Le sabbat de la terre … et l’attention aux pauvres

Il existe un commandement du Lévitique qui n’est pas souvent commenté : « Quand vous serez entrés dans le pays que je vous donne, la terre observera un repos sabbatique pour le Seigneur : pendant six ans, tu sèmeras ton champ ; pendant six ans, tu tailleras ta vigne et tu en ramasseras la récolte ; la septième année sera un sabbat, une année de repos pour la terre, un sabbat pour le Seigneur » (Lv 25.2-4). L’impression que donne la suite du texte n’est pas vraiment que la terre a besoin de se reposer, mais plutôt qu’elle a besoin qu’on la laisse vivre sa vie pendant un an. Dans le texte du Lévitique il est indiqué que l’on pouvait manger ce qui poussait spontanément au cours de l’année. Et c’était aussi une manière de mettre toute une série d’êtres à égalité : « Vous vous nourrirez de ce que la terre aura fait pousser pendant ce sabbat, toi, ton serviteur, ta servante, le salarié ou l’hôte que tu héberges, bref, ceux qui sont installés chez toi. Quant à ton bétail et aux animaux sauvages de ton pays, ils se nourriront de tout ce que la terre produira » (v 6-7). On retrouve l’inspiration des textes sur le sabbat qui associent tout le monde dans le repos. Le seul ajout à cette liste standard sont, ici, les bêtes sauvages, comme si elles profitaient spécialement du suspens de l’activité de l’homme.

Une disposition qui a sans doute été mise en œuvre, au moins à certaines époques

Une démarche aussi forte paraît un peu utopique, au point que certains doutent qu’elle ait jamais été mise en œuvre. Elle serait une sorte d’idéal inaccessible. On se demande dans ce cas, à quoi il servirait. Mais plusieurs indices laissent penser que c’était plus qu’une utopie.

L’indice le plus probant se trouve dans le premier livre des Maccabées où, au détour d’un épisode, on nous raconte la fin d’un siège : « ils n’avaient pas de vivres pour être à même de soutenir un siège, c’était en effet l’année sabbatique » (1 M 6.49).

Et puis il y a un indice indirect, c’est que le même commandement se trouve dans le livre de l’Exode avec un commentaire différent. Cela laisse penser qu’il s’agissait d’une pratique en vigueur qui a été regardée avec une pluralité de regards : « Tu n’opprimeras pas l’émigré ; vous connaissez vous-mêmes la vie de l’émigré, car vous avez été émigrés au pays d’Egypte. Six années durant, tu ensemenceras ta terre et tu récolteras son produit. Mais, la septième, tu le faucheras et le laisseras sur place ; les pauvres de ton peuple en mangeront et ce qu’ils laisseront, c’est l’animal sauvage qui le mangera. Ainsi feras-tu pour ta vigne, pour ton olivier. Six jours, tu feras ce que tu as à faire, mais le septième jour, tu chômeras, afin que ton bœuf et ton âne se reposent, et que le fils de ta servante et l’émigré reprennent leur souffle » (Ex 23.9-12).

Dans ce texte il y a un lien très direct avec le sabbat hebdomadaire (avec l’ajout, là aussi, des bêtes sauvages). Et on retrouve le double regard sur ce sabbat : d’un côté moment de repos qui fait écho au repos de Dieu ; de l’autre moment de liberté qui fait écho au souvenir de l’esclavage d’Egypte. « Tu te souviendras qu’au pays d’Egypte tu étais esclave, et que le Seigneur ton Dieu t’a fait sortir de là d’une main forte et le bras étendu; c’est pourquoi le Seigneur ton Dieu t’a ordonné de pratiquer le jour du sabbat » (Dt 5.15).

Cela nous renvoie vers l’idée d’un trop de travail qui finit par opprimer : on soumet les autres à l’esclavage pour qu’ils produisent davantage, on soumet la terre en tentant de lui faire « cracher » le maximum, et on marginalise les animaux sauvages en empiétant sur leur territoire. Il y a un moment, comme le dit le texte de l’Exode, où tout le monde a besoin de reprendre son souffle. C’est un minimum.

Une actualisation

Je tire de ce commentaire une considération assez basique : c’est parce que nous ne donnons aucune limite à notre travail que nous finissons par asservir les autres, les animaux domestiques et les bêtes sauvages. Ou, en prenant les choses dans l’autre sens : c’est parce que nous avons le moyen d’asservir les autres, les animaux domestiques et les bêtes sauvages, que notre activité n’a plus aucune limite. Si nous devions tout faire par nous-mêmes nous nous reposerions. Mais comme c’est d’autres qui le font, nous sommes prêts à leur demander n’importe quoi.

Cela me fait penser à l’idée « d’esclave énergétique » mobilisée par Jean-Marc Jancovici et Jean-François Mouhot : notre équipement mécanique nous fait perdre le sens de ce que nous exigeons de la terre, parce que nous avons perdu le contact avec elle.

Le jubilé, sabbat des sabbats, comme figure du salut

Le texte du Lévitique se poursuit en proposant, au bout de sept sabbats de la terre, une cinquantième année qui apure toutes les dettes et permet à chacun de récupérer la terre qu’il a dû vendre par nécessité. Cette année commence le jour du Grand Pardon : Dieu remet ses manquements à chacun et chacun remet ses dettes aux autres.

On a, naturellement, encore plus douté de la réalité de cette pratique. Pourtant, dans l’Antiquité, la remise partielle ou totale des dettes est souvent apparue comme une nécessité. Les déséquilibres économiques, liés à l’appauvrissement de pans entiers de la société, paralysaient la production et provoquaient des révoltes. Par contrainte cela a, à plusieurs reprises, conduit à annuler les dettes. Il ne s’agissait donc pas, de la part du Lévitique, d’une proposition hors-sol.

Proposition appliquée, par choix ou par nécessité, de manière intermittente ou régulière? En tout cas elle est devenue une figure du salut. Dans les grottes de Qumran on a retrouvé un fragment (11 Q Melkisédeq) qui est une sorte de pot pourri associant le texte de Lévitique 25 et d’autres textes annonçant le salut. Il associe, paix, justice et libération des dettes, au terme de dix jubilés. Ce thème (à défaut de ce texte précis) courrait manifestement dans le judaïsme, car c’est ainsi que Jésus, dans la synagogue de Nazareth, inaugure son ministère en citant un passage d’Esaïe (61.1-2) qui était rattaché dans le fragment de Qumran à l’année jubilaire : année de libération, de respiration, de remise des dettes : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction, pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur » (Lc 4.18-19).

Deuxième actualisation

Je doute qu’une telle démarche soit à notre portée, collectivement, aujourd’hui. Je suis néanmoins frappé de voir comment, dès que quelqu’un a un suspens dans son activité, il en vient à la considérer différemment et à se demander si ce qu’il fait a vraiment du sens. Les arrêts par force des confinements successifs ont engendré de multiples questions existentielles. Manifestement beaucoup ne se sont pas encore remis d’un tel choc.

Mais pour les chrétiens, à tout le moins, l’idée d’une respiration majuscule qui nous permettrait de nous ressaisir, d’interrompre notre course à l’abîme et de considérer la création et ce que nous y faisons, de considérer ce que nous infligeons aux autres, humains et non-humains, d’un œil neuf est une piste que nous devrions prendre au sérieux. Le jubilé s’accompagnait d’un double sabbat de la terre (deux ans de pause : la 49e et la 50e) et c’est dans la deuxième année que les possessions étaient redistribuées. Le texte de Qumran parle de « rémission » : il emploie le même mot pour la rémission des péchés et la rémission des dettes. On re-met : on pose les choses à nouveau pour partir d’un nouveau pas.

Et si nous ne le faisons pas, qui le fera ?

Une nature généreuse, qui a sa propre dynamique et qui échappe à notre emprise : les évocations marquantes du Christ

On a beaucoup critiqué, et spécialement dans le protestantisme, les tentatives de se faire une représentation de Dieu en observant la nature. Il est vrai que l’exercice est aléatoire. Dieu ne se laisse pas enfermer dans les limites de notre perception de l’univers qui nous environne. Il nous adresse sa parole et nous prend parfois à contre-pied. Il nous révèle des points de vue auxquels nous étions aveugles.

Mais si on va trop loin dans cette direction, la nature perd toute consistance, et comment construire une éthique chrétienne de l’usage du monde, si on suppose que la logique de Dieu est radicalement autre que la logique de la nature ?

La Bible, dans son ensemble, n’est certainement pas un ouvrage de botanique. Mais il lui arrive de mentionner des phénomènes naturels pour faire comprendre, à l’homme, quelque chose de l’action de Dieu et, par ricochet, cela nous interroge sur notre manière de vivre et de nous comporter à l’égard, notamment, de la nature.

La nature, aléatoire et foisonnante, dans les paraboles du Royaume

Les paraboles dites « du Royaume » rassemblées dans le chapitre 13 de l’évangile de Matthieu sont tout particulièrement étonnantes de ce point de vue. Pour parler de la manière dont la parole de Dieu porte du fruit, Jésus prend l’exemple d’un semeur soumis à de multiples aléas. Alors qu’il sème, des oiseaux surgissent et mangent les graines. Une autre partie pousse, mais est étouffée par des buissons. Le soleil grille une autre partie des plantes avant qu’elles aient mûri. Bref, Jésus ne nous donne pas l’exemple d’une nature qui obéit au doigt et à l’œil au semeur. Or ce semeur, dans la parabole, est censé nous décrire la dynamique du Royaume de Dieu. Dieu donc supporte de multiples échecs et puis, finalement, l’une ou l’autre graine atteint son but et, là, c’est la profusion : l’une produit trente, l’autre soixante, l’autre cent.

Donc Dieu, dans sa manière de faire, ne cherche pas à agir de manière rigide et parcimonieuse : il sème généreusement, il vit avec les aléas et il produit, finalement, à profusion. Jésus nous donne l’image d’une nature quelque peu brouillonne, mais foisonnante. Et cela, semble-t-il, nous donne une bonne vision de ce qu’est le Royaume de Dieu.

