Pourquoi les sondages se trompent-ils aussi souvent ?

Le premier tour des élections présidentielles, au Brésil, nous a donné un nouvel exemple d’erreur majeure des sondages pré-électoraux. Jair Bolsonaro, annoncé avec 35 % d’intentions de vote, a obtenu 43 % des suffrages. L’écart est substantiel ! Lors des dernières élections présidentielles, en France, c’est le score de Valérie Pécresse qui avait été largement surestimé par les instituts de sondage (pas loin du double : elle était annoncée entre 8 et 9 %, elle s’est retrouvée entre 4 et 5 %).

On peut s’étonner d’erreurs aussi récurrentes, mais le fond du problème est que la pratique des sondages ne s’appuie sur aucun modèle mathématique précis et qu’ils ressemblent plus à des intuitions mises en forme qu’à des enquêtes sérieuses.

Le modèle du tirage aléatoire : très éloigné de la pratique des sondages

Le modèle mathématique qui sert de justification à cette pratique, est le tirage, « au hasard », de boules de couleurs différentes dans un grand ensemble de boules dont la distribution des couleurs est inconnue. On montre que plus on tire de boules, plus la probabilité que l’échantillon s’écarte de la distribution réelle est faible. Et, au bout d’un moment, quel que soit le nombre de boules totales, la précision ne s’améliore plus beaucoup. On est donc fondé à se limiter à un échantillon, pourvu qu’il soit d’une taille suffisante.

Mais ce modèle mathématique contient plusieurs hypothèses implicites qui ne sont pas respectées lorsque l’on fait un sondage. D’abord il faut supposer que le mélange des boules est homogène : si on a mis toutes les boules noires dans un coin et que l’on tire dans ce coin, il est évident que le résultat sera faux. Or l’espace social n’est pas du tout homogène : les votes pour tel ou tel candidat varient en fonction de l’âge, de la catégorie sociale, du lieu d’habitat, du sexe, du niveau de revenu, etc. Les sondeurs tentent de palier cette difficulté en s’imposant des quotas et en essayant d’avoir un échantillon qui reflète, plus ou moins, les proportions de chaque facteur de variation dans l’ensemble de la population. L’idée est raisonnable, mais ce que l’on fait n’a plus rien à voir avec le modèle mathématique.

Du coup, c’est là que je parle d’intuition mise en forme, on construit des cotes mal taillées, en espérant qu’on parvient à reconstituer un matériau pseudo-homogène. Et cette contrainte montre d’où viennent les erreurs : les facteurs d’hétérogénéité des votes ne sont pas très bien connus et ils évoluent d’une élection à l’autre. On sait, également, que le fait de ne pas vouloir répondre à un sondage est lié avec certains types de vote, mais on ne sait pas jusqu’à quel point. Par ailleurs, les répondants mentent lorsqu’ils répondent. Ils mentent plus par oral que par Internet. Mais on ne sait pas non plus jusqu’à quel point ils mentent. Là aussi ce sont des choses qui varient d’une élection à l’autre.

En fait, plus la société est émiettée, plus il y a de risques d’erreur. Et plus les univers sociaux s’éloignent les uns des autres, plus les discours communs s’évaporent, plus les réponses aux sondages seront erronées, sauf, en ligne, où les discours hors-norme ont droit de cité. Les errances des sondages, finalement, reproduisent les errances de la représentation politique. Les sondages, dans leur formulation et dans leur mode de passation doivent moins aux mathématiques et plus à la construction d’un discours, qu’on ne l’imagine. Et là où les registres de discours communs sont défaillants, les sondages sont défaillants.

Pourquoi, malgré tout, continue-t-on à faire des sondages ?

Pendant ce temps les instituts de sondage ne manquent pas de clients. Cela reste des entreprises florissantes. Il est vrai que l’essentiel de leur activité est en dehors du champ politique. Mais les gouvernements continuent à sonder l’opinion de manière régulière. A la base tout un chacun (politique ou non) est prêt à lire un sondage car l’incertitude est désagréable : on préfère savoir, même si on sait quelque chose de faux !

Les sondages remplissent une autre fonction : ils se substituent aux débats défaillants. On n’essaye plus de convaincre, on veut juste connaître l’état de l’opinion, quitte à utiliser des panels pour rôder les arguments qui feront évoluer cette opinion. Une photographie, même floue, remplace les lieux où l’on pourrait se voir face à face.

Cela dit quelque chose de notre époque, où l’on préfère mettre en chiffres et en courbes des résultats même hasardeux, plutôt que de mobiliser les relations sociales. Les politiques tournent le dos aux instances (syndicales ou autres) qui rassemblent des personnes aux opinions proches. Il leur paraît plus simple de commander un sondage. Cela contribue à leur isolement et à leur éloignement des ressorts réels de ce qui fait l’adhésion, ou non, à un projet politique.

Les vertus de l’incarnation restent majeures, même à l’heure où l’on essaye de tout transformer en interfaces.

Où réside l’intelligence ?

On réédite, ces jours-ci, le livre : Printemps silencieux, publié il y a 60 ans, par Rachel Carson. Il s’agit du premier ouvrage qui a exposé ouvertement les risques que les pesticides faisaient courir pour la santé humaine. Il y avait déjà eu des travaux qui soulevaient le problème. Mais cet ouvrage de synthèse, accessible au grand public, lança véritablement le débat.

Un bref extrait, paru dans la presse, m’a interpellé : « Les futurs historiens seront peut-être confondus par notre folie ; comment, diront-ils, des gens intelligents ont-ils osé employer, pour détruire une poignée d’espèces indésirables, une méthode qui contaminait leur monde, et mettait leur existence même en danger ? » Il y eut quand même des réactions politiques, suite au vacarme provoqué par le livre. C’est à cette époque que les agences pour l’environnement ont été créées aux Etats-Unis et, dix ans après la parution du livre, en 1972, on finit par interdire l’usage du DDT.

Mais, pour le reste, la question que posait, en 1962, Rachel Carson, n’a rien perdu de son actualité. Comment nous sommes-nous débrouillés, collectivement, pour faire, de manière récurrente, des choix qui mettent notre existence en péril ?

L’intelligence est une réalité plus complexe qu’on ne l’imagine

En principe, comme le dit Rachel Carson, nous sommes intelligents. Mais l’affirmation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Intelligents … c’est-à dire ? Beaucoup d’entre nous, j’imagine, ont eu l’occasion de côtoyer des personnes très brillantes dans leur domaine de spécialité, et parfaitement obtuses par ailleurs. L’intelligence qui conduit à faire des arbitrages raisonnés entre plusieurs options est difficile à acquérir. Il est plus facile de faire un calcul d’optimum dans un domaine donné que de se lancer dans des évaluations multi-critères qui mettent en jeu des réalités complexes et contradictoires.

A la base, si on restitue les formes « d’intelligence » qui ont conduit, et conduisent encore, à mettre notre santé en danger, on dira que l’on a utilisé les pesticides parce qu’ils simplifiaient le travail de ceux qui les mettaient en œuvre et qu’ils faisaient, de la sorte, baisser les coûts de production. Et tout le monde a emboîté le pas à cette logique : les consommateurs ont donné la priorité à une alimentation meilleur marché, les subventions publiques ont encouragé ces méthodes de production qui élevaient le niveau de vie collectif, et qui va refuser une innovation qui lui simplifie le travail ?

On voit que, si intelligence, au sens de Rachel Carson, il devait y avoir, elle prendrait à rebours la plupart des hypothèses sur lesquelles notre vie sociale est construite. Il est donc simple de faire des calculs dans un champ d’hypothèses donné, mais il est beaucoup plus complexe de remettre en question ces hypothèses.

J’ai tendance à penser (et c’était sans doute, également, le point de vue de Rachel Carson) que l’intelligence véritable concerne le questionnement sur ces fameuses hypothèses, qui construisent nos choix de société sur le long terme. Mais, dans ce domaine, j’en ai peur, nous n’avons absolument pas progressé depuis les débuts de la révolution industrielle. Nous avons progressé dans notre savoir et notre efficacité locale, mais nous avons failli dans notre évaluation globale.

Le monologue de Job, toujours d’actualité

Et cela fait écho à un texte un peu à part, dans l’Ancien Testament, une sorte de monologue que l’on trouve dans le livre de Job (au chapitre 28) et qui rompt avec le dialogue entre Job et ses amis. Ce poème commence par décrire le savoir technique de l’époque : « Certes, des lieux d’où extraire l’argent et où affiner l’or, il n’en manque pas. Le fer, c’est du sol qu’on l’extrait, et le roc se coule en cuivre. On a mis fin aux ténèbres et l’on fouille jusqu’au tréfonds la pierre obscure dans l’ombre de mort. On a percé des galeries loin des lieux habités,  là, inaccessible aux passants, on oscille, suspendu loin des humains, » etc. De verset en verset, le texte nous donne quelques idées des procédés mis en œuvre dans l’activité minière. Et puis, tout d’un coup, il y a une rupture : « mais la sagesse, où la trouver ? Où réside l’intelligence » ? Et là on rentre dans une recherche beaucoup plus complexe. La sagesse « se cache aux yeux de tout vivant. »

La conclusion de ce chapitre insiste sur l’entrelacement des considérations éthiques et l’intelligence qu’il a en vue : « la crainte du Seigneur, voilà la sagesse. S’écarter du mal, c’est l’intelligence ! »

Est-ce à dire que parvenir à un point de vue de synthèse appelle un certain engagement éthique ? Oui, dans la mesure où il faut considérer non pas seulement le bénéfice immédiat de son choix, mais également des conséquences qui, éventuellement, concernent d’autres personnes, ou relèvent de domaines qui sont un peu éloignés de nos intérêts les plus directs. Et on voit d’autant plus facilement les retentissements indirects de ce que l’on fait, que l’on est moins capté par des calculs individualistes.

Des perceptions difficiles à transmettre

Le pluriel dans la phrase de Rachel Carson présente, par ailleurs, une difficulté : « des gens intelligents » dit-elle, mais comment construit-on une intelligence collective ? En fait l’intelligence est difficile à transmettre, quand elle concerne des évaluations multi-critères. On peut toujours contester, ou ne pas apercevoir, l’importance d’un critère parmi d’autres.

De fait, depuis 1962 et la parution de ce livre, nos sociétés ont butté régulièrement sur cette difficulté. A long terme, et rétrospectivement, il est assez facile de voir sur quel point les sociétés ont déraillé. Mais dans le feu de l’action, les alertes passent difficilement la rampe.

Dit autrement : en dépit de tout les savoirs accumulés depuis des siècles, il n’est pas du tout évident que, collectivement, nous soyons vraiment intelligents.

Refonder ?

Parmi les diverses déclarations d’Emmanuel Macron, autant que parmi les commentaires qui ont accompagné le lancement du Conseil National de la Refondation, je n’ai rien lu, ni entendu, sur le mot « Refondation » lui-même.
Que faudrait-il refonder ? Si j’ai bien compris, la nouveauté serait la méthode de discussion.

C’est certainement une bonne idée d’instaurer des lieux de débat, dont notre société manque cruellement. Cela dit, si je retourne aux fondements (je reviens au mot) de la démocratie, ils ne consistent pas seulement à discuter ensemble, mais aussi à argumenter et à trancher, non pas, cette fois-ci, ensemble, mais en construisant une majorité. C’est, finalement, ce que l’on a trouvé de plus proche du respect que l’on doit à toute personne, à tout groupe social, dans la société. Et le projet du CNR me semble même être en retrait par rapport à ces fondements.

De la difficulté à admettre les contradictions dans notre société

Plusieurs commentateurs l’ont souligné : les expériences précédentes de forums organisés (le grand débat, après la crise des gilets jaunes, et la convention citoyenne pour le climat, par exemple) ne rendent pas très optimistes. Ce sont, assurément, des lieux où des personnes se sont parlé. Mais, quand il s’est agi d’en venir à la décision, ce ne sont même pas les députés qui ont tranché, mais, avant ceux-ci, les cabinets ministériels et, donc, des lobbies divers qui ont fait prévaloir leur point de vue.

Si refondation il devait y avoir (parlons plutôt d’une remise à jour, d’une redécouverte du fonctionnement démocratique), elle devrait permettre de trancher, en toute transparence, entre des points de vue contradictoires.

