jusqu’à Jésus. Et, s’il faut parler de culpabilité, ou de culpabilisation, on remarquera que les premiers mots de Jésus sont : « tes péchés te sont pardonnés » (Luc 5.20). Dans l’évangile, ces mots dérangent. Mais la suite est forte. C’est l’appel : « lève-toi et marche » (v 23-24). Et si quelqu’un nous assurait, aujourd’hui, que tous nos ressassements, tous nos égoïsmes, toutes nos frontières mal placées étaient pardonnés, comment réagirions-nous ? Est-ce que nous serions prêts, dans la foulée, à nous lever et à nous mettre en mouvement ?

Beaucoup de français, aujourd’hui, iraient mieux s’ils entrevoyaient la possibilité de vivre et d’expérimenter de nouvelles voies et s’ils s’en saisissaient. Pour l’heure, beaucoup d’entre eux s’ennuient.