A plusieurs reprises, dans ces paraboles, Jésus nous rend attentifs à la force germinative à l’œuvre autour de nous. Parfois ce sont les mauvaises herbes qui poussent au milieu des plantes (dans la parabole de l’ivraie). Mais c’est aussi le levain qui fait lever la pâte, une fois qu’une femme l’a enfoui dans la farine et le laisse faire son œuvre. L’évangile de Marc insère une parabole qui lui est propre, dans cette série : « Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre : qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi » (Mc 4.26-28).

Jésus ne valorise, ici, ni l’ignorance, ni l’obscurantisme, mais la décision de l’homme de s’effacer et de laisser faire. Il n’y a pas de forçage, mais une marge de manœuvre laissée aux éléments naturels, qui font échouer certaines actions, mais qui font aussi leur travail tranquillement et avec patience, à l’abri de la main de l’homme. Or, répétons-le, Jésus nous parle ici de la manière dont Dieu agit dans le monde, avec les hommes. C’est cela qui lui convient et nous serions bien inspirés de porter attention à cette attitude très particulière qui n’exige pas, mais qui attend le fruit, là où il surgira.

Les oiseaux du ciel et les lys des champs

Plus tôt, dans l’évangile de Matthieu, Jésus construit un pont encore plus direct entre les dynamiques naturelles et notre attitude face à la vie. Je cite le passage en entier : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Et qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas, en disant : Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? – tout cela, les païens le recherchent sans répit –, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6.25-33).

Nous sommes encouragés, explicitement, dans ce passage, à prendre exemple sur la dynamique naturelle et à « lâcher prise », comme on dit aujourd’hui. Il nous faut accepter l’imprévisibilité de la vie. Or ce qui nous pousse à vouloir construire, à toute force, du prévisible, est l’inquiétude matérielle. On notera au passage que le fait que nous « valions plus » que les oiseaux n’est nullement une excuse pour les enrégimenter dans nos tentatives de maîtrise des événements, mais, au contraire, un appel à prendre exemple sur eux qui ne se compliquent pas la vie comme nous. Jésus ne méprise ni la vie, ni le corps, au contraire, il nous dit que la vie est plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement.

Le lien entre inquiétude matérielle, volonté de maîtrise et, indirectement, injustice est un point très fort de ce passage. Le Royaume de Dieu et sa justice relèvent du même abandon que celui des fleurs et des oiseaux qui comptent sur la générosité de Dieu au travers de la nature.

Le rêve d’une maîtrise de la nature et l’obsession du machinisme

Laisser un espace de respiration à la nature, accepter ses caprices, accueillir sa générosité, sont des expressions qui s’opposent à plusieurs siècles de tentative de mise en coupe réglée des phénomènes naturels. Le texte, souvent cité, de Descartes, dessine d’une manière frappante, un programme qui a été quasiment suivi à la lettre après la vie de l’auteur. Là aussi, une citation un peu longue vaut la peine : « Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, […] j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Discours de la méthode, tome I, sixième partie, publié en1637).

Assurément, en suivant cette méthode pratique, on a produit des biens en abondance et, dans de nombreux domaines, la santé des hommes s’est améliorée. Or la fascination de Descartes pour les lois physiques, avec leur régularité, l’a conduit à imaginer les animaux comme des machines tout aussi prévisibles, des sortes d’automates sophistiqués, comme il commençait à en exister à l’époque. Et puis, après Descartes, on a conçu le machinisme comme l’alpha et l’oméga des idées « utiles à la vie » et comme une manière commode de se rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Descartes n’a fait, en fait, qu’exprimer une idée qui émergeait à son époque et qui a connu, par la suite, une fortune considérable. La nature a été embrigadée dans des machines, puis les animaux et, tant qu’à faire, les hommes, dont le travail a été simplifié jusqu’à se couler dans des procédés les plus réguliers et prévisibles possibles.

Les critiques du machinisme et la redécouverte du caractère foisonnant de la vie

Or ce ne sont pas les amateurs de « philosophie spéculative », raillés par Descartes, qui ont été les premiers critiques de cette obsession du machinisme, mais des personnes, elles aussi préoccupées par des « connaissances utiles à la vie ». J’ai parlé, à plusieurs reprises, dans ce blog, de Georges Canguilhem, et de sa critique répétée et continue de la thèse de l’animal machine de Descartes. Cette critique a culminé dans son article « machine et organisme » où il montre, exemples empiriques à l’appui, tout ce qui différencie un organisme, même très simple, et une machine. Or il souligne deux points qui m’ont, forcément, marqué : d’une part un organisme est moins parcimonieux qu’une machine, il est toujours en train d’en faire trop, de multiplier les options et les solutions, d’autre part la vie est faite de tentatives continuelles et elle est marquée par une créativité incoercible. On n’est pas loin des images de la nature mises en valeur dans les évangiles.

Logiquement, Georges Canguilhem a été, également, un critique acéré de l’embrigadement des hommes dans des procédures machiniques où on essaye de rendre leur intervention la plus prévisible possible. Quand Canguilhem écrivait, c’était l’âge d’or du taylorisme. Cette organisation du travail s’est estompée, par la suite. Mais le formatage du travail s’est poursuivi par d’autres voies et il a atteint, de proche en proche, toutes les activités et pas seulement les activités industrielles. On parle, parfois, de McDonaldisation du monde, pour évoquer la standardisation des produits et des services. L’offre est mécanisée et le travail, déporté au maximum vers des systèmes informatiques, est routinisé. On crève aujourd’hui de ce formatage qui vide de nombreuses situations de travail de leur sens et de leur sel.

Mais ce forçage de la nature, des animaux, des hommes, continue à être légitimé parce qu’il répond encore largement aux questions : « Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? » Enfin : il y répondait jusqu’à récemment. Et la crise que nous affrontons vient du fait qu’il y répond de moins en moins.

Difficultés de recrutement : le COVID n’explique pas tout

Loin des sondages hâtifs et des commentaires à l’emporte pièce, la statistique publique continue à mener des travaux de fond, avec des questionnaires élaborés et des effectifs de personnes interrogées importants. La contrepartie de ces dispositifs lourds est que les résultats ne sont pas connus dans les jours suivant l’enquête. Mais il arrive que cette lenteur relative permette d’éclairer l’actualité de manière surprenante.

C’est ainsi que le Ministère du Travail vient de publier des résultats issus de l’enquête Conditions de Travail de 2019 (réalisée, donc, juste avant la crise provoquée par le COVID), et qui jettent une lumière intéressante sur les difficultés de recrutement rencontrées par les employeurs dès cette époque.

Le dispositif de l’enquête est unique parce qu’il permet de croiser, dans les entreprises privées ou associatives de plus de 10 salariés, les réponses des employeurs et celles des salariés (24951 salariés ont répondu, et le fichier appariant employeurs et salariés dans les entreprises privées et les associations, concerne 5696 établissements de plus de dix salariés). Naturellement un verrouillage spécial permet de respecter l’anonymat de chacun des répondants et seuls des résultats globaux sont publiés.

A l’époque, donc, un grand nombre d’entreprises déclaraient, d’ores et déjà, avoir eu des difficultés de recrutement, au moins pour certains postes. Il faut se souvenir que le chômage était en baisse continue depuis 2015, ce qui, mécaniquement, augmentait la concurrence entre employeurs potentiels. D’ailleurs, dans l’enquête, les difficultés apparaissaient comme moins importantes dans les départements où le chômage restait à un taux élevé.

La qualité du travail, un facteur plus décisif que la qualification de la main d’œuvre

Les employeurs n’étaient pas aveugles sur les conditions de travail parfois difficiles de certains de leurs salariés, en revanche, ils ne faisaient pas toujours le lien entre ces conditions et leurs difficultés de recrutement : ils pensaient d’abord en termes de pénurie de main d’œuvre qualifiée.

Or, le travail statistique permet de faire un lien fort entre les difficultés éprouvées dans un travail et sa faible attractivité. J’en donne deux exemples ci-dessous :

Le résultat est d’autant plus frappant qu’on prend en compte, dans ces graphiques, certaines des pénibilités déclarées par les établissements eux-mêmes : ils sont donc bien conscients des contraintes auxquelles se heurtent leurs salariés, mais ils les connectent difficilement à la question du recrutement.

D’un certain côté, cela peut se comprendre, car changer l’organisation du travail pour qu’elle soit plus satisfaisante est un travail de longue haleine, tandis que les recrutements se font au fil de l’eau, sur une temporalité beaucoup plus courte.

Mais on voit, en gros, qu’à côté du niveau de salaire, qui peut jouer un rôle, la qualité de la vie au travail importe énormément aux salariés dès qu’ils sont en mesure de faire un choix. Dis ainsi, cela ressemble à une tautologie. Mais c’est une réalité dont on prend conscience de plus en plus, ces mois-ci, au moins depuis le début de 2022, et pas seulement dans le secteur privé : les difficultés de recrutement dans le secteur hospitalier et dans l’enseignement doivent beaucoup à des conditions de travail qui se sont beaucoup dégradées ces dernières années. Et l’impression, par dessus tout, de ne pas pouvoir faire un « bon travail » est destructrice.

En tout cas, pour revenir à l’enquête de 2019, la modélisation globale (via un modèle LOGIT, pour les spécialistes) montrait que les deux facteurs les plus déterminants étaient : 1 le fait que les horaires soient imprévisibles et 2 le sentiment de ne pas pouvoir faire un travail de qualité.

Le sens de l’appartenance à la société passe aussi (beaucoup) par le fait de se consacrer à un travail qui fait sens

Donc résumons-nous : dès qu’ils le peuvent, les salariés cherchent un travail qui leur permet de ne pas sacrifier leur vie privée et qui leur permet, également, de se consacrer à des missions ou à des tâches dont le résultat les satisfait.

Je le répète, j’ai l’impression, avec ce genre de commentaires, d’enfiler les truismes les uns à la suite des autres … ou plutôt ce qui devrait sembler évident à tout un chacun. Mais de telles considérations semblent échapper complètement, aujourd’hui, aux commentateurs de la vie sociale. On se désole que les citoyens expriment leur désintérêt pour la chose publique en n’allant pas voter ; on glose sur les clivages de la société et sur les espaces périphériques où les personnes se sentent coupées du monde des grandes villes ; on s’interroge sur la manière de faire société localement et nationalement. Mais, pendant le même temps, on accepte une parcellisation du travail grandissante avec des chaînes logistiques disséminées dans le monde entier, on contraint le travail avec des normes calculées par des systèmes informatiques, on impose des indicateurs de gestion abstraits qui font tourner le travail à l’absurde, etc. Qui, en conséquence, a l’impression de contribuer significativement à produire un bien ou un service de qualité ? Et qui, donc, a des motifs de se sentir partie prenante du jeu social ?