On touche là aux limites de la vision du monde d’Emmanuel Macron et des groupes sociaux qui le soutiennent. Le fameux « en même temps » est, en fait, le signe d’une horreur du déchirement. Cela rejoint l’imaginaire technique (que ce soit des techniques matérielles, économiques ou juridiques) qui considère qu’il y a toujours un optimum qui produit la « meilleure » solution, une fois que l’on a posé sur la table les différentes options. Ce qui, finalement, dispense de débattre.

Or les décisions qui sont devant nous sont déchirantes. Les urgences climatiques poussent à des décisions qui contreviennent à l’intérêt de beaucoup de personnes. On peut, certes, essayer de trouver les voies les moins pénibles, mais il faudra heurter de front les pratiques économiques et professionnelles de pans entiers de la société. Les intérêts des différents groupes sociaux sont, par ailleurs, incompatibles les uns avec les autres. On parle beaucoup des super-profits, mais beaucoup de choses opposent, également, les classes moyennes urbaines et les ouvriers ou employés résidant en périurbain.

Le CNR est prévu pour produire du consensus. Partout où ce sera possible c’est assurément ce qu’il y a de mieux. Mais il faudra également envisager des situations moins iréniques où seuls des compromis seront possibles, voire des échanges donnant-donnant. Et comment fera-t-on dans ces cas-là ?

Dans la pratique, ces dernières années, les arbitrages économiques ont été les outils les plus souvent mobilisés pour couper court aux débats. On espère, en les utilisant, que si l’économie globale du pays s’améliore, tout le monde en profitera. Mais, d’abord, c’est loin d’être le cas et, ensuite, la mesure économique donne, mécaniquement, un pouvoir de décision supérieur aux personnes qui ont le plus d’argent. On n’est pas dans un système « un homme-une voix », mais « un euro-une voix ». Si vous maniez dix fois plus d’argent que quelqu’un d’autre, ce qui vous arrange, arrangera l’économie française dix fois plus, que ce qui arrange le plus pauvre.

Que faire des contradictions et des déchirements ?

Et si les déchirements et les contradictions étaient une bonne nouvelle ? A plusieurs reprises, dans les évangiles et dans les épîtres de Paul, on mentionne ce qui est caché « aux sages et aux intelligents » et ce qui est révélé « aux tout petits ». Paul use d’un autre vocabulaire, mais l’idée est la même. En fait, ceux qui sont au bas de l’échelle sociale voient des réalités que ceux qui gèrent les affaires ne voient pas. Leur point de vue est, de la sorte, complémentaire et fort utile pour comprendre les enjeux d’une conjoncture donnée. Et si le Nouveau Testament valorise le regard de ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, c’est parce qu’il considère que l’on ne donne pas assez de poids à leur parole.

Cette parole est donc complémentaire, mais elle n’a pas vocation à se fondre (en tout cas pas toujours) dans un consensus qui l’engloberait. Il est quelque fois plus utile de mettre les désaccords et les divergences d’intérêt sur la table pour voir comment on peut négocier des compromis.

En l’occurrence, que l’on parle des tensions sociales, des enjeux climatiques ou de l’insécurité, il est clair que les divergences de point de vue seront plus fortes que les convergences. Et s’il faut refonder quelque chose, ce serait de se persuader que l’on peut vivre avec quelqu’un qui n’est en aucune manière de notre avis.

Dans l’église primitive, les croyants avaient une bonne raison de se rassembler. Pourtant, leur histoire personnelle leur donnait des regards bien différents, suivant qu’ils étaient d’origine juive ou païenne. Or il est frappant de voir que Paul n’a nullement cherché à construire un discours qui mêlerait ces deux points de vue : il les a simplement posés l’un à côté de l’autre, en considérant que c’était deux chemins possibles pour aller vers Dieu.

Quand on ne partage pas des convictions aussi fortes (qui peuvent permettre de relativiser d’autres différences d’appréciation), une telle coexistence est peut-être un peu plus difficile à mettre en œuvre. Mais c’est là, j’y reviens, un des fondements de la démocratie : admettre que celui qui ne pense pas comme moi est un citoyen au même titre que moi et qu’il nous faut, par conséquent, trouver un moyen de vivre ensemble.

Si tu veux la paix, prépare la paix !

La pause de juillet août touche à son terme. Je vais donc laisser de côté, ici, mes réflexions sur les Béatitudes, qui suivront leurs cours au travers d’autres canaux.
Une transition me permettra de revenir à l’actualité directe en méditant sur la formule des Béatitudes, qui parle « d’artisans » ou de « fabricants de paix ». Oui la paix, quand elle survient, est l’aboutissement d’un travail. On a du mal à penser à ce genre de considérations, en ce moment où nous sommes impressionnés par la guerre en Ukraine. Mais c’est peut-être justement le moment de voir plus loin que l’actualité immédiate, en regardant autant le passé que l’avenir.

La guerre juste ? Attention !

L’Ukraine ayant été envahie par l’armée Russe, les ukrainiens sont considérés comme en état de légitime défense. Je ne le conteste pas du tout et, à court terme, c’est ainsi que je vois les choses, moi aussi.

Les Béatitudes ne parlent évidemment pas de légitime défense. Ce n’est pas un aveuglement de leur part. Le fond du problème est que la fabrique de la paix, si on s’y intéresse, ne peut pas seulement reposer sur la mise en œuvre de cette légitime défense. Quand je discute avec des chrétiens moins concernés par la paix que moi, ils m’opposent souvent, précisément, l’exception de la légitime défense. Mais regardons quelques exemples récents.

Le réseau Al-Qaïda s’est structuré lors de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS. Il a ensuite continué à prospérer du fait que l’armée américaine soutenait certaines factions dans le pays. Ces personnes étaient donc en état de légitime défense, au départ. Par la suite, le projet a dérapé et a mené à des actes terroristes, un peu partout dans le monde, légitimés (il faut souligner le mot) par les agressions subies sur le territoire afghan.

Daech, pour sa part, a vu le jour à l’occasion de l’invasion de l’Irak par les troupes américaines en 2003, avec le chaos qui s’en est suivi et les comportements contestables de l’armée d’occupation. Une fois encore, ces personnes étaient en état de légitime défense, au départ. Et l’organisation a légitimé (une fois encore) ses actes terroristes par les agressions qu’elle subissait sur le terrain.

Mais l’Irak avait été envahi, lui-même, au nom de la légitime défense des USA qui prétendaient y avoir décelé des armes de destruction massive, tout comme l’Afghanistan avait été envahi par l’URSS, au départ, au nom de la défense de ses frontières méridionales.

Chacun peut, en son for intérieur, considérer que telle réaction est plus légitime qu’une autre. Et, je le répète, les ukrainiens qui défendent leur territoire ont beaucoup plus de sympathie, à mes yeux, que d’autres usages des armes. Mais j’ai insisté sur le recours au vocabulaire de la légitimité pour souligner la difficulté.

Qui parle de « légitimité » parle de loi et donc d’un juge pour la faire appliquer et trancher les différends. Or le juge doit être indépendant des parties. Et c’est précisément ce qui est impossible dans la quasi-totalité des conflits armés : il n’existe pas de tiers indépendant des parties qui puisse servir d’arbitre. Dès lors n’importe qui peut invoquer la légitime défense, sans risque d’être contredit … sinon par ses adversaires.

La fabrique de la paix doit emprunter d’autres voies.

Pour souligner la différence, notons qu’aujourd’hui, un policier qui fait usage de son arme au nom de la légitime défense doit, ensuite, s’en expliquer devant des enquêteurs et, souvent, devant un juge, qui écoute les deux parties et décide si, oui ou non, cette qualification peut être retenue. Là il y a un tiers.

Mais, pour l’heure, qui pense que construire la paix est possible autrement qu’en jouant le rapport de force armé ?

L’origine des guerres est souvent une autre guerre

Ces dernières années, la plupart des gouvernements ont considéré, en fait, que le seule manière de mettre fin à des opérations militaires était de mater militairement les ennemis. Tous les gouvernements qui ont lutté contre les mouvements terroristes se réclamant de l’Islam ont cherché à diminuer leur puissance par les armes. Ces stratégies ont rencontré un certain succès (mais pas en Afrique, par exemple). Mais qu’a-t-on fait, pendant ce temps-là, pour tenter de construire quelque chose de positif avec les territoires qui abritaient ces mouvements ? La guerre économique ne s’est nullement apaisée et l’incompréhension entre des visions du monde divergentes a continué à prospérer.

Or, il faut bien voir que si l’on ne tente rien, à la fin d’une guerre, elle donnera naissance à une autre guerre. Les pays d’Europe de l’Ouest (d’abord) ont décidé d’œuvrer de concert et de renoncer au conflit armé entre eux, à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, notamment parce que tout le monde s’était rendu compte que l’humiliation de l’Allemagne, à la fin de la Première Guerre mondiale avait soufflé sur les braises des mouvements revanchards.

J’ai lu et relu récemment deux livres de l’écrivaine Biélorusse, Svetlana Alexievitch. Dans le premier, Les cercueils de zinc, qui parle de la guerre en Afghanistan, elle a interrogé les familles de soldats tués au combat ainsi que des anciens combattants. Elle a mis en forme ces témoignages. Il en ressort beaucoup de tristesse, ainsi que l’humiliation subie par toutes ces personnes qui ont contribué à une guerre perdue et jugée, après coup, illégitime. Ils ne peuvent guère parler autour d’eux de ce qu’ils vivent ou ont vécu, car personne n’a envie de les entendre. Ce livre a été publié en 1990, peu après le retrait des troupes d’URSS.

L’enlisement de ce conflit a ouvert la voie à la Perestroïka. Mais le sentiment d’humiliation a refait surface quelques années plus tard, quand les russes ont constaté que la Perestroïka avait abouti à la fragmentation et à la dilapidation de leur empire passé. C’est ce que racontent des personnes, dans l’autre livre de Svetlana Alexievitch : La Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement, paru en 2013. Pour nous, Gorbatchev est un héros. Pour les russes, on le comprend en lisant ce livre, c’est un « loser » : c’est lui qui a précipité la chute de l’URSS et, avec elle, le glorieux souvenir des armées de Staline qui avaient vaincu les armées nazies.

Et cela explique que la popularité de Vladimir Poutine s’est nourrie d’expéditions militaires d’abord au Moyen -Orient, puis vers les frontières de l’ouest de la Russie. Aujourd’hui, la réaction de l’OTAN aux agressions de la Russie est d’associer de nouveaux pays, autrefois neutres, à l’alliance atlantique. On joue force contre force et, à court terme, cela a sans doute du sens. Mais la fabrique de la paix ne passera assurément pas par une nouvelle humiliation de la population russe. Il faudra envisager autre chose.

Semer des germes de paix

Les Béatitudes s’adressent en priorité aux croyants. Cela dit, lorsque Jésus parle des fabricants de paix, il le fait sans exclusive. Disons que pour lui, il était évident que des guerres se produiraient, comme il le dit dans ses discours eschatologiques (cf. Mt 24.6-7). Au milieu de ce contexte sombre, les fabricants de paix pourraient passer inaperçus, mais il les valorise.

En fait, si les chrétiens commençaient par ne pas bénir les discours belliqueux de leurs gouvernements et gardaient un recul critique sur la stigmatisation des adversaires, ce serait déjà un point important. Certains, il faut le souligner, sont fidèles à cette vocation au risque de s’attirer des ennuis.

Pour le reste, on ne peut pas demander à des gouvernements de se comporter comme des Églises. Mais on peut les rendre sensibles à certains engrenages. La guerre fait des victimes civiles. Elle fait aussi des victimes militaires. Et les combattants qui survivent, même sans être blessés, en portent des séquelles de longue durée. Elle construit aussi du ressentiment et de l’hostilité. Par ailleurs, les sommes engagées dans l’achat d’armes et dans l’entraînement des armées, limitent les actions civiles que l’on pourrait mener, car les budgets ne sont pas extensibles à l’infini.