On l’oublie : le travail est un lien social majeur ; c’est même un des seuls lieux qui a une chance de nous mettre en rapport avec des personnes qui sont éloignées de notre milieu social. Coopérer est une expérience fondatrice ; livrer aux autres le produit de son travail, également. Le chômage n’est pas le seul problème qui dégrade, année après année, les liens sociaux ; la dépersonnalisation du travail en est un autre.

L’un ou l’autre lecteur pensera peut-être que j’ai sombré, soudain, dans un marxisme d’un autre âge. Mais mon inspiration remonte aux évangiles : dans nombre de paraboles la mission du chrétien est décrite comme un travail que le maître confie à des ouvriers pour la journée ou pour la durée de son absence. Citons, à titre d’exemple, l’évangile de Marc : « c’est comme un homme qui part en voyage : il a laissé sa maison, confié (littéralement : donné) à ses serviteurs l’autorité, à chacun sa tâche » (Mc 13.34). La foi en Dieu se nourrit, entre autres, de ce qu’il nous confie.

Cette leçon vaut aussi pour les rapports humains. Il est difficile d’avoir confiance dans la vie sociale si on ne vous confie rien de significatif. A cet égard, le fait que les salariés continuent à chercher des emplois qui font sens pour eux est un signal plutôt positif.

Le collectif aux jeux olympiques … et dans la vie quotidienne

Le constat a de quoi surprendre : les équipes françaises ont connu un succès plutôt inhabituel, aux derniers jeux olympiques, là où beaucoup d’individualités ont obtenu des résultats en retrait par rapport à leurs attentes. Qu’on en juge. Sur les 10 médailles d’or obtenues par la délégation française, quatre seulement sont le fait d’individualités (une en escrime, une au tir, une au judo, une au karaté), trois concernent des sports collectifs (handball hommes et femmes et volley-ball hommes), deux des compétitions par équipe dans des sports individuels (judo et escrime) et une l’aviron, où pratiquement toutes les épreuves voient s’affronter des embarcations avec plusieurs rameurs par bateau. Mais le constat ne s’applique pas seulement aux médailles d’or. Il faut encore y ajouter une médaille d’argent en aviron, deux autres en escrime par équipe, deux autres, encore, en sport collectif (rugby à 7 féminin et basket masculin), puis une médaille de bronze en triathlon par équipe (là où les individualités avaient déçu), une autre en concours complet d’équitation par équipe, deux autres encore en cyclisme par équipe (vitesse par équipe et américaine), encore un sport collectif (basket féminin), enfin une épreuve de voile à deux. Cela fait une somme de 17 médailles sur un total de 33 : plus de la moitié, dans un contexte où l’écrasante majorité des épreuves sont individuelles.

Le résultat est conjoncturel et il est probable qu’il ne se reproduira pas. Mais cela dit-il quelque chose sur la société française présente, comparée à d’autres pays ? On a tellement répété que les français étaient individualistes qu’on hésite à le dire !

La fragilité des individus face à l’exigence de performance

Il est certain que l’isolement des athlètes à cause de la COVID a créé un contexte particulier et pas seulement pour les athlètes français. Plusieurs ont témoigné (et pas seulement aux jeux olympiques) qu’ils étaient fragilisés du fait qu’ils se retrouvés coupés de personnes qui les soutenaient en temps normal. Plusieurs, aussi, ont témoigné de la difficulté de concourir sans public. L’américaine Simone Biles s’est ajoutée à la liste de tous les compétiteurs qui ont avoué ouvertement être en grande difficulté du fait des « bulles » qu’on leur imposait.

Devoir porter sur ses épaules le poids des attentes de performance est souvent écrasant. Cela a été dit depuis longtemps à propos des situations de travail, où, précisément, on prend souvent les sportifs de haut niveau comme modèle idéal, en ignorant l’organisation, les collectifs qui les entourent.

Est-ce à dire que les français vivraient ce contraste entre isolement et soutien collectif d’une manière plus aiguë que d’autres ? Eh bien, c’est possible.

Le poids des collectifs de proximité en France

Le rapport des français à l’état est certainement très particulier : un mélange d’amour et de haine sans doute plus détonnant que dans d’autres pays moins centralisés. Mais là on ne parle pas de rapport à l’état : on parle de collectifs de proximité qui font face dans des situations exigeantes.

Il est certain que la vie en société, en France, se nourrit de moments de convivialité nombreux. Beaucoup d’étrangers sont sidérés, par exemple, du temps que nous passons à manger ensemble ou à boire un verre, à plusieurs, au café. On sait aussi que l’ampleur du réseau de sociabilité vient redoubler les inégalités de manière plus forte en France qu’ailleurs : être pauvre, c’est aussi y être isolé.

Plus ou moins qu’ailleurs ? C’est difficile à savoir, mais les règles de distanciation sociale ont montré, par contraste, l’importance des moments de fête collective, pour les français.

En tout cas, il ne me paraît pas faux de dire que les individus français sont moins solides, moins sûrs d’eux, que les individus d’autres sociétés, qui forment plus à l’autonomie. Cela a, également, souvent été souligné : l’éducation, en France, est critique et met beaucoup d’élèves sur la défensive, tandis que la pratique, dans d’autres pays, est de souligner les points forts de chacun.

Toutes ces bribes d’analyse (bien répertoriées) peuvent rendre compte de ce qu’effectivement, dans un contexte d’isolement et de mise en difficulté des sportifs, les collectifs aient tenu et se soient montrés particulièrement soudés parmi les français.

De ensemble à tous ensemble

Il faut, évidemment, souligner la différence entre des collectifs soudés par la compétition et la vision d’une société de partage ouverte à tous. Ce n’est pas nouveau : les évangiles, déjà, marquaient l’écart entre aimer ceux qui nous aiment et étendre cet amour même à ceux qui nous sont ou qui nous apparaissent hostiles.

Mais il n’en reste pas moins que la mise en tension des relations sociales, du fait de l’épidémie de COVID, fait ressortir des points de fragilité et des points de force et de résistance dignes d’intérêt. En France plus qu’ailleurs ? Peut-être.

Une nouvelle occasion de s’interroger sur l’usage de la recherche en France : les mésaventures de Sanofi

Sanofi a décidé d’arrêter son projet le plus avancé de vaccin contre la COVID-19 : il n’était pas assez efficace. L’événement a fait quelque bruit en France ; c’est un raté qui fait tache, et il a donné lieu à quelques hyperboles dans la presse. L’évocation de la France « pays de Pasteur » est répété comme un cliché, comme si un événement vieux de plus de cent ans devait mécaniquement continuer à porter du fruit, dans un contexte international bien différent de l’époque.
Le premier commentaire qui s’impose, est qu’il faut quand même ramener cela à de justes proportions : c’est en partie la faute à « pas de chance ». C’est le propre de la recherche de tenter, au risque d’échouer. Sanofi a suivi une piste qui s’est terminée dans une impasse. Il n’est pas le seul.
Autre commentaire : les Français semblent toujours tomber des nues quand ils découvrent qu’ils ne sont pas les meilleurs. Mais quand on représente moins de 1% de la population mondiale, il faut garder le sens de la mesure : logiquement, 99% des bonnes idées viennent d’ailleurs.
Enfin, la France reste un pays riche et privilégié : avec moins de 1% de la population, son PIB représente plus de 3% du PIB mondial.
Voilà pour ne pas aller trop loin dans la déploration.
Donc, mon propos n’est pas de déplorer, mais d’analyser.

Cette péripétie met en évidence des points durs qui ne sont propres ni à cette entreprise, ni au secteur de la pharmacie

Pour ce qui est d’analyser, le Conseil d’Analyse Economique a rédigé une note de synthèse assez suggestive quant au fonctionnement de l’innovation dans le secteur de la pharmacie. Je dois préciser que j’ignore à peu près tout de ce domaine de recherche. Je vais donc, dans un premier temps, ne faire que restituer les remarques qui m’ont le plus frappé, dans ce rapport.

D’abord, il y a quelques constats assez massifs : depuis 10 ans, les fonds publics pour la Recherche et Développement, dans le domaine de la santé, ont diminué de 28 % en France, pendant qu’ils augmentaient de 11 % en Allemagne et de de 16 % au Royaume-Uni (pays pourtant peu connu pour son soutien public à la recherche). C’est le genre de choix stratégique qui ne produit pas d’effet à court terme, mais qui, inévitablement, finit par provoquer des conséquences à moyen terme. Incidemment, le rapport rappelle que les chercheurs français sont mal payés en début de carrière (un tiers de moins que la moyenne des pays de l’OCDE). Alors que la mobilité internationale est bien plus facile aujourd’hui qu’hier, pour les jeunes chercheurs, c’est là aussi une pratique qui finit par avoir des conséquences.

Mais le rapport pointe une faille plus subtile qui n’a pas seulement trait aux volumes de financement. En fait, l’innovation en pharmacie se situe de plus en plus à la frontière de grandes entreprises et de petites start-ups. Chacune a un savoir-faire différent. Pour donner un exemple : BioNTech est une entreprise créée en 2008, qui emploie un millier de salariés (avec cette taille, c’est, d’ailleurs, déjà, plus une fédération de start-ups, qu’une start-up isolée), tandis que Pfizer est une entreprise créée en 1849 et qui emploie 80.000 personnes. Ce type d’alliance provient du fait que la recherche développement est, d’un côté, de plus en plus chère avant de parvenir à un produit commercialisable, elle est donc de plus en plus risquée ; mais, d’un autre côté, les idées de rupture font de plus en plus la différence. Les start-up sont donc des mines à idée, à condition qu’elles bénéficient d’un financement adapté pour couvrir les risques qu’elles courent. Séparer la logique financière des grandes entreprises et celle des start-ups est donc un moyen d’incorporer les nouvelles contraintes de la recherche-développement.

Alors, où est la faille dont je parle ? La France n’est pas dépourvue d’incubateurs pour soutenir le lancement de nouvelles start-ups médicales. Là où notre pays est défaillant c’est sur la suite de la phase d’incubation : entre les premiers pas de l’exploration autour d’une idée et son industrialisation. Je cite un passage du rapport :
« Une difficulté dans la phase de R&D des start‐ups réside dans le financement. Si celles‐ci font appel au capital risque pour financer leur développement, elles ne font généralement pas de profit et leur survie dépend de la rapidité avec laquelle elles vont pouvoir se développer. Sachant que l’activité de recherche nécessite des financements importants sur une longue période (entre cinq et dix ans), garantir des financements pérennes sur une telle durée n’est pas toujours aisé. Le financement public de la phase d’amorçage en France est très important et efficace, qu’il vienne de l’État, des collectivités locales ou de la Banque publique d’investissement (Bpifrance). […] En revanche, les financements sont chroniquement insuffisants sur la durée de vie des start‐ups et rendent la croissance des entreprises difficiles ».

Si on parle d’investissement de long terme, on découvre, en effet, que des fonds nationaux bien organisés structurent le capital des start-ups médicales aux Etats-Unis, ce qui n’est pas le cas en France, comme le montre le graphique ci-dessous :

C’est, on le voit, dans la phase du long développement d’une idée jusqu’à son éventuelle commercialisation que la France est défaillante.

Tous ces commentaires peuvent paraître passablement techniques, mais il me semble qu’ils désignent bien une difficulté de positionnement de la recherche et des chercheurs, en France, et pas seulement dans le domaine médical.

La caricature du chercheur, professeur Tournesol ou professeur Nimbus, a la vie dure

J’ai eu longuement l’occasion d’observer que les entreprises françaises se méfient des chercheurs (qui, souvent, le leur rendent bien !). Même dans les entreprises privées, il y a un clivage entre les chercheurs et les gestionnaires. Dans les domaines qui sont concernés par les grandes écoles d’ingénieur (ce qui n’est pas le cas de la médecine), cela rejoint le clivage universités / grandes écoles. On peut tourner autour de la question de plusieurs côtés, cela converge vers un constat d’ensemble : on compte éventuellement sur un chercheur pour avoir une idée venue d’ailleurs, mais la caricature qui fait du chercheur une personne distraite et peu au fait des contingences matérielles a la vie dure. A l’inverse, des personnes formées au management et à la gestion d’un processus standard sont mal outillées pour développer une idée encore inaboutie ou, tout du moins, elles le croient. J’avais eu l’occasion d’enquêter auprès d’incubateurs divers, à une époque, et ils m’avaient tous souligné le caractère critique de cette phase intermédiaire.

En Allemagne, par contraste, le doctorat est considéré comme une formation de base standard. Un grand nombre de cadres dirigeants ont un doctorat. En Suisse, autre exemple, les universités technologiques comme les Ecoles Polytechniques Fédérales de Lausanne ou de Zurich sont à la fois à la pointe de la recherche et du dépôt de brevets. Il y a une transition fluide entre recherche fondamentale, développement de start-ups, accompagnement sur le long terme et partenariats avec des entreprises. Cela renvoie à des populations variées qui communiquent entre elles. A l’inverse, le clivage français devient problématique, précisément dans cette zone intermédiaire qui est autre chose que l’émergence d’une idée, mais qui n’est pas encore quelque chose de tout à fait opérationnel. C’est là qu’il y a un espace social peu légitime, car il concerne, potentiellement, des personnes aux compétences mal identifiées qui peuvent mobiliser leur imagination pour peaufiner une idée, voir comment la faire évoluer en fonction des contraintes et des attentes. C’est assurément un défi tout à fait motivant, mais que peu d’institutions publiques ou privées, en France, sont prêtes à soutenir. En tout cas, pour avoir siégé au conseil scientifique d’une structure de ce type, je peux témoigner que, de tous côtés, ces structures engendrent le soupçon et peinent à trouver leur place.

Un clivage social finit toujours par engendrer des tensions et des limites collectives

Sortons du cas particulier de la recherche, pour dire qu’un clivage social finit toujours par émerger au grand jour. On le voit souvent, ces dernières années, au travers d’événements assez brutaux comme le mouvement des gilets jaunes et les tentatives pour le réprimer. On le voit, également, au travers des dialogues de sourds qui se croisent, sans jamais se rencontrer, sur les réseaux sociaux. Le clivage entre conception et exécution, autre exemple, est un classique de la sociologie du travail et on peut dire qu’il résume l’essentiel des conflits du travail.

Cela dit, on est plus habitué à observer des clivages qui ont trait à une forme de hiérarchie : les coupures entre ceux qui occupent le « haut » de l’espace social et ceux qui sont cantonnés en « bas ». Mais il existe également des coupures entre des formes de compétences différentes. Pour avoir tenté de pratiquer des dialogues, disons transfrontaliers, pendant une partie de ma carrière, je peux témoigner du fait que, pour un opérationnel, un chercheur se pose toujours trop de questions, et, qu’à l’inverse, pour un chercheur, un opérationnel ne s’en pose jamais assez. Mais il ne s’agit pas simplement d’une opposition entre des psychologies différentes. Cela correspond également à des institutions, des formes de financement, des valorisations économiques différentes. Il y a, sans doute, des raisons historiques au fait que ce type de coupure soit spécialement marqué en France : les différentes structures ont, pendant longtemps, dans notre pays, pu vivre leur vie indépendamment les unes des autres. C’est devenu plus problématique aujourd’hui. Bonne nouvelle ou mauvaise nouvelle ? Personnellement, je considère toujours comme une bonne nouvelle que des groupes sociaux séparés les uns des autres soient soudain obligés de coopérer.

Communiquer les uns avec les autres n’est pas seulement un acte optionnel de bienveillance, cela devient quelque fois une nécessité. En tout cas, si on va trop loin dans l’ignorance mutuelle, les tensions et les difficultés finissent par revenir vers nous comme un boomerang. Le rapport du Conseil d’Analyse Economique en donne un exemple, certes pointu et technique, mais qui fait réfléchir.

Les questions existentielles d’un sportif professionnel

Le cycliste hollandais Tom Dumoulin, au palmarès flatteur (il a gagné le tour d’Italie et le championnat du monde du contre la montre, par exemple), vient de provoquer un coup de tonnerre dans le milieu sportif, en annonçant qu’il souhaitait interrompre sa carrière (au moins provisoirement). Il veut prendre du recul et voir s’il a envie de continuer son métier de cycliste professionnel.
Ses motivations m’ont impressionné. Elle rejoignent, en effet, des questions profondes et récurrentes que, me semble-t-il, beaucoup de salariés se posent aujourd’hui. Il s’en est expliqué dans une interview vidéo que vous pouvez regarder (en hollandais sous-titré en anglais) sur Youtube.

Il vaut la peine de la citer un peu longuement, en version française : « Je sens depuis un bon moment, des mois peut-êre, un an en fait, qu’il m’est très difficile de savoir comment trouver mon chemin en tant que « Tom Dumoulin le cycliste ». Avec la pression qui est là, avec les attentes des différentes parties, je cherche simplement à très bien faire. Je veux que l’équipe soit heureuse avec moi. Je veux que les sponsors soient heureux. Je veux que ma femme et ma famille soient heureuses. Donc je veux bien faire, pour plus ou moins tout le monde, y compris mes coéquipiers. Mais, de ce fait, je me suis un peu oublié l’année passée. Qu’est-ce que je veux ? Que veut faire l’homme Tom Dumoulin de sa vie en ce moment ? C’est une question qui bouillonne profondément en mois depuis ces derniers mois. Je n’ai pas le temps de répondre à cette question, parce que la vie en tant que cycliste professionnel continue. On est dans un train express, on va au prochain camp d’entraînement, à la prochaine course, on vise les prochains objectifs. Mais la question reste là, et je n’ai pas le temps d’y répondre. [ …]. Et maintenant j’ai le sentiment que je ne sais plus quoi faire. Et que je continue à laisser les autres répondre à cette question, juste pour faire ce que tout le monde attend de moi. […] C’est pourquoi je vais faire une pause un moment. […] J’ai pris la décision hier. L’équipe me soutient dans cette démarche et ça fait vraiment du bien. C’est vraiment comme si un sac à dos d’une centaine de kilos avait glissé de mes épaules. Je me suis immédiatement réveillé heureux. Ça fait tellement de bien d’avoir finalement pris cette décision de prendre un peu de temps pour moi. »

Cette perte du sens, du travail que l’on fait, parce que l’on est sans cesse soumis aux injonctions et aux attentes des autres, au point de perdre pied soi-même, est une plaie de beaucoup de situations de travail, aujourd’hui. J’ai souvent entendu des personnes exprimer des questions et des souffrances du même ordre, dans des métiers divers et à des âges variés.

On pourrait penser qu’un sportif cherche, d’abord, à accomplir une performance, la meilleure possible, en se centrant, avant tout, sur ses capacités physiques. Mais il n’en est rien. Dans la suite de l’interview, Tom Dumoulin montre parfaitement l’engrenage dans lequel il s’est trouvé pris : « Je suis devenu Tom Dumoulin, « le grand cycliste néerlandais » et je suis censé le rester. Les gens autour de moi, mes proches, l’équipe et même moi, tout le monde a beaucoup d’attentes à cause de cette image. J’étais habitué, auparavant, à ne gérer que mes propres attentes. Et en tant qu’athlète de haut niveau, vos propres attentes sont déjà très difficiles à gérer. Vous êtes impatient et cela, en soi, peut déjà être stressant. Quand d’autres personnes attendent aussi beaucoup de vous, c’est facile de dire : « ne t’occupe pas de cela, ça ne les regarde pas ». C’est facile à dire, mais plus difficile à faire que je ne le pensais. »

S’épuiser dans la quête du regard des autres

Le sport, il est vrai, est un spectacle, et les champions sont soumis aux mêmes contraintes que dans le show-business. Il faut qu’ils tiennent leur rôle. Mais cette dépendance à l’égard du regard des autres, des commentaires qu’ils font, des images qu’ils vous collent à la peau, est répandue bien au-delà des métiers du spectacle. Il faut bien faire, il faut faire bonne figure, il faut se montrer « dans le coup », être « performant », rester au niveau, etc. Mais tout cela conduit-il à faire ce qui a le plus de sens pour soi-même ? En général, non : on fait face à la situation, mais on ne donne pas ce qui fait vraiment la spécificité de sa personne.