Et que pourrait-on faire ? Ces dernières années, c’est surtout dans le dépassement des guerres civiles que l’on a trouvé des voies de construction de la paix. Un point important qui émerge des commissions « vérité et réconciliation » est qu’il est impossible de tout juger. Au bout d’un moment, on doit donner quitus à ses adversaires, car les motifs de condamnation sont trop nombreux. Si on veut retrouver la paix civile, il faut admettre que toute injustice ne soit pas poursuivie. Dans les commissions « vérité et réconciliation », les personnes sont censées raconter ce qu’elles ont fait en tant qu’acteur d’une des parties belligérantes (certains crimes restant, en tout état de cause, passibles des tribunaux). Il s’agit donc de prendre acte d’une hostilité aiguë qui a existé et d’accepter, d’un commun accord, de passer à autre chose.

Pourrait-on vivre quelque chose du même ordre dans une guerre de nation à nation ? C’est ce qui a été fait après la Deuxième Guerre mondiale. Les crimes contre l’humanité ont fait l’objet de procès. Mais, pour le reste, il a fallu passer l’éponge… un peu trop vite au gré de certains.

Et puis sortons du conflit ukrainien et regardons ce qui est à notre portée aujourd’hui en France. On pense sortir des tensions religieuses en limitant les expressions publiques de la religion, mais le dialogue inter-religieux (non limité à des échanges entre spécialistes), avec toutes ses difficultés, est sans doute plus utile pour la fabrique de la paix. Parlons même de dialogue entre des convictions (religieuses ou non).

On sait, autre exemple, que le réchauffement climatique va provoquer des conflits. Or on n’agit pas suffisamment pour mettre en œuvre les solutions d’économie d’énergie ou la production d’énergies renouvelables. C’est un domaine où les fabricants de paix peuvent être nombreux : aussi bien dans les entreprises, dans l’administration que dans le tissu associatif.

Et que dire de tous les conflits, petits et grands, que l’on règle provisoirement par la force, sans s’interroger plus avant sur les démarches qu’il faudrait mettre en place, ensuite, pour faire évoluer la situation.

Je mentionnerai un dernier point : la guerre s’alimente des ressources de marchés qui existent du fait de nos dépendances diverses. On le voit avec la question de l’énergie aujourd’hui. Mais, dans nombre de cas, la guerre se finance par l’argent de la drogue qui n’existe que parce qu’il y a des consommateurs. Et il y a quand même un lien entre l’usage de la drogue et la désespérance dans laquelle évoluent des pans entiers de nos sociétés.

Ce sont quelques notes sur la fabrique de la paix. Il ne s’agit, assurément pas, d’un travail facile et dépourvu d’embuches. Mais c’est pourtant l’horizon de ce que devraient être les relations sociales, sans avoir besoin, sans cesse, d’exhiber son revolver pour tenir l’autre en respect.

C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice

Heureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde …
Il ne faut pas se cacher que la miséricorde est et sera toujours un grand défi pour celui qui oriente sa vie d’après des motifs religieux. La foi projette vers un modèle de vie idéal et on se trompe facilement d’idéal. On a vite fait de se comparer avantageusement aux autres, de leur reprocher leurs approximations et, ensuite, d’endosser une forme de cruauté, ou, au moins, d’insensibilité, à l’égard de ceux qui « rencontrent les difficultés qu’ils méritent ». C’est vrai aujourd’hui autant qu’hier. La foi peut renfermer, favoriser le jugement et devenir quelque chose de triste. Elle peut aigrir au lieu de libérer.

On en trouve des exemples dans l’évangile de Matthieu lui-même, lorsque Jésus cite, par deux fois, la formule que l’on trouve chez le prophète Osée : « c’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice » (Mt 9.13 et 12.7, cf. Os 6.6). Dans le premier cas, les pharisiens lui reprochent d’aller manger chez des personnes qui ne sont pas dans la ligne : « des collecteurs d’impôts et des pêcheurs » (9.11). Or Jésus, le miséricordieux, a perçu chez ces personnes une détresse, un manque, un appel. Il les considère comme malades (v 12) et ne les laisse pas de côté, car il est sensible à leur faiblesse. Dans le deuxième cas, les Pharisiens reprochent aux disciples de Jésus d’avoir froissé des épis de blé un jour de sabbat ce qu’ils considèrent comme un travail (12.2). Mais Jésus, le miséricordieux, a perçu leur faim et, plutôt que de chercher la petite bête, accueille ce geste des disciples avec simplicité. Si la miséricorde prend le pas sur le sacrifice et sur les règles rituelles, alors il n’y a pas lieu de « condamner ces hommes qui ne sont pas en faute » (v 7).

Lors de la grande polémique avec les scribes et les Pharisiens, en Matthieu 23, la miséricorde est encore au cœur des débats : « vous avez oublié, dit Jésus, le plus important dans la loi : la justice, la miséricorde et la foi » (Mt 23.23). C’est vraiment la pierre d’achoppement qui cristallise les oppositions.

C’est l’occasion de souligner que les Béatitudes nous ouvrent à une contre-culture heureuse, mais qu’elle ne sera heureuse que si elle s’habille de miséricorde (ce qui ajoute à son caractère insolite). Les deux épisodes que nous venons de citer nous rendent vigilants. Ce n’est pas une contre-culture à vivre uniquement avec ceux qui partagent notre vision du monde. Au contraire, elle est là pour être partagée avec ceux qui ont perdu le fil de leur existence et qui se rendent compte qu’ils sont piégés par leurs choix. Et c’est une contre-culture à vivre dans la souplesse et dans l’indulgence. C’est la grâce en action. Alors, que cette grâce soit gracieuse !

La prophétie d’Osée : une vision iconoclaste de Dieu

La miséricorde est donc un défi. D’ailleurs peu de gens se reconnaîtraient dans la vision de Dieu que nous communique la prophétie d’Osée. Dans ce passage, Osée emploie un des deux mots principaux qui ont été traduits, dans le grec des Septante, par « miséricorde ». C’est un mot (hesed) qui a un champ sémantique très large : bienveillance, gentillesse, amour, pardon, grâce, miséricorde, etc. On perçoit le sens général, qui se colore de nuances différentes en fonction du contexte. Dans le présent passage, l’option de le traduire par bienveillance ou miséricorde paraît pertinente.

Citons un peu plus largement. Devant les errements des deux Royaumes du Nord et du Sud, Dieu s’interroge : que vais-je vous faire ? « Votre miséricorde est comme la nuée du matin, comme la rosée matinale qui passe, [… or] c’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice » (Os 6.4 et 6).

Qui se représente le désir de Dieu de cette manière-là ? Qui imagine que c’est là l’idéal d’une vie de foi (au sens où nous en parlions en introduction) ? Aujourd’hui encore, même ceux qui ne croient pas en Dieu, imaginent que, s’il existait, il serait une personne austère et autoritaire dont le désir premier serait d’être obéi. Or Dieu désire simplement rencontrer des personnes et des personnes bienveillantes à l’égard des autres, des personnes ouvertes à la rencontre avec Dieu ou avec leurs semblables et non pas des croyants enfermés dans leurs rites et leurs habitudes.

Cette sensibilité à l’autre, à ses besoins, à ses attentes est ce qui importe. C’est ainsi que Dieu se comporte avec nous et c’est ainsi qu’il désire nous voir vivre. En prononçant les Béatitudes, Jésus ne tente donc pas de nous piéger en nous fixant des objectifs inaccessibles. Il cherche, au contraire, dans sa miséricorde, à rendre à l’humanité le sourire à côté duquel elle passe si souvent. La vie n’est pas faite pour être remplie de sang, de sueur et de larmes. Mais nous passons si souvent à côté du côté lumineux de cette vie, alors que la miséricorde est une attitude qui est en nous et qu’il suffit d’accueillir.

Les entrailles de miséricorde

L’autre mot hébreu traduit par miséricorde est, en effet, riche de sens, car c’est le même mot que celui qui veut dire « entrailles ». Ce mot (à l’inverse de hesed) correspond presque toujours à l’idée de miséricorde. Ladite miséricorde n’est donc pas seulement une attitude pratique où l’on fait quelque chose pour une personne en difficulté. C’est aussi une réaction émotionnelle profonde. Il s’agit d’un mouvement qui « nous prend aux tripes » comme on le dit en français. Le miséricordieux, en ce sens, ne calcule pas ce qu’il fait ; il se laisse habiter par une émotion qui monte en lui. Esaïe nous parle ainsi de la miséricorde de Dieu : « une femme peut-elle oublier de laisser parler ses entrailles à l’égard du fruit de son sein ? Si elles l’oubliaient, moi je n’oublierai pas » (Es 49.15).

Cette béatitude nous renvoie donc à des émotions fortes et elle nous encourage à laisser libre cours à cet élan vers l’autre et à tout ce qui est « poignant » comme cela se dit souvent dans la littérature japonaise.

Les lexiques du grec et de l’hébreu de concordent pas, nous l’avons déjà dit. Les auteurs du Nouveau Testament, écrivant en grec, ont cherché comment ils pouvaient restituer la pluralité de mots hébreux derrière l’idée de miséricorde. Pour ce faire, ils ont forgé l’expression : « des entrailles de miséricorde » (Lc 1.78 et Col 3.12). Cela montre bien l’enracinement profond de cette attitude, au cœur de la personne qui se laisse émouvoir.

Cette profondeur se lit, d’ailleurs, dans la manière même dont la béatitude a été formulée : on nous parle, simplement, « des miséricordieux » comme si c’était là un attribut qui collait à leur être même. Les artisans de paix, de la béatitude suivante, se distinguent par ce qu’ils font. Mais ici on a l’impression de quelque chose de plus intime qui a trait autant à l’intériorité qu’à la mise en action.

La miséricorde appelle la miséricorde … pas toujours

Relevons maintenant, que cette béatitude a une particularité : l’horizon futur fixé est une simple réciproque. On ne promet rien de spécial aux miséricordieux, sinon qu’ils obtiendront ce qu’ils accordent aux autres.

Est-ce à dire que la miséricorde est contagieuse tout comme la défiance et le cynisme le sont ? C’est en partie vrai. On observe de nombreuses situations, dans la vie sociale, où la confiance accordée à d’autres permet de construire des pratiques qui s’effondrent si la méfiance s’installe. Si l’on est prêt à compter sur l’autre et à ne pas lui tenir rigueur de ses faiblesses et de ses insuffisances, cela rend possible une coopération. Sinon on doit recourir à des contrats complexes à élaborer et employer des armées de juristes pour faire face aux contentieux. On peut considérer que l’essentiel, dans la vie, est de se protéger des autres ou, au contraire, que l’essentiel, dans la vie, est de construire des échanges avec les autres. Suivant le choix que l’on fait, on vivra dans deux mondes bien différents l’un de l’autre. Si l’on donne la priorité à l’échange, il est inévitable que l’autre nous déçoive, à un moment ou à un autre. Et que fait-on alors ? La miséricorde nous permet de surmonter notre déception, sinon, on choisit le retrait et l’aigreur.

Dans les faits, la dynamique positive, que l’on peut construire en conservant sa confiance, se heurte sans cesse à la dynamique négative qui se crispe dès que quelque chose va de travers. C’est ce que nous raconte la parabole que l’on appelle « du serviteur dépourvu de miséricorde » (on dit, en général, impitoyable). Cette parabole nous parle du pardon, mais ce pardon est mis en perspective avec l’éclairage de la miséricorde. Dans cette histoire (Mt 18.23-35), le serviteur n’a pas de quoi rembourser, et le maître devrait appliquer la loi. Mais le serviteur le supplie de lui laisser un délai. Le maître est « ému aux entrailles » (v 27) et annule sa créance. Sortant de là, le serviteur croise un de ses collègues qui lui doit une faible somme et qui le supplie dans les termes mêmes avec lesquels ledit serviteur a supplié son maître. Mais, terme significatif, au lieu de rester dans la proximité avec son collègue, il choisit de « s’éloigner » de lui (v 30 ; il se détourne, si on veut). Il lui ferme ses entrailles. Vient alors la leçon du maître : « ne fallait-il pas avoir miséricorde de ton collègue, comme j’ai eu miséricorde de toi ? » (v 33).

Le pardon n’est donc pas un calcul consistant à savoir si l’autre est plus ou moins en dette que nous. C’est simplement un acte de bienveillance ou nous acceptons que l’autre a ses faiblesses et ses limites, tout comme nous avons les nôtres (et peu importe lesquelles). Tant que l’autre peut encore nous émouvoir aux entrailles, nous resterons proches de lui.