L’équipe Jumbo-Visma, à laquelle Tom Dumoulin appartient, est connue, dans le peloton, pour être une organisation redoutable, à la recherche de toutes les innovations, de tous les détails qui peuvent améliorer les performances individuelles et collectives. Elle débauche des coureurs en mettant l’argent qu’il faut sur la table et constitue des équipes faites pour gagner. En cela, elle est à l’image de beaucoup d’entreprises d’aujourd’hui. Or, on voit que cette organisation, pour performante qu’elle soit, laisse facilement de côté la subjectivité des salariés qui la composent.

On peut psychologiser la décision de Tom Dumoulin, et parler de dépression ou de burn-out. Mais ce n’est pas comme cela que je la perçois. Sur la vidéo, le coureur apparaît souriant et soulagé. On ne le sent pas déprimé. Le journaliste qui l’interviewe lui pose d’ailleurs directement la question :
– « Vous le dites avec un sourire. Y a-t-il de la tristesse derrière cela ?« 
– « Pas pour le moment. Non, ça fait vraiment du bien« .
En fait on observe plutôt quelqu’un qui a retrouvé une marge d’action, une marge de décision personnelle qu’il avait perdue. Beaucoup de ruptures de cet ordre, dans le travail, sont des ruptures salutaires. Quand on n’a même plus le temps et l’occasion de s’interroger sur ce que l’on fait, sur ses choix, il est temps de mettre le clignotant.

Soi et les autres : un juste équilibre à trouver

On pourrait trouver la démarche de ce champion égocentrique. Mais je pense qu’il s’agit d’autre chose. J’aime bien, à ce propos, le commentaire légèrement décalé que j’ai entendu, une fois, à propos du commandement : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce commentaire disait qu’il fallait trouver une sorte d’équilibre, de match nul, entre le prochain et nous-mêmes. Ou, dit autrement : nous ne pouvons pas servir authentiquement notre prochain, si nous sommes totalement sortis de nous-mêmes. Il y a donc un dialogue à construire entre les attentes des autres et ce qui fait le cœur de notre être.

Pour situer le dialogue dont je parle, je voudrais citer un épisode peu connu du livre des Juges, au moment où les israélites envisagent de désigner, parmi eux, un roi. Un prophète vient alors et leur raconte la parabole suivante : « Les arbres s’étaient mis en route pour aller oindre celui qui serait leur roi. Ils dirent à l’olivier : Règne donc sur nous. L’olivier leur dit : Vais-je renoncer à mon huile que les dieux et les hommes apprécient en moi, pour aller m’agiter au-dessus des arbres ? Les arbres dirent au figuier : Viens donc, toi, régner sur nous. Le figuier leur dit : Vais-je renoncer à ma douceur et à mon bon fruit, pour aller m’agiter au-dessus des arbres ? Les arbres dirent alors à la vigne : Viens donc, toi, régner sur nous. La vigne leur dit : Vais-je renoncer à mon vin qui réjouit les dieux et les hommes pour aller m’agiter au-dessus des arbres ? » (Jg 9.8-13). On devine la fin de l’histoire : seul le buisson d’épines accepte de régner ! Mais ce qui m’importe est que chaque arbre résiste à la demande qui lui est faite, au nom de tout ce qu’il peut faire de mieux pour les autres.

Aujourd’hui, cette question du rapport entre ce que je suis prêt à faire et la demande des autres est régulée par le marché. Et c’est ce que nous raconte Tom Dumoulin : les sponsors, ses employeurs et le public, forment un système qui lui adresse des demandes solvables. Mais ces demandes solvables finissent par écraser sa subjectivité. Il y a là une faille majeure dans les sociétés modernes, ce que l’on appelle parfois : les défaillances du marché. Un grand nombre de biens et de services d’une grande valeur ne sont pas bien représentés par le marché.

C’est un beau et un grand sujet de méditation ! Il devrait nous conduire à élaborer des projets qui obéissent à une autre logique ; des projets qui permettent de construire un dialogue, les uns avec les autres, plus riche et plus ouvert.

La liberté d’inventer

L’histoire commence par … Top Chef !

J’ai un plaisir particulier à suivre les épisodes de Top Chef, seule émission de téléréalité que je suis régulièrement. Il faut dire que j’aime cuisiner (à un niveau, on l’imagine, qui n’a rien avec voir avec celui de ces professionnels confirmés !). Cette année, un candidat a, à mes yeux, crevé l’écran dès la première émission. Adrien Cachot, chef d’un petit restaurant, à Paris, a tranché dès la première épreuve, en se dirigeant à pas lents vers le garde-manger, pendant que tous les autres candidats se bousculaient. Il a, à vrai dire, dérouté les coachs-chefs de brigade, qui se demandaient s’il était vraiment sérieux, à l’exception de Paul Pairet, chef de restaurants prestigieux et hors norme, à Shanghaï, qui a flairé tout de suite le potentiel de ce candidat atypique.

La suite a été à l’avenant : rapprochement improbable de saveurs, utilisation de produits habituellement délaissés, dessert à la pomme de terre, pâtisserie aux champignons, plat exceptionnel avec de la salade, etc., il n’a cessé de proposer des idées venues d’ailleurs, souvent inventées en temps réel. Adrien Cachot et Paul Pairet ont formé une paire réjouissante, s’entendant comme larrons en foire, Paul Pairet parcourant la scène en faisant l’avion chaque fois que l’un de ses candidats gagnait une épreuve. Lors de la demi-finale, diffusée mercredi dernier, les deux se sont tombés dans les bras, aussi émus l’un que l’autre, quand Adrien s’est qualifié pour la finale;

Paul Pairet dit lui-même qu’il n’a pas toujours compris les idées d’Adrien. Mais plutôt que de s’énerver quand il était dérouté par une de ses initiatives, il préférait éclater de rire. Il est clair que Paul Pairet a retrouvé quelque chose de lui dans ce jeune chef. Dans ce concours où la pression pour gagner est, évidemment, forte, il a fini par dire à Adrien qu’il l’avait choisi, non pas tellement parce qu’il voyait en lui un gagnant en puissance, que parce qu’il discernait en lui un cuisinier en devenir. Et Adrien, de son côté, a abordé les épreuves en usant systématiquement de ce qu’on appelle « la pensée latérale » : ne jamais concentrer ses forces pour aborder l’obstacle de front, mais toujours chercher une autre manière de voir le problème.

Cette rencontre entre un chef confirmé et un jeune chef est d’autant plus touchante qu’Adrien, comme beaucoup de personnes travaillant dans la cuisine, a eu un parcours scolaire difficile. Il dit lui-même : « j’ai été très tôt dans une case : sans avenir ». Enfant rêveur et peu concerné par l’école, il a fini par se découvrir en étant accepté en apprentissage chez un restaurateur. Très ému, en apprenant sa qualification pour la finale il a lâché : « ça a été très long, pendant toute ma vie, de décrocher quelque chose de positif ». De fait, aujourd’hui encore, ses idées stratosphériques ne font pas toujours l’unanimité. Dans le concours, il a souvent provoqué une curiosité bienveillante de la part des jurys, sans emporter tout à fait l’adhésion. Par moments, le courant est passé, mais la créativité a son prix : elle provoque rarement le consensus.

Une société qui manque d’espaces d’invention

Cette situation m’a fait repenser à un livre d’un chercheur américain, Matthew Crawford, Éloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail (trad. franç., La Découverte, 2010). Matthew Crawford, n’est pas que chercheur. Il consacre à peu près un mi-temps à la réparation de vieilles motos. Une partie de sa thèse est assez classique : la division du travail oppose conception et exécution, de sorte que toute une partie de la population n’est pas censée développer ses capacités de conception dans le champ du travail. On se souvient, à ce propos, des remarques grinçantes de Georges Canguilhem : « Il est évidemment désagréable que l’homme ne puisse s’empêcher de penser, (souvent) sans qu’on le lui demande et (toujours) quand on le lui interdit ».

Mais Matthew Crawford va plus loin en disant que cette mise entre parenthèses de la part d’inventivité en chacun de nous s’est répandue dans, pratiquement, tout l’espace social. Entre les processus soi disant optimisés, la communication taillée au cordeau, les recettes toutes faites des consultants, la pesanteur des organisations, la part d’initiative de salariés même assez haut dans la hiérarchie est de plus en plus faible. Il relate, à ce propos, dans un style tragicomique, certaines des missions (assez bien rémunérées) qu’il s’est trouvé devoir remplir et qui étaient totalement dépourvues de sens. Pour ma part, en écoutant ce que racontaient de jeunes consultants de leur travail, j’ai souvent eu l’impression d’un travail incroyablement répétitif, même si les personnes avaient fait de longues études.

En fait, en réparant ses vieilles motos, Matthew Crawford dit que les défis que lui lancent de vieux modèles, dont les pièces détachées ne sont pas en magasin et qui résistent à des procédures rôdées, mobilisent davantage son imagination que les tâches réputées intellectuelles auxquelles il a eu l’occasion de se consacrer. Il parle « d’hypocrisie du travail créatif » et, de fait, ayant eu l’occasion de côtoyer pas mal de personnes assez haut placées dans les hiérarchies d’entreprises et même un grand nombre de chercheurs, je peux témoigner que la créativité n’est pas toujours ce qui est demandé aux salariés. Des personnalités comme Adrien Cachot lâchées dans les organisations verrouillées d’aujourd’hui donnent des sueurs froides à beaucoup de managers. Le paradoxe est que tout le monde a l’innovation à la bouche, mais qu’elle n’est pas si souvent au rendez-vous.