Et c’est cette voix des entrailles que Jésus nous incite à laisser s’exprimer en nous, car c’est la voie qui conduit à des relations heureuses.

La justice, la justice, tu chercheras !

La quatrième béatitude : « heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés », semble, à première vue, plus facile à comprendre que les précédentes. On pense, immédiatement, à toutes les personnes qui sont victimes d’une injustice et qui attendent, qui espèrent, réparation. La béatitude atteste que Dieu porte attention à leur souffrance et qu’il leur fera justice. On rejoint, là, une longue tradition biblique qui court, au moins depuis l’Exode (pour ne pas parler du cas d’Abel, en Genèse 4). L’histoire de la libération des juifs d’Egypte commence ainsi : « les fils d’Israël gémirent du fond de la servitude et crièrent. Leur appel monta vers Dieu du fond de la servitude. Dieu entendit leur plainte » (Ex 2.23-24). Dieu entend le cri du pauvre (Ex 22.21-26). Et le souvenir de la captivité d’Egypte est une expérience fondatrice qui oriente la législation du peuple d’Israël. A plusieurs reprises, pour justifier les lois qui protègent les serviteurs et les émigrés, le Deutéronome rappelle : « tu te souviendras que tu as été esclave (ou émigré) au pays d’Egypte » (Dt 5.15, 10.19, 15.15, 16.12, 24.18 et 22).

Et si l’on parcourt les prophètes et les psaumes, dans l’Ancien Testament, on ne cesse d’y retrouver des hommes et des femmes qui protestent contre l’injustice, qu’ils en souffrent eux-mêmes, ou qu’ils soient sensibles à la souffrance des victimes.

La béatitude se fonde donc, assurément, sur cette histoire.
Il me semble, cela dit, qu’elle ne s’y cantonne pas et qu’elle va plus loin.

La faim et la soif : jusqu’aux tréfonds de l’esprit des béatitudes

Un détail discordant nous entraîne, déjà, dans une direction inattendue : parler de faim et de soif, à propos de la justice, est un peu inhabituel. Dans sa confrontation avec le tentateur, Jésus a opposé la faim de nourriture et la faim des paroles qui sortent de la bouche de Dieu. Le rapprochement ou l’opposition entre parole et nourriture est, de fait, plusieurs fois utilisé dans la Bible. Même en français, on dit que « l’on boit les paroles » de quelqu’un. On recherche une plénitude, soit en se remplissant de victuailles, soit en se mettant à l’écoute d’une parole qui nous vivifie.

Or je ne perçois pas le désir de justice, dans le sens où j’en ai parlé jusqu’à présent : celui d’une demande de réparation, comme visant à une plénitude. Celui qui gagne un procès, celui auquel on finit par porter attention, est satisfait, sans doute, mais je ne pense pas qu’il éprouve vraiment une plénitude. Les sentiments, à la fin d’un conflit, sont souvent beaucoup plus partagés. Celui qui va jusqu’à avoir « faim et soif de justice » vise sans doute quelque chose de très profond qui prend son élan dans l’attente de certains arbitrages, mais qui vise plus loin. Il rêve de relations justes et pas simplement de procès équitables.

Il y a quelque chose d’absolu dans cette faim et cette soif, un moteur très puissant, qui me fait penser à la description du peuple des croyants en marche, dans l’épître aux Hébreux : « dans la foi, ils moururent tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues et saluées de loin et après s’être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ; en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ; il leur a, en effet, préparé une ville » (Hb 11.13-16).

Je perçois, dans cette béatitude et dans ces versets de l’épître aux Hébreux, une quête profonde et décisive, qui oriente la marche au jour le jour et ne laisse pas en repos. C’est sans doute, d’ailleurs, un trait commun à l’ensemble des Béatitudes : elles disent « heureux » celui qui a transformé son manque en une quête de long terme. Luc, parlant de faim, le dit à sa manière : heureux si vous avez faim, aujourd’hui, mais malheureux si vous n’avez plus faim de rien (Lc 6.21 et 25) ! Malheureux, il faut le répéter, celui qui croupit dans la misère. Malheureux celui qui est victime d’un régime autoritaire et qui passe, injustement, de longues années en prison. Mais malheureux, d’une autre manière, celui qui meurt d’avoir trop. Heureux, en revanche, celui que le manque met en marche et qui, de péripétie en péripétie, entrevoit le rassasiement ultime que Dieu lui promet.

Les mots de faim et de soif peuvent lancer sur une fausse piste, car ils orientent vers une satisfaction à court terme, et c’est bien le propos du tentateur. Mais Jésus échappe à ce raisonnement à courte vue et invite, au travers des Béatitudes, ses disciples à traverser tout ce qui leur manque en regardant plus loin. La faim et la soif témoignent bien d’un désir profond, d’une attente forte, mais d’une attente qui met en marche et vise la justesse et la justice des relations, comme on peut parler de deux personnes ou de deux objets « bien ajustés ».

Cela m’évoque la manière dont le livre du Deutéronome (encore) s’envole en parlant du respect du droit dans les procès : « tu ne fausseras pas le jugement, tu n’auras pas de partialité, tu n’accepteras pas de pot-de-vin. Car le pot-de-vin aveugle les yeux des sages. Il pervertit les paroles des justes. La justice, la justice, tu chercheras afin que tu vives et que tu hérites de la terre que le Seigneur ton Dieu, te donne » (Dt 16.19-20). Mis à part un écho final au psaume 37 et à la béatitude précédente, on y trouve cette forme intensive propre à l’hébreu : répéter le mot pivot. En l’occurrence, la formule « la justice, la justice, tu chercheras » fait penser à une quête continuelle : toujours chercher la justice et continuer à la chercher (on pourrait traduire : à la poursuivre, c’est le sens premier du verbe) même quand on pense l’avoir trouvée. Au-delà de l’impartialité dans tel ou tel procès précis, c’est cette recherche qui fait vivre. C’est ainsi que la faim et la soif de justice mettent en marche et rendent heureux.

Nos méditations sur cette béatitude prennent, progressivement, soulignons-le, un tour nouveau : on est passé du point de vue de la victime, à celui de l’arbitre. Et, sans doute, c’est le propos de Jésus d’élargir notre vision et notre compréhension de la justice, en nous encourageant à aller au-delà de notre perception des torts que nous avons subis.

Pour un justice qui surabonde, par rapport à la justice formelle

A peine, en effet, Jésus a-t-il terminé les Béatitudes, qu’il nous entraîne dans une vision radicale de la justice. Il nous ouvre un chemin qui va très au-delà de la justice formelle et qui nourrit notre rêve de relations justes, tout en soulignant tout ce qui nous en sépare encore.

Lisons donc : « n’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais porter jusqu’à la plénitude. […] Et je vous le dis : si votre justice ne surabonde pas, par rapport à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5.17 et 20). Dans le premier verset, les versions françaises parlent, en général, « d’accomplir » la Loi et les Prophètes. Mais le verbe accomplir a pris, en français, une connotation qui prête à confusion. On pense plus, en le lisant, à une prédiction qui devient réalité, qu’à l’idée de parachèvement, de complétude, que le verbe contient au départ. Le verbe grec évoque du plein et, donc, une parenté avec l’idée de rassasiement. Tout ce qui a été porté, et vécu, au travers de la Loi et des Prophètes, est resté à mi-chemin. Jésus vient en vivre l’aboutissement, au-delà des demi-mesures et des attentes restées en suspens. Et il nous propose, non pas de faire mieux que la justice formelle (dite, des scribes et des pharisiens, ici), mais de vivre des relations surabondantes par rapport à ce brouillon. C’est bien là le sens du verbe grec employé. C’est lui, par exemple, qui est utilisé pour parler des restes des multiplications des pains : « on emporta les morceaux qui surabondaient : douze (ou sept) paniers pleins » (Mt 14.20 et 15.37). On peut garder cette image : que notre justice soit à l’image de la surabondance joyeuse qui s’est exprimée dans les multiplications des pains.

En fait, le mot de justice sert de scansion à une bonne partie du Sermon sur la Montagne. Le verset que nous venons de citer est une introduction aux six : « mais moi je vous dis » (5.22, 27, 32, 34, 39, 44) qui exposent, jusqu’à la fin du chapitre 5, ce qu’il en est de cette justice surabondante.

Puis le chapitre 6 commence par : « gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes » (Mt 6.1). On traduit souvent par « religion » ou « devoirs religieux », le mot « justice » (dans le contexte, c’est correct). La « justice » en question est, en effet, l’aumône, la prière et le jeûne, dont le texte nous parle jusqu’au verset 18. On rangerait, aujourd’hui, plus volontiers ces pratiques dans le domaine de la spiritualité. Il est intéressant de voir que le texte rapproche, en utilisant le même mot de « justice », ce qui nourrit la foi du croyant, son cœur à cœur avec Dieu et ce qu’il poursuit dans sa vie pratique.

Puis commence une nouvelle section qui parle des richesses et de l’inquiétude. Cette fois-ci, le mot de justice n’apparaît pas en introduction, mais en conclusion : « cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6.33).

Là s’arrête l’usage du mot « justice » lui-même dans le Sermon sur la Montagne, mais l’idée court toujours en sous-main, avec une nouvelle partie dont la conclusion fait écho à l’introduction de Jésus sur la Loi et les Prophètes : «  tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux. C’est là la Loi et les Prophètes » (Mt 7.12). Le début du chapitre 7 nous appelle, en effet, à penser symétriquement, à nous mettre à la place de l’autre et à ne pas le juger (en français, la racine est la même que le mot justice, mais, en grec, il s’agit d’une autre racine). C’est ainsi, en effet, que l’on passe de la perception de l’injustice subie à l’espoir de relations justes.

La justice contre-culturelle, surabondante et heureuse exposée par Jésus

La justice que Jésus expose à coups de : « mais moi je vous dis » peut effrayer, au premier abord. Mais, qu’il parle de conflit ou d’injure (Mt 5.21-26), de convoitise sexuelle (v 27-28), de séparation dans le couple (v 31-32), de serments qui finissent par affaiblir la parole ordinaire (v 33-37), de vengeance (v 38-41) ou de haine de l’ennemi (v 43-47), Jésus essaye simplement de nous rendre sensibles aux multiples occasions où nos relations sont défaillantes. Et, précisément, ces défaillances peuvent être compatibles avec le droit formel : on ne fait rien d’illégal. Mais si nous sommes à la recherche de relations justes, ces divers écueils sont autant de cailloux sur notre route.

On perçoit sans doute mieux le problème si on a été soi-même victime d’une injure, l’objet de remarques sexuelles déplacées, si notre conjoint nous a quitté, si les autres ont usé à notre égard d’un double langage, si les autres ont refusé nos excuses ou si on est l’objet d’une haine de principe. Assurément, ce sont des sources majeures de souffrance. Et si nous sommes appelés à faire pour les autres ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous, on commence à comprendre de quelle justice Jésus parle.

Avoir faim et soif de justice c’est être sensibles aux multiples occasions où nous nous blessons les uns les autres : ou les autres nous blessent et où nous blessons les autres. C’est un domaine où nous pouvons parfois avoir l’impression de tourner en rond et de répéter les mêmes errements, mois après mois, année après année.  Cette béatitude nous dit pourtant qu’une telle quête mène quelque part et qu’une telle attente sera comblée. Le futur, ici comme dans les autres béatitudes, a un double sens : nous en vivons des réalisations partielles ici et maintenant, et le rassasiement plein et entier nous sera acquis à la fin des temps. Il est possible de vivre, dès aujourd’hui, dans l’esprit des Béatitudes, et d’orienter notre vie autour des attentes qu’elles mettent en valeur. La contre-culture heureuse des évangiles est ouverte à qui accepte de s’y engager.

La victoire sur le mal à travers la grâce et la douceur

L’évangile de Matthieu parle, à trois reprises, de la douceur : peu d’occurrences, mais à chaque fois pour des considérations décisives. Nous avons utilisé les deux premières occurrences ces deux dernières semaines.

La troisième mention de la douceur se trouve dans le récit du jour des Rameaux. « Cela est arrivé, dit alors l’évangile, pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète : dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, doux et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme » (Mt 21.4-5). Matthieu cite, ici, une prophétie de la deuxième partie du livre de Zacharie, texte auquel on porte peu attention, en temps normal. Une fois encore, il reprend la version grecque de la Septante, et, au passage, le mot « doux » qui traduit le fameux terme hébreu qui signifie aussi humble ou pauvre. Mais Matthieu n’a pas hésité à mentionner cette douceur que Jean, pour sa part, a supprimé en citant la prophétie : « ne crains pas, fille de Sion : voici ton roi qui vient, il est monté sur le petit d’une ânesse » (Jn 12.15). Quant aux autres évangiles, ils ne mentionnent pas cette citation.

La partie finale du livre de Zacharie : source importante de la lecture de la Passion par l’évangile de Matthieu

Or cette partie du livre de Zacharie semble être un appui privilégié que prend Matthieu pour donner sens aux événements de la Passion. Il la cite, en effet, à deux autres occasions: la trahison de Juda, d’abord, et ce que fait Juda quand il est pris de remords (Mt 26.15 et Mt 27.9-10). Les trente pièces d’argent et leur destinée renvoient explicitement à Za 11.13. Et, deuxième occasion, cet avertissement, pour prévenir les disciples qu’ils vont être perdus quand Jésus sera arrêté : « il est écrit : je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées » (Mt 26.31 = Za 13.7). Cet appui est d’autant plus frappant que Matthieu ne cite pas les chants du serviteur, du livre d’Esaïe, au moment de la passion (il les cite plus tôt dans l’évangile, à propos du ministère de guérison de Jésus). Or on associe beaucoup plus souvent ces chants du serviteur à la mort et à la résurrection de Jésus.

De quoi nous parlent donc les six derniers chapitres de Zacharie ? Il n’est pas étonnant que l’on fasse rarement le rapprochement avec l’évangile de Matthieu, car c’est un texte plutôt compliqué. Il ne nous expose, d’ailleurs, pas que de la douceur. On y trouve aussi des épées et des massacres. Il y a des fragments assez contrastés les uns avec les autres : par exemple, des victoires qui succèdent à des défaites, et vice versa. Le texte, en lui-même, est, d’ailleurs, assez peu commenté. On peut quand même y trouver une logique mais, sur le fond, on sent un balancement, avec la présence :

– premier volet, d’un messie doux qui fait face à des multiples avanies, qui est rejeté, qui endure des événements qui entraînent le peuple dans la dispersion et,

– deuxième volet, l’affirmation, plus classique, d’un dieu triomphant qui finit par remporter la victoire sur les idolâtres et les autres nations.

 Or Matthieu est allé chercher toutes ses citations dans les textes qui relèvent du premier volet.

Cet ensemble de la fin du livre de Zacharie relève, en fait, d’un genre qui a connu une certaine fortune avant la venue de Jésus : le récit de la victoire finale, après de multiples épisodes défavorables, de Dieu et de ses fidèles ; quelque chose comme la leçon professée par le psaume 37, traduite en péripéties.

Matthieu est donc allé piocher dans ce récit les épisodes les plus opposés au triomphe militaire. Il a rattaché la trahison de Juda à l’épisode du rejet par le peuple du roi de douceur. Il a relié le désarroi des disciples, au moment de la mort de Jésus, à la débandade de fidèles qui avaient perdu une bataille militaire. Matthieu a donc signifié que Jésus a si complètement tourné le dos à la tentation diabolique du pouvoir, qu’il n’a pas envisagé d’autre manière d’affronter un sort contraire que de rester le roi doux et humble de cœur.

Mais, au total, faut-il interpréter sa mort comme une défaite ou comme une victoire ? Matthieu ne le dit pas directement. On comprend, indirectement, que pour lui, Jésus a pleinement accompli la prophétie de Zacharie en restant le roi doux monté sur un âne et sans avoir besoin de faire appel au versant sombre et violent des autres passages. C’est Paul qui présentera explicitement la mort sur la croix comme une victoire : le Christ « a dépouillé les Autorités et les Pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la croix » (Col 2.15). De fait, au début de l’histoire de l’Église, on a régulièrement interprété la mort du Christ à la croix comme une victoire sur le mal. A côté du thème du pardon des péchés (qui figure, d’ailleurs, juste avant, dans le texte des Colossiens que nous avons cité), on insistait sur ce deuxième thème. A vrai dire, si on comprend la douceur comme la grâce en action, les deux thèmes ne font qu’un : Jésus a triomphé du mal par la grâce. « Il a annulé le document accusateur que les commandements retournaient contre nous, il l’a fait disparaître, il l’a cloué à la croix » (Col 2.14). Et il a triomphé des logiques de mensonge et d’oppression en refusant d’entrer dans le jeu du rapport de force armé.

Pourquoi, par la suite, ce thème de la victoire sur le mal par la grâce, par la douceur, s’est-il estompé ? On peut imaginer que lorsqu’il a fallu bénir les armées d’état, on s’est focalisé sur le pardon individuel des péchés, en laissant de côté l’action sociale de la grâce. Mais de quelle terre les chrétiens ont-ils alors hérité ?

L’action des chrétiens dans la société, à la lumière de l’héritage de la douceur

Cela dit, la pertinence sociale de la douceur a refait surface, par la suite, notamment dans le courant franciscain. Puis, dans la Réforme radicale, au XVIe siècle, la politique de la douceur a de nouveau rencontré un intérêt.

Citons, par exemple, un texte de Marpeck, un des penseurs de cette Réforme radicale. « Paul distingue la sagesse des magistrats de ce monde de la sagesse du Christ quand il dit : « Ce n’est pas la sagesse des princes de ce monde » (1 Cor 2:6). Il est donc clair que les princes de ce monde ont une sagesse particulière pour accomplir leur service. La sagesse chrétienne n’est pas adaptée à leur office et elle ne leur servira pas car elle produit la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, les choses spirituelles et surnaturelles, la croix, les tribulations, la patience et la foi au Christ sans coercition (…). La sagesse de l’office des princes de ce monde est destinée à travailler au travers de l’épée, sans pitié, avec la haine de l’ennemi, la vengeance physique, en tuant ceux qui font le mal, avec des gouvernements naturels du monde, des jugements et autres choses similaires. Il est dès lors sans fondement de prétendre que personne ne peut exercer le gouvernement du monde mieux qu’un chrétien. Cela voudrait dire qu’il aurait besoin de la sagesse du Christ pour l’exercer ».

On peut considérer autrement, aujourd’hui, l’exercice de la justice. Le droit est là, aussi, je l’ai dit, pour protéger le faible. Et il est possible d’envisager une pratique de la justice plus ou moins violente. C’est plus affaire de degré que d’absolu. La pertinence de ce texte est ailleurs : il souligne le contraste entre deux logiques d’action. Or on porte beaucoup d’attention à l’ordre social que produisent le droit et l’usage légitime de la force. L’essentiel des débats politiques et même des discussions en famille portent sur de tels sujets. Mais que produisent « la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, la patience et la foi au Christ sans coercition » ? Quel héritage ce mode de vie engendre-t-il ? Assurément, plutôt quelque chose de l’ordre de la thérapeutique. D’ailleurs, la figure de Jésus thérapeute est fréquente chez Marpeck. Les chrétiens « laissent des fontaines d’eau vive couler de leur sein, car ils ont bu à la fontaine de la vie par la foi en Christ (Jn 4:10-15, 7:38). (… Dès lors) ils délivrent des enseignements, de la sagesse, des informations. Ils prescrivent la médecine et les remèdes du vrai Maître, à leurs frères dans la foi et au monde infirme et déficient. (…) Ils usent de la médecine du Grand Médecin, à l’égard les uns des autres, à l’égard de ceux qui ont faim mais non pas de ceux qui sont repus ».

Est-ce que cela a du sens, de vivre l’amour dans un monde de brutes ? C’est ce qu’annonce la béatitude sur les doux : cela a du sens et cela produit un espace social particulier. Quand les chrétiens s’interrogent sur le rôle qu’ils peuvent tenir dans la société ils sous-estiment souvent la portée d’une attitude de douceur, d’accueil de l’autre, de compassion. Ils sous-estiment également la consistance du territoire qui se construit de cette manière.

On associe trop facilement doux à mou, à passif ou à naïf. Mais la douceur est un portail d’entrée dans la contre-culture heureuse à laquelle nous invite le Christ. Elle est même, peut-être, le trait qui se rapproche le plus de sa personne. C’est en tout cas le trait que souligne l’évangile de Matthieu. On parle, évidemment, de contre-culture : autour de nous, les territoires de la violence et du rapport de force sont bien plus visibles, bien mieux repérés. Mais ce sont des territoires de la souffrance et de l’inquiétude.

Heureux les doux, car ils hériteront la terre.

La douceur dans l’évangile de Matthieu

J’ai parlé, la semaine dernière, de la tragédie du pouvoir, telle qu’en parle l’Ancien Testament, au travers de l’opposition entre David et Saül, et telle que le rassemble le psaume 37 qui sert d’arrière fond à la béatitude : heureux les doux, car ils hériteront la terre.

L’actualisation du psaume 37 dans le judaïsme et dans l’évangile

Le psaume 37 rend espoir au juste, au doux, à celui qui s’attache à Dieu, face aux succès des violents et des insolents.

Faut-il, pour autant, comprendre que le psaume 37 dit que : « à tous les coups » c’est le juste, le doux ou celui qui écoute Dieu qui gagne ? Non, et d’ailleurs il dit même le contraire : le méchant a du succès pendant un certain temps. Le psaume se place donc dans une temporalité semblable à celle des béatitudes : il y a un bonheur, un succès, dans la douceur et la justice, dans un futur qui n’est pas déterminé avec précision. La tragédie du pouvoir et le malheur qu’elle charrie mettent du temps à se développer.

Mais comment s’approprier un tel texte ? Si on se trouve dans une situation délicate, si on est marginalisé voire persécuté, on aura tendance, naturellement, à se mettre dans la peau des justes, des doux, des fidèles qui seront reconnus un jour à leur juste valeur. C’est un ressort qui a été très puissant, dans l’histoire, et le judaïsme intertestamentaire n’a pas fait exception. On a retrouvé un commentaire du psaume 37, dans une des grottes de Qumran, qui lisait ce psaume comme annonçant une revanche des membres du groupe, dont le chef avait été mis à mort et qui se trouvaient en difficulté. Le verset repris dans la béatitude est, par exemple, interprété de la manière suivante : « l’explication de ceci concerne la Congrégation des pauvres, qui acceptent les temps d’égarement et seront délivrés de tous les pièges du Malin, et ensuite ils se délecteront tous des plaisirs de la terre et ils s’engraisseront de tous les délices de la chair ». Ce psaume peut, en effet, nourrir un désir de vengeance, de juste retour des choses.

Jésus, de son côté, sélectionne, dans le psaume 37, le verset le plus éloigné du coup de force aussi bien que de la vengeance, à savoir celui qui parle de la douceur. Le mot hébreu, revenons-y, signifie plutôt celui qui est humble et respectueux. Jésus dira de lui-même : « doux et humble » (Mt 11.29). C’est en gros le sens. On est à l’opposé complet de la tragédie du pouvoir, de celui qui crève d’orgueil et qui piétine les autres. On est aussi à distance du rêve de simplement prendre la place de celui qui est actuellement au pouvoir.

Il me semble, en effet, que Jésus va plus loin que le psaume 37 et qu’il envisage que la douceur, le respect des autres, débouche sur un territoire particulier qui n’est pas un pays. A la différence des textes intertestamentaires, il n’envisage pas le succès d’une nation ou d’un parti. La version grecque qui avait déjà élargi du « pays » à « la terre » est, dans le cas présent, pertinente. Jésus ne limite pas son horizon à une nation ou à un groupe donné. Mais il ne se borne pas non plus à dénoncer la tragédie du pouvoir et à se tenir à l’écart des questions de vie en commun. Il parle d’un bonheur lié à l’action humble et respectueuse et d’un territoire vers lequel mène cette action.

A quel territoire pense donc Jésus quand il parle d’héritage ?