L’exemple de la réparation des motos, et l’exemple que je prends ici, à savoir celui de la cuisine, pourraient faire croire à une nostalgie romantique du travail manuel. Ce n’est pas exactement l’idée de Matthew Crawford : ce qu’il veut pointer du doigt est que nous ne parvenons plus à faire face à un problème concret. Ou bien nous sommes face au problème, mais l’organisation ne nous donne pas la marge d’action pour inventer une solution (et c’est la cause d’un grand nombre de malaises professionnels), ou bien tellement de médiations s’interposent entre le problème et nous, que nous ne mesurons pas en quoi et comment nous agissons sur ledit problème. Et cela vaut pour un problème social, culturel, etc., aussi bien que manuel.

Tout le monde n’a pas le goût d’Adrien Cachot, de Paul Pairet ou de l’auteur de ces lignes, pour les idées décalées. En revanche, je peux témoigner de l’enthousiasme jamais démenti des ouvriers à qui on a proposé de transformer leur environnement de travail pour qu’il fonctionne mieux.

De la revendication à l’invention

Dès lors, la seule position restante, pour ceux qui sont bridés dans leur inventivité, est la revendication. On sait que les français sont réputés pour leur insubordination. Personnellement, je me demande si c’est vraiment là la question de fond. Je pense plutôt que c’est un fruit du faible espace d’initiative que l’on donne aux enfants, aux écoliers, aux lycéens et aux étudiants, aux salariés, etc. Même dans les professions artistiques les règles et les contraintes de la production culturelle produisent du formatage. Est-ce plus le cas en France qu’ailleurs ? Si on compare la France à d’autres pays qui ont les mêmes possibilités économiques, j’ai tendance à le penser.

Quoiqu’il en soit, l’inventivité sociale est une ressource dont on aurait tort de se priver. Dans l’initiative qu’a prise Bruno Latour, pour aider tout un chacun à tirer des enseignements de l’épidémie de COVID19, et du confinement qui s’en est suivi, j’aime bien la troisième grande question qu’il pose : qu’est-ce qu’on invente ?
Mais qui va inventer ? Est-ce que c’est là quelque chose que nous devons déléguer, une fois de plus à des spécialistes de la question ?
Bruno Latour propose, précisément, pour éviter cet écueil, que chacun commence par faire retour « sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement, ajoute-t-il, d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète, mais pas avant« .

De fait, si on veut inventer d’autres manières de vivre ensemble, le préalable est de libérer la capacité d’inventer qui sommeille (même si c’est à des degrés divers), chez tout un chacun.

Et cela renvoie, au passage, à des questions qui touchent l’organisation de l’église elle-même. Les protestants défendent l’idée du sacerdoce universel : chaque croyant est prêtre, à sa manière, et n’a pas à plier devant un magistère qui lui dit quoi penser et quoi croire. Met-on toujours en œuvre un tel sacerdoce universel ? Non, sans doute. Mais je peux témoigner que, lorsque l’on parvient à le mettre en œuvre, pour de bon, dans l’Eglise, on est étonné du résultat.

Vivre ensemble ou faire ensemble ?

Tout le monde est à peu près d’accord pour dire que le « vivre ensemble » est aujourd’hui problématique dans la plupart des pays. Cela se dit comme un constat : on voit que les rapports sociaux sont tendus, que les guerres civiles se multiplient ou que les groupes sociaux s’éloignent les uns des autres (y compris géographiquement). Et cela se dit également comme une injonction : il faudrait inventer ou recréer des lieux qui favorisent le « vivre ensemble ». Mais je pense que ce n’est qu’une partie du problème.

Une vieille expérience de psychologie sociale

A ce propos, une vieille expérience de psychologie sociale nous donne une piste suggestive. Elle indique, déjà, que le constat n’est pas si récent. En 1954 un groupe de psychologues sociaux décida de tenter une expérience avec des jeunes hommes (autour de 11 ans) pendant une colonie de vacances (je dirai ensuite sur quels points l’expérience a été critiquée). Il a réparti les jeunes dans deux camps. Au début les jeunes ne savaient pas qu’il y avait un deuxième groupe. Au bout d’une semaine, l’existence d’un deuxième groupe fut révélée. Tout de suite des jugements défavorables et des stéréotypes négatifs furent accolés à l’autre groupe (alors même que la constitution de chaque groupe avait été soigneusement pesée pour qu’elle ne reflète pas d’éventuels stéréotypes préexistants). Ces jugements s’accrurent suite à des jeux compétitifs opposant les deux groupes. L’hostilité devint croissante. Comme on peut l’imaginer dans une colonie de vacances, les expéditions punitives de nuit se multiplièrent, etc..

Ensuite le travail consista à voir comment ces jugements négatifs pouvaient revenir en arrière. Les animateurs proposèrent des activités en commun qui s’avérèrent être des échecs. Un repas partagé, entre autres, dégénéra en bataille de nourriture balancée aux ennemis. Ensuite les animateurs créèrent des situations où les deux groupes devaient coopérer pour résoudre un problème : tracter un camion en panne, faire face à une coupure d’eau, etc. Et ce sont ces moments de coopération qui ressoudèrent les deux groupes, au point qu’ils insistèrent pour revenir dans le même bus.

Il ressort, en résumé, de cette expérimentation que la coupure et l’isolement entre deux groupes crée de l’hostilité ; que cette hostilité croît quand les deux groupes sont en compétition les uns avec les autres ; qu’ensuite le simple contact entre les groupes ne suffit pas ; il faut un objectif commun qui nécessite la coopération entre les groupes pour surmonter cette hostilité.

Les critiques de cette expérience

Par la suite, on a d’abord critiqué le fait même d’utiliser des jeunes comme cobayes. On peut adresser cette critique à la plupart des expériences de psychologie sociale. En l’occurrence, je trouve l’expérience moins traumatisante que d’autres, où on a laissé des personnes face à un contexte hostile qui avait été artificiellement créé, sans leur donner les moyens de s’en déprendre. Ici on a au moins essayé (et avec succès) de récréer du lien entre les personnes.

On a aussi mis en doute le caractère artificiel de la situation. Les animateurs, même s’ils se sont surveillés, n’ont pas pu être complètement neutres et on imagine que l’expérience « marchant » ils ont (même faiblement) encouragé les jeunes à continuer. En fait, on a toujours mis en question les expériences qui ont montré que des personnes pouvaient avoir des comportements aussi changeants dans un laps de temps aussi court. Il y a là quelque chose de troublant et de déstabilisant.

Ce que j’en retiens

Mais ce qui m’intéresse le plus, dans cette expérience, est le moment où quelque chose n’a pas marché.
Car il est évident, même dans des situations non artificialisées, que l’isolement crée des stéréotypes stigmatisants. Il est bien connu, également, qu’un conflit crée de l’hostilité plus que l’hostilité ne crée un conflit. C’est parce que des groupes sont en conflit qu’ils ont un apriori négatif les uns sur les autres.
Mais suffit-il d’organiser de la « convivialité », d’organiser des rencontres, de rapprocher des groupes sociaux pour que leur hostilité réciproque diminue (une fois qu’elle est installée) ? C’est là que l’échec temporaire de l’expérience m’intéresse. Car, précisément, la co-présence, la simple rencontre, sont insuffisantes. J’en suis personnellement convaincu, mais c’est un résultat moins banal et moins répertorié. C’est là, en tout cas, que le « vivre ensemble » est un concept trop court.

Une diminution continue des occasions de coopération

Les stéréotypes négatifs, les jugements hâtifs, la méfiance a priori, se sont répandus ces dernières années, dans notre société. L’isolement y a sa part. Le rapport de la fondation Abbé Pierre sur le mal-logement, dont nous avons parlé dans un post précédent, souligne l’insuffisance du logement social. Il souligne également un phénomène plus difficile à identifier, car il ne touche pas directement les personnes les plus pauvres : le prix des logements dans les centre-ville est devenu trop élevé pour beaucoup de personnes qui ont un revenu seulement moyen. Donc ceux qui ne sont pas éligibles au logement social et pour qui le marché est trop cher doivent s’éloigner. Progressivement, les moins favorisés parmi les classes moyennes partent loin des grandes villes. La diversité sociale diminue par le milieu, ce qui est une situation un peu inhabituelle. Et cette fraction de la société qui s’éloigne est la plus réceptive au doute généralisé quant à la sincérité des autres groupes et à la valeur de ce qu’ils professent.

Voilà pour l’isolement. Mais qu’en est-il de la coopération ? La coopération dans le travail a chuté d’un cran, incontestablement. Les collectifs de travail sont de plus en plus petite taille et les systèmes de production virtuels ont pris beaucoup d’ampleur. Un produit, ou un service, ne passe plus tellement de main en main, il voyage, le long d’une chaîne logistique et, le long de cette chaîne, chacun récupère le travail de quelqu’un qu’il ne verra jamais. Ces « supply chain » sont, en plus, régulièrement reconfigurées. Il y a, peut-être, un peu plus de coopération avec l’usager final. Les situations d’interface avec les clients sont plus nombreuses que par le passé. Mais la tendance la plus forte est quand même l’émiettement des chaînes de production et donc, la disparition progressive des situations de coopération en face à face. Même le rapport à la hiérarchie a changé, dans la mesure où les chefs directs eux-mêmes doivent subir des injonctions, des décisions, des manières de faire, qui proviennent de personnes invisibles.

En dehors du travail, les quartiers ouvriers d’autrefois étaient des lieux où des personnes, mal payées, avec des métiers durs et qui vivaient des rapports sociaux souvent brutaux, construisaient ensemble des projets. Les situations d’autoproduction (jardinage, dépannage, couture) étaient souvent des occasions de coopération. Ces quartiers ont été, pour la plupart, laminés par la crise de l’industrie lourde, en France.

De toute manière, la marchandisation croissante des services pousse à l’individualisme. Si on peut acheter quelque chose que l’on devait produire à plusieurs, auparavant, on va, mécaniquement, perdre des relations de coopération. Cela peut être libérateur. Devenir moins dépendant d’un collectif est souvent vécu positivement : le collectif en question était souvent normalisateur, pour ne pas dire moralisateur.

Mais le résultat est qu’il y a de moins en moins de situations où l’on peut coopérer avec des personnes proches de nous et encore moins de situations où on a l’occasion de coopérer avec des personnes différentes de nous.

Dans « communication à distance », c’est surtout « distance » qu’il faut entendre.