Du côté de la tragédie du pouvoir, le diable vient de lui proposer « tous les royaumes du monde et leur gloire » (Mt 4.8), pour peu qu’il se prosterne devant lui. C’est un calcul qui ressemble à celui des impies dans le psaume 37. La douceur mise en avant dans la béatitude est, une fois encore, une réponse à cette tentation. La douceur et l’humilité s’opposent trait pour trait à la violence, aux exactions, aux mensonges, que lui propose le diable.

Jean-Baptiste et Jésus parlent, pour leur part, du « Royaume des Cieux », comme d’une réalité qui s’est « approchée » (Mt 3.2, 4.17). Et Jésus mentionne deux fois le Royaume des cieux dans les béatitudes (Mt 5.3 et 10). Le Royaume des Cieux n’est sans doute pas un territoire au sens géographique du terme. Mais Jésus vient de renoncer aux royaumes de ce monde qui, eux, ont un périmètre géographique précis. Qu’entend-il alors par « hériter la terre » ?

En fait la douceur (de même que la miséricorde et la fabrique de la paix) correspond à la grâce en action. C’est pour cela que cette béatitude décrit, d’encore plus près que les autres, la personne de Jésus lui-même. Et c’est pourquoi il dira explicitement : « je suis doux et humble de cœur » (Mt 11.29). « Je suis … » est une formule fréquente dans l’évangile de Jean, mais unique dans l’évangile de Matthieu. La grâce n’imprègne pas seulement la mort de Jésus, elle oriente également tout sa vie. C’est son mode d’être et d’agir dans un monde brutal et déchiré par la tragédie du pouvoir. Jésus fait grâce et cela se traduit par son accueil et sa douceur. Dans cette béatitude, il nous invite, à notre tour, à vivre et à agir dans la grâce, donc dans la douceur. Et, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, cela construit des espaces de vie qui sont plus vastes qu’on ne l’imagine souvent : des espaces de vie sociale heureuse qui vont jusqu’aux limites de la terre. C’est là l’héritage que Jésus nous promet. La « terre » est, si l’on veut, l’ici-bas, traversé par une logique contre-culturelle.

Les autres (rares) mentions de la douceur dans l’évangile de Matthieu appuient complètement cette lecture.

L’école du christianisme : la douceur contre le caractère écrasant de la loi

En fait, Matthieu n’emploie que trois fois le mot doux (et les autres évangiles ne l’emploient pas). Mais à chaque fois, cela fait référence à des débats profonds. La mention suivante, à laquelle nous venons de faire allusion, sur trouve à la fin du chapitre 11.

Cela commence par une introduction tout à fait dans l’esprit des béatitudes : « je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Mt 11.25). Cela me rappelle qu’au fil des enquêtes que j’ai menées, dans ma vie professionnelle, j’ai toujours été frappé par ce que j’appellerais « la société vue par le bas ». Le point de vue des élites diverge notablement du point de vue de ceux qui subissent, jour après jour, des décisions qui ne sont pas les leurs. Ce qui fait que ces derniers sont dépositaires d’un savoir fort éclairant, mais souvent occulté.

Ensuite Jésus enchaîne par une parole qui, sans doute, s’adresse en priorité aux « tout-petits » : « venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger »  (Mt 11.28-30).

Cela décrit bien une douceur en action et, sous-jacent, la grâce en action, car les mots de « joug » et de « fardeau », que l’on trouve dans ce texte, ne sont pas employés au hasard. Il s’agissait, quasiment, pour les juifs qui écoutaient Jésus, de termes techniques qui désignaient les devoirs de la loi. Tous les matins et tous les soirs, dans la synagogue, la liturgie voulait que l’on récite quelques grands textes et notamment le texte de Deutéronome 6.4 : « Ecoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un ». Au cours de ces lectures on disait que le juif pieu prenait sur lui le « joug du Royaume de Dieu », lorsqu’il récitait : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force » (Dt 6.5), puis qu’il prenait sur lui le « joug des commandements » lorsqu’il récitait la synthèse de Dt 11.13-21. On disait également que celui qui choisissait d’observer la loi (au sens large de la Torah) prenait sur lui le « joug de la loi ».

Le mot joug est d’ailleurs toujours utilisé dans ce sens dans le Nouveau Testament (même si son emploi est rare). Lorsque les apôtres se réunissent à Jérusalem pour décider si les païens convertis au christianisme sont tenus ou non d’observer la loi, Pierre use, on l’a vu, d’un argument très fort : « Pourquoi provoquer Dieu en imposant sur la nuque de ces disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n’avons été capables de porter ? » (Ac 15.10). Le mot « joug » lui vient spontanément dès qu’il pense à toutes les prescriptions que l’on voudrait imposer aux païens. Paul sentant les Galates tentés de revenir aux préceptes de la loi juive écrit, de son côté : « C’est en vue de la liberté que Christ nous a libérés. Tenez donc fermes et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage » (Ga 5.1). Là aussi le mot lui vient à l’esprit naturellement.

L’image du fardeau est équivalente à celle du joug. Dans l’Ancien Testament les deux mots sont employés comme synonymes pour parler d’une domination dure à supporter (Es 9.3 parle, littéralement, du joug du fardeau ; voir aussi Es 10.27, 14.25). Mathieu reprend d’ailleurs, plus loin, l’image du fardeau pour parler des pharisiens qui « lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (Mt 23.4).

Jésus appelle donc ceux qui souffrent une dure domination à venir vers lui pour desserrer l’étreinte. Et il pense, en premier lieu, à la torture morale que les personnes subissent en s’efforçant d’observer la loi. C’est de ce fardeau qu’il entend, en premier lieu, les délivrer.

Il y avait, dans le judaïsme, des courants de pensée qui étaient très proches du point de vue de Jésus.  La Michnah  qui a mis par écrit, à partir du premier siècle, les traditions orales des rabbis, précise : « Pourquoi lit-on  Ecoute Israël avant le résumé des commandements ? C’est parce que l’on doit d’abord recevoir sur soi le joug du Royaume des cieux et ensuite seulement celui des commandements » (Michnah, Berakoth II, 2). En d’autres termes il faut d’abord aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force, avant d’essayer d’observer les commandements.

Cela dit la réalité était, semble-t-il, autre. Pour la plupart des hommes vivant en Israël, la religion était devenue un carcan difficile à porter. Les images du joug et du fardeau sont parlantes. Par les paroles que nous avons citées, Jésus se pose en rupture. Il est celui qui vient alléger le poids du fardeau.

La proximité avec l’autre, contre l’isolement du pouvoir

Ce passage précise un peu plus les contours de la politique de la douceur mise en œuvre par Jésus. Il cherche la proximité (« venez à moi ») là où le pouvoir brutal oppose et isole. Il cherche à rejoindre l’autre dans ses difficultés et ses pénibilités, à marcher avec lui. C’est ce que Kierkegaard a appelé « l’école du christianisme ». L’attitude de grâce que Jésus nous enseigne à adopter, dans cette école, rejoint celui qui est prêt à répondre à un appel et non pas celui qui est contraint d’obéir à un ordre.

La stratégie éducative de Jésus est, on le voit, en ligne avec sa stratégie politique : il renonce, là aussi, à cadrer de trop près par la loi, comme il a renoncé à user des contraintes et des stratagèmes que le Diable lui proposait. Jésus veut gagner les cœurs, accueillir dans la grâce, proposer douceur et repos.

La loi (puisque l’on parle de loi dans ce passage) peut-être le moyen d’aménager une vie collective heureuse. Elle peut aussi protéger le faible contre les exactions du fort. Mais, pour la société « vue d’en bas », elle peut aussi devenir un instrument de normalisation, de contrôle social et de mise à distance des opposants.

Quel est donc ce territoire étrange que Jésus entend construire à travers cette école particulière ? Il  ressemble sans doute plus à un réseau où les personnes se reconnaissent mutuellement proches les unes des autres, qu’à un espace délimité régi par un souverain.

Est-ce que tout cela construit des territoires qui font sens ? Oui, et on en a de nombreux exemples. Assurément les démarches coopératives ou associatives construisent des entités plus fragiles (bien plus fragiles) que des états. Les églises, quand elles ne deviennent pas elles-mêmes des états dans l’état, quand elles ne singent pas les ressorts du pouvoir qui ont cours dans la société globale, sont, elles aussi, des institutions moins stables que des nations. Mais l’élan, la capacité à faire face à des situations critiques, l’invention de nouvelles manières de vivre ensemble, sont clairement du côté des espaces de vie où l’on s’accueille les uns les autres avec douceur et bienveillance.

Il est significatif qu’Henri Desroche un des premiers sociologues des religions se soit intéressé, d’un côté, à ce qu’il a appelé Les religions de contrebande, et de l’autre aux mouvements coopératifs contemporains. Entre la société vue dans bas par les contrebandiers de la religion et les coopératives, il y a des analogies et des familiarités.

Mais il n’en reste pas moins que nous sommes beaucoup plus fascinés par les organisations politiques classiques avec leur gestion à la hussarde des rapports de force, avec leurs opérations de maintien de l’ordre et leurs appareillages juridiques complexes. La couverture médiatique de l’actualité nous donne beaucoup plus de détails sur les conflits entre des bataillons bien structurés que sur les mouvements moins formalisés et qui font plus de place aux relations mutuelles. Pourtant les sociétés contemporaines sont malades de la faiblesse des relations de proximité et de la force des relations sociales formelles qui poussent à l’individualisme. La douceur fait ricaner les cyniques, mais son absence se fait durement sentir.

Or tout cela a une portée qui dépasse ces simples constats empiriques. Nous sommes, en fait, au cœur de la manière dont Dieu intervient dans l’histoire. C’est ce vers quoi nous oriente la troisième mention de la douceur dans l’évangile de Matthieu.

A suivre …

De l’usage de la douceur

Heureux les doux, car ils hériteront la terre…
C’est, à vrai dire, l’exact inverse de ce qui nous semble être le cas général. Le flot des informations quotidiennes nous convainc, en effet, que les violents et les partisans du passage en force tiennent le haut du pavé. Les rapports entre nations sont, par exemple, de plus en plus tendus et les épreuves de force se multiplient. Les négociations internationales sont difficiles et souvent vouées à l’échec. La politique nationale, elle-même, est tissée de coups politiques, de manœuvres d’intimidation et d’invectives récurrentes. On mesure sans cesse le succès des lobbies, qui cherchent à tordre la législation à leur avantage et à masquer les dangers de leurs partis pris.

Qu’est-ce que les doux iraient faire dans un tel panier de crabes ?

Il y a pourtant une ligne de lecture qui parcourt l’ensemble de la Bible et qui dit que celui qui use de la force ne parvient pas toujours à ses fins. Jésus s’inscrit dans cette lignée. Il cite ici, je l’ai mentionné dans un post précédent, le psaume 37 et il assume. A rebours de l’efficacité supposée du passage en force, les auteurs bibliques parlent de la tragédie du pouvoir. Tragédie dans un double sens : le puissant perd d’abord le sens moral et il finit par perdre également son pouvoir.

Cela vaut la peine de se mettre à l’écoute d’un discours aussi contre-culturel.

Le psaume 37 et la tragédie du pouvoir

Que nous dit, pour commencer, le psaume 37 ?
Ce psaume est, à vrai dire, un peu atypique : c’est plus une litanie, une réflexion distancée, qu’une prière construite au fil d’événements précis. Il appartient au genre des psaumes alphabétiques : chaque groupe de quatre lignes (quatre, dans le cas présent) commence par une lettre de l’alphabet, depuis le aleph, première lettre de l’alphabet hébraïque, au début, et ainsi de suite, dans l’ordre, jusqu’au tav, dernière lettre de l’alphabet, à la fin. Souvent ces psaumes (comme le plus connu : le psaume 119) tournent autour d’un thème qu’ils regardent sous différentes facettes en usant de synonymes pour repasser sur des considérations assez similaires les unes aux autres.

Dans le psaume 37, c’est la formule : « ils hériteront la terre » qui sert de leitmotiv. « Ceux qui espèrent le Seigneur hériteront la terre » (v 9) ; « les doux hériteront la terre » (v 11) ; « ceux qu’il bénit hériteront la terre » (v 22) ; « les justes hériteront la terre » (v 29) ; « espère le Seigneur et garde ses voies, il t’élèvera pour que tu hérites la terre » (v 34). L’idée générale est que les impies s’agitent, semblent remporter des succès, mais finissent par être « arrachés » comme de la mauvaise herbe. Par exemple : « Les impies ont dégainé l’épée et tendu l’arc, pour abattre l’humble [ou le doux]  et le pauvre, pour égorger celui qui marche droit. Mais leur épée entrera dans leur cœur, et leurs arcs se casseront » (v 14-15).

J’ai traduit, ici, « la terre » pour être en ligne avec la version grecque et avec la béatitude. Mais il n’y a qu’un mot, en hébreu, pour dire le pays ou la terre. L’idée du psalmiste semble plutôt être de dire que ce sont, finalement, les doux, les justes, ceux qui espèrent le Seigneur et qui gardent ses voies, qui possèderont le pays. Terre ou pays, on voit la résonance politique de ce psaume : qui, en définitive, sera reconnu comme le propriétaire (ou, au moins, le gestionnaire) légitime du territoire ? A travers les descriptions diverses des intrigants (v 12) dans le fil du psaume, on devine les luttes de pouvoir (les coups d’épée, les tirs à l’arc, v 14), les ruses (v 7), les machinations (les traquenards, v 32), la rapacité (v 21), les coups de force (v 35), autour de cet enjeu. Le juste est exhorté à ne pas s’échauffer inutilement, à ne pas rentrer dans le jeu des violents. « Reste calme, près du Seigneur, espère en lui, ne t’enflamme pas contre celui qui réussit, contre l’homme qui agit avec ruse. Laisse la colère, abandonne la fureur, ne t’enflamme pas ; cela finira mal » (v 7-8).

Sur un mode certes apaisé et distancié, ce texte fait bel et bien écho à la tragédie du pouvoir. Cette tragédie est que celui qui est en position de pouvoir a tendance à en abuser (l’impie abuse de sa force, v 35). Il pense que tout passe par le rapport de force, que l’accès au pouvoir ou le fait de s’y maintenir sont des buts en eux-mêmes qui justifient toutes les manœuvres et tous les coups bas. A l’inverse, les prophètes et les psaumes, ne cessent de souligner que l’on n’accède pas au pouvoir par le pouvoir. Le souverain ne se maintient que parce que suffisamment de gens le considèrent comme légitime et les coups de force entament cette légitimité.

Un cas d’école : l’opposition entre Saül et David

Il y a, de fait, de nombreuses illustrations du souverain qui s’aveugle et se perd dans le mirage du pouvoir pour le pouvoir, dans l’Ancien Testament. Le plus emblématique d’entre eux est le premier roi d’Israël : Saül. Face à lui, David n’est pas un doux, au sens où nous l’entendons. Mais il manifeste un respect du pouvoir royal (en tant qu’institution), une sensibilité aux autres, une écoute de la critique, qui en fait un antitype de Saül. Il possède une forme d’humilité et d’ouverture aux autres qui tranche avec l’orgueil et l’enfermement de Saül.

Saül pense qu’il n’a jamais assez de pouvoir sur les autres. Il se méfie d’eux. Il essaye de les contrôler. Il tente toute une série de manœuvres pour les éliminer ou les marginaliser. Avant même que Dieu ne se détourne de Saül, il y a des descriptions qui mettent mal à l’aise. Saül est un chef de guerre, ce que sera aussi David. Ce n’est pas là ce qui les distingue. Mais souvent on mentionne que le peuple a peur qu’il hésite à partir au combat et que Saül doit user de la menace ou de quelque manœuvre pour les entraîner à sa suite.

Une des premières scènes de la carrière de Saül est une incursion des Ammonites qui sème la panique chez les israélites. On vient en avertir Saül. « L’esprit de Dieu fondit sur Saül quand il entendit ces paroles, et il entra dans une violente colère. Il prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! Le Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple, et ils partirent comme un seul homme » (1 S 11.6-7). L’interprétation est ambiguë. Faut-il tout attribuer à l’esprit de Dieu dans cette réaction ? En tout cas, on reconnaît le style de Saül qui n’hésitera pas, par la suite, et pour son compte propre, à manier des arguments frappants de ce genre. Plus tard on nous raconte, par exemple, lors d’un autre combat, que « les hommes d’Israël avaient souffert, ce jour-là, car Saül avait engagé le peuple par cette imprécation : maudit soit l’homme qui prendra de la nourriture avant le soir, avant que je ne me sois vengé de mes ennemis. Dans le peuple, personne n’avait donc goûté de nourriture » (1 S 14.24). On discerne clairement, ici, cette tendance à plier les autres à sa volonté coûte que coûte. Et, dans cet épisode, c’est le propre fils de Saül, Jonathan qui, ignorant la malédiction prononcée par son père, mange du miel sauvage pour se donner des forces. Quand on lui apprend qu’il a transgressé la volonté paternelle, il réagit avec un bon sens rafraîchissant, en disant que, si tout le monde avait mangé, ils auraient remporté la victoire plus vite. « Jonathan dit : mon père a porté malheur au pays. Voyez comme j’ai le regard clair pour avoir goûté un peu de ce miel » (v 29). Mais l’histoire prend un tour tragique car Saül est prêt à tuer son propre fils pour avoir enfreint sa malédiction et c’est, finalement, le peuple qui s’interpose pour sauver la mise à Jonathan (v 45). Saül lance des mécaniques qui broient les relations et les réactions humaines.

Et qu’est-ce qui fait que Dieu se détourne de Saül après l’avoir désigné comme roi ? On nous en fait deux récits (1 S 13 et 15) pas forcément aisés à interpréter. Mais, dans les deux cas, le peuple a peur et Saül a peur du peuple, alors il s’arroge un pouvoir religieux afin d’asseoir son pouvoir sur ledit peuple. Lorsque le prophète Samuel survient, il avertit Saül qu’il a franchi la ligne rouge en allant au-delà de ses prérogatives. Il voulait garder la maîtrise de la situation à tout prix ce qui l’a conduit à abuser de son pouvoir. Et même quand Samuel se retourne pour partir, Saül s’accroche. En l’occurrence, il cherche à saisir un attribut symbolique : le manteau de Samuel. « Quand Samuel se retourna pour partir, Saül attrapa le pan de son manteau, qui fut arraché. Samuel lui dit : le Seigneur t’a arraché la royauté d’Israël, aujourd’hui, et il l’a donnée à un autre, meilleur que toi » (1 S 15.27-28). Le renversement est saisissant : c’est parce que Saül a voulu arracher un morceau du pouvoir religieux de Samuel que Dieu lui arrache la royauté. Il pensait récupérer un lambeau de ce manteau. Ce lambeau devient le signe de ce qui lui est ôté.

Ensuite, le livre de Samuel nous rapporte la longue ascension de David. Saül, forcément, se sent menacé, et (pour le coup) à juste titre. Il essaye, à deux reprises, de tuer David (1 S 18 et 19). Il contraint David à la fuite et le traque sans relâche. Mais l’attitude de David, une fois encore, tranche sur celle de Saül. Il considère que l’on ne peut pas régler la question de la royauté simplement au fil de l’épée. Il ne s’agit pas seulement de tuer ou d’être tué.

A deux reprises David à l’occasion de tuer Saül. A deux reprises il fait marche arrière, pour la même raison. La première fois il coupe, lui aussi, un pan du manteau de Saül : « Après cela, David sentit son cœur battre, parce qu’il avait coupé le pan du manteau de Saül. Il dit à ses hommes : que le Seigneur m’ait en abomination si je fais cela à mon seigneur, le messie du Seigneur. Je ne porterai pas la main sur lui, car il est le messie du Seigneur » (1 S 24.6-7). La deuxième fois Saül dort, mais David retient la main de son lieutenant : « David dit à Avishaï : « Ne le tue pas ! Qui pourrait porter la main sur le messie du Seigneur et demeurer impuni ? » (1 S 26.9). Pour David, Saül, même disgracié, reste roi et aller jusqu’au régicide règlerait le problème à court terme, mais le disqualifierait, lui, David, comme roi futur. Pour David, il y a des limites à ne pas franchir. Ce n’est pas, à proprement parler, de la douceur, mais c’est poser une limite à l’absolu de son pouvoir et c’est ainsi qu’il deviendra un roi légitime.

Qui hérite du pays ? Qui est heureux ?

David pense, dans ces passages, à sa légitimité devant Dieu. Mais sa légitimité devant le peuple est également en jeu. Il y a, d’ailleurs, un élément qui n’est pas directement explicité par le texte, mais qui court en sous-main : David suscite l’adhésion et entraîne à sa suite hommes et femmes (il ira, on le sait, trop loin dans la séduction, à l’occasion), tandis que Saül suscite l’effroi. Il est donc assez normal que, progressivement le peuple se détourne de Saül, ce qui ne fait que renforcer l’aigreur de ce dernier.

Saül acculé joue son va-tout et il tente de remettre la main sur Samuel, pourtant mort (1 S 28). Il va voir une voyante (ce qui était strictement interdit) et quand Samuel remonte des morts il ne fait que répéter ce qu’il lui a dit quand il était vivant. C’est l’aboutissement de la tragédie du pouvoir qui laisse Saül prostré et hébété (1 S 28.20). Trois chapitres plus loin il se suicide suite à une défaite sans gloire, afin de ne pas tomber aux mains de ses ennemis (1 S 31.1-6). Jusqu’au bout, il a voulu rester maître de son destin, alors même que ce destin lui échappait de plus en plus.

David sera un roi heureux, même si toutes sortes d’événements dramatiques et difficiles marqueront son règne. Il sera, disons, à l’aise dans son rôle et restera connecté avec les autres et avec Dieu. Saül est un roi malheureux. La tragédie du pouvoir broie ceux qui y succombent.

Apprenons à lire l’actualité différemment

Nous poursuivrons, la semaine prochaine, la méditation sur la douceur, en suivant, cette fois-ci, l’évangile de Matthieu. Mais arrêtons-nous là, provisoirement.
Le récit biblique nous invite à voir l’actualité différemment. Après tout, nous sommes bien conscients que le pouvoir aveugle, qu’il fait perdre le contact avec la réalité de la vie sociale. Nous entendons parler, régulièrement, de la chute de dictateurs ou de chefs d’état autoritaires. Et nous savons, également, que la légitimité qui fait durer un gestionnaire aussi bien qu’un gouvernant, doit quelque chose à l’écoute des autres.
Alors ?
Alors c’est une invitation à changer de regard et de perspective et à ne pas faire crédit au cynisme qui analyse tout en termes de rapports de force. Il y a d’autres logiques à l’œuvre dans l’histoire : à nous de les discerner et de les mettre en évidence.

Le bonheur et les larmes. La spiritualité des Psaumes

La deuxième béatitude (la troisième dans certains manuscrits) pousse la tension du genre à son maximum : « heureux ceux qui pleurent (ou les affigés) car ils seront consolés ! » Jésus va loin dans le paradoxe.
Il y a, par ailleurs, une particularité : à la différence des autres béatitudes, elle ne désigne pas des personnes qui ont fait un choix de vie particulier. Les affligés, ou ceux qui pleurent, sont plutôt les victimes de choix faits par d’autres.
Ces deux remarques lancent deux défis à la compréhension, à l’appropriation et à l’actualisation de ce texte. A qui, à quoi, pensait Jésus ?

C’est l’occasion de dire que l’on perçoit mieux le sens des Béatitudes, si on considère qu’elles ouvrent, certes, une histoire (on entame, ici, une série de béatitudes au futur), mais qu’elles s’inscrivent, également, dans une histoire.

La tradition prophétique, à l’arrière-plan de cette béatitude

Le premier point de repère historique auquel on pense, dans le cas présent, est la lignée des prophètes qui ont porté la voix des affligés. Une référence encore plus précise est la prophétie d’Esaïe 61. La béatitude emprunte, en effet, les mots mêmes  d’un extrait de ce texte (dans la version grecque de la Septante), qui, en effet, éclaire la portée de la parole de Jésus : « l’Esprit du Seigneur est sur moi, car il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, pour panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’affranchissement et aux prisonniers la libération, pour proclamer une année de faveur du Seigneur et un jour de vengeance, pour consoler tous ceux qui pleurent [les affligés], mettre à ceux qui pleurent [les affligés] en Sion un diadème, oui leur donner un diadème et non pas de la cendre, une huile de joie au lieu des pleurs [de l’affliction], un vêtement de louange, au lieu d’un esprit abattu. On les appellera térébinthes de la justice, plantation du Seigneur, destinés à manifester sa splendeur » (Es 61.1-3).