Les outils de communication compensent-ils cet émiettement des collectifs ? Dans certains cas oui. Les logiciels libres, par exemple, sont le résultat de coopérations multiples entre des informaticiens éloignés les uns des autres. Dans le travail par projet, on peut, également, alterner des phases de rencontre en face à face et de communications à distance sans problème. Mais dans la plupart des situations ordinaires, la virtualisation des échanges augmente la distance entre des personnes qui ne sont pas déjà familières les unes avec les autres. Si on pense parler à un interlocuteur que l’on ne connaît pas, que l’on n’a jamais vu et avec qui on n’a jamais coopéré, on parle en fait à une image que l’on se fait de l’interlocuteur en question. On parle à une image fantasmée et très largement déformée. Du coup on se retrouve assez rapidement dans la situation des deux groupes de jeunes hommes, en colonie de vacances, qui ignorant tout de l’autre groupe, leurs prêtaient des intentions hostiles.

Qu’est-ce que la théologie a à dire sur la coopération ?

Maintenant, si on tente une mise en perspective théologique de cette situation, il faut dire que la théologie chrétienne ne s’est pas beaucoup intéressée à l’agir. Je renvoie ici aux remarques que j’avais faites dans : Agir, Travailler, Militer, Une théologie de l’action. Historiquement la théologie a vite mis l’accent sur la contemplation plus que sur l’action. La Réforme a un peu rectifié le tir, mais il n’en demeure pas moins qu’elle a fait beaucoup plus de commentaires sur l’être, sur notre statut devant Dieu, que sur le faire.

Or il se trouve que Jésus formule souvent l’appel qu’il adresse aux humains, dans les paraboles, sous la forme d’un travail. « Aller travailler dans la vigne » est une image fréquente. Le propos n’est pas de « retomber » dans une théologie de la justification par les œuvres. Laissons la justification de côté, un moment. Dieu nous appelle à travailler dans sa vigne parce qu’il nous fait confiance, parce qu’il trouve du plaisir à ce travail. Et cela a des incidences sur notre manière de coopérer avec les autres. Une brève parabole de l’évangile de Matthieu suffira à expliciter ce que je veux dire :  
« Quel est donc le serviteur fidèle et avisé que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu ? Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera en train de faire ce travail. En vérité, je vous le déclare, il l’établira sur tous ses biens. Mais si ce mauvais serviteur se dit en son cœur : “Mon maître tarde”, et qu’il se mette à battre ses compagnons de service, qu’il mange et boive avec les ivrognes, le maître de ce serviteur arrivera au jour qu’il n’attend pas et à l’heure qu’il ne sait pas ; il le chassera et lui fera partager le sort des hypocrites : là seront les pleurs et les grincements de dents » (Mt 24.45-51).

Voilà : au fond de l’humanité dans toutes ses dimensions, il n’y a pas seulement le « vivre ensemble », il y a également, la coopération. C’est plus exigeant, sans doute, mais c’est plus riche et cela nous libère, les uns les autres. Cela nous libère, notamment, de nos projections hostiles à l’égard des autres.

Ce que nous disent (de plutôt surprenant) les conditions de travail

Le suivi de l’actualité n’est pas toujours palpitant. Des événements ponctuels sont montés en épingle et tournent en boucle, sur les sites web, dans les journeaux, à la télévision ou à la radio. On parle de ruptures majeures à propos de tempêtes dans un verre d’eau, pendant que la société évolue, année après année, sans qu’on y prenne toujours garde. Mais il y a au moins une plainte récurrente que l’on entend, ces dernières années : à propos des conditions de travail à l’hôpital.
Jusqu’à quel point la situation est-elle pire qu’ailleurs ? On peut se poser la question et il y a des moyens d’avoir au moins une idée de la réponse. Loin de l’actualité, en effet, la médecine du travail (et les services équivalents pour la fonction publique) mène une enquête dite SUMER : SUrveillance Médicale des Expositions des salariés aux Risques professionnels. Elle est répétée régulièrement (1994, 2003, 2010, 2017) et elle a l’avantage de poser les mêmes questions à tous les salariés quel que soit leur secteur d’activité. Les risques évalués sont de tous ordres : postures, environnement, substances dangereuses et ce qu’on appelle les risques psycho-sociaux qui témoignent de tensions sur l’organisation du travail. C’est ce dernier volet auquel je me suis intéressé et je me suis concentré sur quelques unes des questions qui (je le sais par les enquêtes que j’ai effectuées, par le passé) sont des indicateurs forts des difficultés dans le travail : « Vivez vous des contacts tendus avec le public (même occasionnellement) ? » ; « Vous arrive-t-il (fréquemment) de devoir abandonner une tâche pour une autre non prévue ? » ; « Disposez-vous d’un temps insuffisant pour effectuer votre travail correctement ? » ; « Devez-vous (souvent ou toujours) vous dépêcher ? » + une évaluation synthétique qui rassemble plusieurs items : les salariés qui sont soumis à des fortes demandes tout en ayant une faible latitude décisionnelle.

Les fonctions publiques d’Etat et hospitalière en difficulté

L’enquête a distingué les trois fonctions publiques (Etat, collectivités locales, hôpital) et le secteur privé. Voilà en tableau les résultats que j’ai isolés.

Le premier constat qui saute aux yeux est que, sur tous les items sauf un, c’est à l’hôpital que la situation est la pire. On sera surpris de découvrir, d’ailleurs, que les conditions de travail semblent plus délicates dans la fonction publique que dans le secteur privé. La catégorie « secteur privé » est, évidemment, beaucoup trop large. Elle recouvre des réalités très contrastées. Mais il n’en reste pas moins que les travailleurs de la fonction publique apparaissent, sur plusieurs items, comme plus en difficulté dans leur travail que la moyenne.

Il y a une explication à cela et on peut la détailler en comparant les fonctions publiques entre elles. La fonction publique territoriale se démarque nettement des deux autres avec des résultats bien meilleurs. Si on va sur le terrain, on comprend pourquoi : il y a moins de pression sur les effectifs dans la fonction publique territoriale (ce qui ne laisse pas d’inquiéter d’ailleurs, ceux qui trouvent que les fonctionnaires sont trop nombreux). Mais cette moindre pression résulte du fait que les fonctionnaires territoriaux remplissent des missions visibles localement, que l’on perçoit directement leur utilité, qu’ils ont un accès direct à leur employeur et que, pour l’employeur en question, avoir une bonne qualité de service est un argument électoral.

Les entreprises privées sont, sans doute, plus parcimonieuses dans la gestion des effectifs. La plupart d’entre elles pratiquent la pression à la baisse. Mais, d’un autre côté, elles non plus ne peuvent pas trop dégrader la qualité de service, au risque de perdre des clients. Du coup on retrouve le secteur privé (encore une fois il faudrait aller y voir avec bien plus de détails) dans une position intermédiaire entre la fonction publique territoriale et la fonction publique d’état et hospitalière.

Du côté de l’Etat, la situation est bien plus difficile que dans les collectivités locales. D’abord les missions d’Etat donnent lieu à plus de tension avec le public. Ce sont souvent des missions plus normatives et, en tout cas, elles font moins l’objet d’un débat local, donc d’un accord sur leur utilité. Les effectifs, pour leur part, sont mal régulés, car on manque de critères concrets pour les évaluer. Dès lors, la seule règle de gestion appliquée est celle d’une pression de principe sur les effectifs d’un ministère, sans trop rentrer dans les détails et, au bout du compte, c’est le manque de temps et l’obligation de se dépêcher qui prévalent. Ce sont des arbitrages budgétaires globaux qui décident de ces effectifs, assez souvent dans l’abstrait. Et la dégradation de la qualité de service n’est pas une question politiquement chaude.

Tout ce que l’on vient de dire vaut encore plus pour l’hôpital. Depuis des années c’est la régulation budgétaire qui prévaut. Il est très difficile de poser la question de la qualité des soins, de l’attention au malade et donc des conditions de travail des personnels. Le milieu hospitalier en est en partie responsable, en mettant l’accent sur les plateaux techniques et leur financement. Un débat sur les priorités de la médecine pourrait conduire à favoriser une médecine moins pointue, mais plus attentive au malade et aux soignants. La course à l’investissement de pointe n’est pas forcément une bonne idée. Mais, de toute manière, les décideurs politiques ne se donnent pas les moyens de poser ces questions. Le regard fixé sur le coût de l’assurance maladie ils bottent en touche pour le reste.

En comparant ce qui se passe au niveau de l’Etat et de l’hôpital, d’un côté, et ce qui se passe dans le privé (au moins en moyenne), de l’autre, on voit, finalement, avec quelle facilité l’Etat ou l’hôpital peuvent s’asseoir aussi bien sur les revendications de leurs salariés que sur celles de leurs usagers !

Des déficits d’organisation dans les grandes structures

D’ailleurs, quiconque s’est heurté à un service d’état ou a fait la queue dans un hôpital, sait à quel point il peut se sentir maltraité. Cela favorise, évidemment, les tensions avec le personnel. Le personnel, de son côté, ne peut, en général pas grand chose pour améliorer la situation des usagers, car il est pris dans des formes d’organisation rendues très compliquées par la taille des structures considérées (cf. l’item de l’enquête : fortes demandes et faibles marges d’action).

La croyance de base des spécialistes du secteur hospitalier est qu’un hôpital marchera d’autant mieux qu’il est plus grand. C’est peut-être vrai pour des problèmes aigus. Mais c’est sans doute faux pour un grand nombre d’affections. La complexité organisationnelle met les personnels sous tension et cela finit par nuire à la qualité de la prise en charge et, en bout de piste, à la santé du malade.

L’Etat, au moins, a fait le nécessaire, de puis 40 ans, pour se décentraliser progressivement et on en voit l’effet positif. Il n’en reste pas moins que toute tentative de structurer un service public en fonction de négociations locales est presque toujours soupçonné d’introduire une rupture d’égalité entre les citoyens. Mais au nom de l’égalité de traitement c’est plutôt la maltraitance (autant des personnels que du public) qui prévaut.