Les cœurs brisés, les captifs, les prisonniers, les affligés, le sont contre leur gré. Le texte d’Esaïe use d’ailleurs d’une rhétorique fréquente, chez les prophètes, en parlant d’une inversion des situations : ceux qui étaient les rebuts de la société se retrouvent aux places éminentes, avec un diadème sur la tête. Une première manière de comprendre la béatitude est donc de dire que les affligés, eux aussi, ont droit au bonheur.

Qui pleure ? La force des Psaumes

Le deuxième ancrage historique est, évidemment, le livre des Psaumes, avec ses prières remplies de cris, de frustrations et de larmes.

Alors, qui sont « ceux qui pleurent » dans les Psaumes ? Ceux qui s’estiment victime d’une injustice, souvent. Ceux qui sont pourchassés par des ennemis en furie. Ceux qui se retrouvent exilés sur une terre étrangère : « Là-bas, au bord des fleuves de Babylone, nous restions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion » (Ps 137.1).

Celui qui pleure est isolé, rejeté. On pense aux deux psaumes jumeaux, 42 et 43. « Jour et nuit, mes larmes sont mon pain, quand on me dit tous les jours : Où est ton Dieu ? » (Ps 42.4) « Dieu, toi ma forteresse, pourquoi m’as-tu rejeté ? Pourquoi m’en aller, lugubre et pressé par l’ennemi ? » (Ps 42.10 et 43.2). Les deux psaumes, d’ailleurs comportent une lueur, un espoir, avec une formule qui revient : « Pourquoi te replier, mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! Oui, je le célébrerai encore, lui et sa face qui sauve » (Ps 42.6, 12 et 43.5).

Celui qui crie vers Dieu témoigne de l’injustice dévorante du monde : « Le soir, ils reviennent, grondant comme des chiens ; ils rôdent par la ville. Ils errent en quête de nourriture ; s’ils ne sont pas repus, ils passent la nuit à geindre » (Ps 59.15-16).

Et parfois, celui qui pleure, pleure sur lui-même et sur sa propre injustice. Il y a d’ailleurs, dans ce registre, un psaume qui enchaîne directement une béatitude et le souvenir de la souffrance. « Heureux l’homme dont l’offense est enlevée et le péché couvert ! Heureux celui à qui le Seigneur ne compte pas la faute, et dont l’esprit ne triche pas ! / Tant que je me taisais, mon corps s’épuisait à grogner tous les jours, car, jour et nuit, ta main pesait sur moi, ma sève s’altérait aux ardeurs de l’été » (Ps 32.1-4).

Finalement, à peu près tout le monde pleure dans les Psaumes. Le paradoxe est que c’est aussi dans les Psaumes que l’on trouve plus de la moitié des béatitudes de l’Ancien Testament : « heureux celui qui … ». Il n’est pas rare, d’ailleurs, que bonheur et malheur se croisent dans le même psaume. Suivons le psaume 40, par exemple. Il se termine par ces mots : « Je suis pauvre et humilié, le Seigneur pense à moi. Tu es mon aide et mon libérateur ; mon Dieu, ne tarde pas ! » (Ps 40.18). Et tout le psaume alterne entre l’évocation de moments difficiles (le gouffre tumultueux, au verset 3, les malheurs sans nombre, au verset 13, ceux qui cherchent à m’ôter la vie, au verset 15, ceux qui se moquent de lui, au verset 16), et l’évocation de délivrances (Dieu a entendu mon cri, au verset 2, les grands miracles, au verset 6, la fidélité de Dieu, au verset 12). Au milieu de ces évocations contrastées il y a cette affirmation : « Heureux l’homme qui a mis sa confiance dans le Seigneur, et ne s’est pas tourné vers les hommes de violence, ni vers les suppôts du mensonge ! » (v 5).

Faut-il comprendre ces affirmations de bonheur comme une consolation après les larmes ? Oui et le mot consolation est même faible. Il ne s’agit pas simplement d’un réconfort, c’est une libération qui se produit. Dans la prophétie d’Esaïe, également, on ne parle pas d’une consolation-cataplasme, voire d’un opium du peuple, on évoque une situation qui a radicalement changé.

Mais le psaume 40 me semble être une bonne image de ce qui se joue : nous sommes dans une situation partagée où les moments de délivrance alternent avec les moments de souffrance. Dieu accueille les larmes de celui qui voit l’injustice du monde (ce qui inclut sa propre injustice), d’autant plus volontiers que ce regard se rapproche du regard de Dieu lui-même. Dans le psaume 40, avec ses allers et retours, il y a d’ailleurs un point stable, c’est qu’au travers des violences qu’il a subies (et qu’il subit encore), mais auxquelles il n’a pas emboîté le pas, le psalmiste se sent en harmonie avec Dieu. « Heureux l’homme qui ne s’est pas tourné vers les hommes de violence, ni vers les suppôts du mensonge, mais qui a mis sa confiance dans le Seigneur ».

Faut-il en passer par les larmes pour recevoir « l’huile de joie et le vêtement de louange », pour reprendre les mots d’Esaïe ? Il faut se garder de systématiser. Mais il y a une pratique qui, pour moi, fait sens : parmi les communautés monastiques qui récitent les psaumes, pendant les offices du jour, la règle veut que l’on commence systématiquement par un psaume de détresse, avant d’aller, progressivement, vers des psaumes plus lumineux. Il y a, également, une progression dans la journée, où l’on va, progressivement, vers la lumière. C’est une manière de dire que la louange ne saute pas par-dessus les difficultés, les crises et les tensions de la vie, mais qu’elle les traverse, qu’elle en perçoit la douleur et les insuffisances et qu’elle va vers une consolation progressive. L’enjeu n’est pas d’être, forcément, soi-même en difficulté au départ, mais d’avoir suffisamment d’empathie pour être touché par la souffrance des autres et la porter vers Dieu.

Une scène de l’évangile illustre comment Jésus lui-même a emprunté cette voie : « Voyant les foules, il fut pris de pitié pour elles, parce qu’elles étaient lasses et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger. Alors il dit à ses disciples : La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux ; priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson » (Mt 9.36-38). Il fait quelque chose de sa tristesse et de sa compassion qui le poussent autant à prier qu’à poursuivre son ministère.

Heureux dans quel sens ?

Est-il juste, malgré tout, de parler de « bonheur » pour rendre compte de ces réalités contrastées, entre larmes et délivrances ? Oui, si on creuse un peu le sens à donner à ce mot, qui, même en français, a un sens assez vague.

André Chouraqui, dans sa version de la Bible, a popularisé, la traduction de « heureux », par « en marche ». On hésite, aujourd’hui, à employer cette formule, depuis qu’elle a été utilisée comme label d’un mouvement politique ! Il n’en reste pas moins que le mot hébreu qui est utilisé dans les béatitudes de l’Ancien Testament, provient d’une racine verbale qui signifie : « aller de l’avant ». Par exemple : « marchez dans la voie de l’intelligence » (Pr 9.6). Donc, « courage ! » ou « allez ! » seraient des traductions possibles. En tout cas, il faut bien comprendre que Jésus ne parle pas d’un bonheur contemplatif (ce qui est l’ambiguïté, d’ailleurs, du mot « béatitude », en français), mais d’un élan qui aide à vivre.

Gardons l’idée de courage. Si on comprend, alors, cette béatitude non pas comme un appel à la résignation, mais comme un encouragement, un appel à tenir bon, elle prend une autre tournure. Elle signifie que ceux qui pleurent ont de la valeur, qu’ils ont toute leur place dans la société. La promesse d’une consolation, ou d’un retournement comme dans la prophétie d’Esaïe, est une manière de les valoriser et de les conforter. Et la promesse d’une consolation n’est pas une promesse en l’air. Cette béatitude (on l’a dit) fait partie de celles qui sont écrites au futur. Cela ne veut pas dire que Jésus pense seulement à la fin des temps. Dans le Nouveau Testament, comme dans les Psaumes, la consolation est une expérience que l’on fait ici-bas, avant de l’expérimenter pleinement dans l’éternité. C’est ce que Jésus exprime dans l’évangile de Jean, au moment où il va quitter ses disciples (cf. Jn 16.20-22 et tout le thème de l’Esprit consolateur dans le discours d’adieu de Jésus). C’est ce que Paul écrit, également,  dans la deuxième épître aux Corinthiens (cf. 2 Cor 1.3-11). Les quatre premiers chapitres de la deuxième épître aux Corinthiens nous plongent d’ailleurs, sans cesse, dans une ambiance proche des Psaumes, avec de multiples contrastes. « De même, lit-on par exemple, que les souffrances du  Christ abondent pour nous, de même, par le Christ, abonde aussi notre consolation » (2 Cor 1-5).  Et cela continue jusqu’au terme du chapitre 4. « C’est pourquoi, conclut Paul, nous ne perdons pas courage » (2 Cor 4.16).

On se retrouve dans l’ambiance des Psaumes : une prière qui est aussi une lutte, un non-renoncement.

L’illusion n’est pas du côté où on le pense

Il faut le dire : les Béatitudes (et celle-là en particulier) ont souvent été taxées de promettre un bonheur illusoire.

Mais retournons la béatitude (ce que fait Luc) et nous la comprendrons autrement. Que penser de celui qui ignore la souffrance autour de lui ou qui croit aux discours enchantés de la propagande politique, de la publicité ou de la communication d’entreprise ? C’est lui qui est dans l’illusion et non pas celui qui souffre et espère une consolation ! En tout cas, il se prépare à tomber brutalement des nues : si vous ne faites que « rire aujourd’hui,  vous serez affligés et vous pleurerez » (Lc 6.25).

Jésus, dans les béatitudes, désigne toujours les personnes au pluriel. Cela peut désigner « tous ceux qui … », pris un par un. Mais cela indique qu’il y a aussi quelque chose de récurrent, de collectif, dans l’affliction. Ce sont des groupes, ou des catégories de personnes, qui pleurent plus que les autres. Et, vu d’en haut de la société, on a tendance à sous-estimer, voire à occulter, cette souffrance. Mais celui qui se donne la peine d’aller voir un peu en-dessous de la surface des choses ne découvre pas seulement de la souffrance. Il découvre une vie, des dynamiques, qui ont une grande valeur et qui sont, pourtant, mises sous le boisseau.

Les scènes de la souffrance ordinaire sont nombreuses aujourd’hui : à société émiettée, souffrance émiettée. Beaucoup de gens, autour de nous, intériorisent des situations difficiles sans en comprendre la logique d’ensemble : ils vont mal, sont malades ou en souffrance psychique. Par ailleurs, l’évolution de l’économie est en train de faire plonger les emplois d’ouvriers ou d’employés qualifiés, et ces groupes sociaux, menacés, habitant loin du centre des agglomérations du fait du coût du foncier, alimentent les votes protestataires et les mouvements sociaux violents. Ou bien c’est loin de nos frontières que des personnes portent les conséquences de nos choix. Tous ces groupes mériteraient une autre forme d’attention. Faute de consolation, de prise en compte réelle de leurs intérêts, ils font entendre, aujourd’hui, une colère grandissante. Et si les groupes sociaux dominants s’accrochent à leur bien-être et à leur bonheur à courte vue, ils vont au-devant de cruelles désillusions.

Jésus, bien sûr, use d’une forme de provocation en disant que ceux qui pleurent sont heureux. Mais cette provocation est là pour nous ouvrir les yeux. N’y a-t-il pas plus de lucidité, plus de perspectives d’avenir, plus de dynamisme, à prendre en compte ce qui va de travers qu’à ignorer les tensions qui couvent ? Celui qui aspire à diminuer sa souffrance, autant que celle des autres autour de lui, est certainement plus heureux que celui qui craint de perdre ses privilèges. Celui qui accepte de voir les arrière-cours peu reluisantes de notre abondance économique, se fixe ensuite des objectifs plus pertinents, plus vivants et, à terme, plus consolants, que celui qui s’aveugle sur les conséquences de ses choix.