Quiconque a fréquenté les bancs d’une église sait qu’utiliser le mot de « service » est facile, mais que le vivre est une autre affaire. Celui qui prétend servir n’est pas toujours attentif aux autres. Il arrive même qu’au nom du service on cherche à asservir. C’était déjà comme cela dans l’église de Corinthe. L’apôtre Paul était consterné : « vous supportez qu’on vous asservisse, qu’on vous dévore, qu’on vous dépouille, qu’on le prenne de haut, qu’on vous frappe au visage » (2 Cor 11.20). Toutes les tartuferies sont possibles, hélas !

Dans le domaine laïc il semblerait qu’il en soit de même : ce n’est pas parce qu’on s’appelle « service public » que l’on est attentif au besoin, ni de ses salariés, ni des usagers que l’on est censé servir.

Réforme des retraites. Quelle justice ?

Il faut que je me lance sur cette question qui fait la une de l’actualité. Cela fait plusieurs semaines que je recule. Mais, au fil des discussions, des revendications, des éléments qui ressortent des débats, les choses deviennent plus concrètes et, en fait, plusieurs questions ayant trait à la justice émergent.

Au départ, l’annonce faite par le candidat Macron dès la campagne électorale, était de promouvoir un système juste. On retrouve cette ambition dans le rapport Delevoye (où nombre des arguments justifiant les grands axes de cette réforme sont développés) avec notamment cette formule, en forme de slogan : « un système où un euro cotisé donne les mêmes droits » (à tous). Dis de cette manière, on a l’impression que l’on a trouvé un critère incontestable de justice. Mais peut-on réduire la complexité de la société, avec l’extrême diversité des situations que l’on y rencontre à une formule aussi simple ?

L’argument, cela dit, est développé de manière intéressante dans l’introduction. Deux options sont opposées : celle où c’est l’Etat qui gère l’ensemble des retraites de la nation, et celle où ce sont des solidarités professionnelles qui prévalent et qui, du coup, gèrent des systèmes particuliers. Par le passé, « l’ambition universelle, dit le rapport, a cédé sous le poids des solidarités professionnelles, d’où nos 42 régimes de retraite ». Or, dans un contexte économique mouvant, « personne ne peut garantir l’avenir de sa profession dans sa pratique, son essence, sa démographie, son statut, son périmètre ». Il y a là une considération fort importante. Les caisses de cadres, par exemple, bénéficient d’une démographie favorable, puisque le nombre de cadres dans la population active ne cesse d’augmenter. Il y a donc beaucoup de jeunes cadres par rapport au nombre de cadres retraités. A l’inverse, le retraite des cheminots est un gouffre, non pas tellement à cause de l’âge du départ à la retraite, que parce que les effectifs de la SNCF ont fondu de manière drastique, année après année (on en est à 0,55 actif par retraité, d’après les calculs de la Cour des Comptes !).

Il est donc normal (et cela semble juste) que l’Etat dépasse des logiques trop locales. Par ailleurs, certains secteurs professionnels ont pu négocier des accords avantageux, à l’inverse d’autres, et cela crée, également, des inégalités. Mais on voit aussi le talon d’Achille d’un tel raisonnement. Car un secteur professionnel peut, à l’inverse, promouvoir une vision de la justice plus concrète, plus proche du terrain et plus adaptée à la variété des situations de travail.

Et donc, en s’adossant, a priori, à un argument abstrait et formel, le gouvernement s’est doublement compliqué la tâche. Il était évident, d’une part, qu’il peinerait à expliquer les bénéfices concrets d’un système justifié d’une manière aussi formelle et qu’il lui serait, d’autre part, difficile d’avoir une boussole pour gérer des négociations face à des revendications précises.

Toutes les exceptions soulevées posent des questions fortes en terme de justice

Le paradoxe est qu’en affichant un critère aussi simple et aussi fort, le projet a fait ressortir un nombre vertigineux de cas problématiques qui montrent à quel point la justice est multidimensionnelle.

La simple lecture du rapport Delevoye soulève déjà plusieurs lièvres. Il y a, d’abord, toute une série de cas qui, d’ailleurs, représentent des avancées, où on envisage de donner des points à des personnes qui ne cotisent pas (chômeurs, parents qui interrompent leur activité pour s’occuper de jeunes enfants, aidants, etc.). Or, déjà, si on veut déterminer une liste « juste » des cas pris en compte et du nombre de points accordés à chacun on rentre dans une négociation où les critères seront complexes à construire.

Mais il y a d’autres cas bien plus critiques.

L’exception des travailleurs indépendants

On lit, par exemple, cette affirmation : « dans le système universel de retraite, les salariés et les fonctionnaires cotiseront au même niveau, pour qu’à rémunération identique, ils aient les mêmes droits à retraite ». Si on est attentif, on s’aperçoit que cette phrase ne parle que des salariés. Et, de fait, il n’est pas prévu d’aligner les travailleurs indépendants sur les mêmes règles. Une authentique contorsion verbale prévaut ici : « Indépendants : un barème de cotisation adapté dans lequel l’équité avec les salariés est davantage recherchée ». L’équité est « davantage recherchée » : belle manière de dire qu’elle ne sera pas atteinte.

Il y a peut-être de bonnes raisons pour lesquelles un tel alignement serait impossible, voire injuste. Mais il ne relève certainement pas du principe affiché. Dans la pratique, le plafond de cotisation des indépendants (au-delà duquel il n’y a pas de cotisation) sera trois fois plus bas que celui des salariés. Ce qui nous est expliqué de la manière suivante : « le système universel de retraite tiendra compte de la dégressivité actuelle des cotisations, nécessaire à la préservation du modèle économique des travailleurs indépendants ». Le système universel tiendra donc compte de la situation actuelle. Pourquoi pas ? Mais pourquoi limiter cet argument à ce cas précis ? Et surtout, s’il s’agit de préserver le modèle économique en question, il semblerait plus judicieux d’avoir une progressivité (les plus fragiles économiquement cotisant moins) plutôt qu’une dégressivité.

Par ailleurs, si on parle de plafond, l’existence même d’un tel plafond pour les salariés (comme pour les indépendants) a fait débat. Au-delà d’un certain niveau de rémunération, le prélèvement se limite à la fraction qui finance les dimensions les plus sociales du système. Dans ce cas, évidemment, la fraction du revenu qui excède le plafond n’est pas prise en compte dans le calcul de la retraite. Pourquoi pas ? Mais pourquoi ? Cela incitera, de fait, les personnes concernées à investir dans des systèmes de retraite complémentaires que l’on prétend voir disparaître avec la réforme.

L’exception des professions dangereuses

Autre point. Dès le rapport Delevoye, le cas des policiers, des militaires et des pompiers était mentionné.

Je cite toujours. « Des spécificités pourront être conservées pour les fonctionnaires qui exercent des missions régaliennes de maintien de l’ordre et de sécurité publique. […] Pour l’exercice de ces missions, qui se caractérisent par leur dangerosité et par des contraintes importantes, l’État doit en effet disposer de fonctionnaires en pleine possession de leurs capacités physiques et par conséquent relativement jeunes ». On a là un concept nouveau : « la pleine possession des capacités physiques ». Or cela vient peu après un paragraphe plutôt cruel concernant les aides-soignantes, où l’on compare les aides-soignantes de la fonction publique hospitalières qui peuvent partir à 57 ans, à celles qui sont sous statut privé et qui ne le peuvent pas. Devrait-on aller, dans ce cas, vers un moins disant social ? Le rapport ne tranche pas et renvoie à la question générale de la pénibilité (qui fait, d’ailleurs, l’objet de nombreuses différences d’appréciation, et de nombreuses contestations, dans le système actuel). Alors pourquoi tranche-t-il immédiatement dans le cas des missions régaliennes de l’Etat ?

En fait, la question de la diminution des capacités physiques avec l’âge est une question pour beaucoup de professions. Une aide-soignante a un métier physiquement exigeant. Un conducteur de train n’a pas la même concentration après 50 ans. Et faire face à une classe d’élèves moyennement motivés nécessite une « pêche » qui fléchit, elle aussi, avec les années.

On s’aperçoit, alors, que l’argument (sous-jacent à beaucoup de réformes des retraites) de l’espérance de vie qui augmente est une simplification dangereuse. On distingue déjà l’espérance de vie et l’espérance de vie en bonne santé (qui augmente moins). Mais il faudrait également distinguer la capacité à faire face à une situation fatigante qui diminue bien avant l’âge légal de départ à la retraite. Dans certaines filières professionnelles on gère cette diminution en valorisant l’expérience et la hauteur de vue : donc en dirigeant les personnes d’âge mur davantage vers les fonctions d’expertise, ou les fonctions stratégiques et moins vers les fonctions opérationnelles. Mais ce n’est pas possible pour toutes les filières professionnelles.

La « malchance » de ceux qui ont une progression de carrière régulière

On sent bien que certaines professions bénéficient d’un rapport de force favorable pour négocier des exceptions (et les conducteurs des transports ont, il faut le dire, un pouvoir de blocage qui leur donne du poids dans les négociations). Par ailleurs, plus on rentre dans les détails, plus la complexité se dissémine. C’est une des raisons qui rend un simulateur de retraite extrêmement complexe à élaborer (d’ailleurs, aujourd’hui, le montant exact de la pension que touchera une personne donnée reste partiellement un mystère qu’il est parfois difficile de dissiper).

Il y aura, quand même, des gagnants mécaniques et des perdants mécaniques avec un système par points (quel qu’il soit). En gros, tous ceux qui ont eu une carrière assez plate, avec un salaire qui a assez peu varié, auront accumulé un nombre de points qui leur donnera une retraite assez proche de leur salaire (et, évidemment, c’est l’exemple de quelqu’un qui a eu le même niveau de rémunération toute sa vie qui est détaillé dans le rapport). A l’inverse, quelqu’un dont le salaire aura évolué régulièrement tout au long de sa vie, sera ramené en arrière de plusieurs années quand on calculera la moyenne des points qu’il a accumulé au fil des ans.

On comprend la colère des enseignants. Ils sont pratiquement la profession qui a l’évolution de carrière la plus progressive. Même au sein de la fonction publique leur cas est particulier (je renvoie au bilan qui a été établi par l’INSEE). En gros, ils sont sous-payés à l’embauche par rapport à leur niveau de diplôme et ne parviennent à une rémunération correcte qu’en fin de carrière. Et la perspective d’intégrer leurs primes dans le calcul de leur retraite n’est pas motivante car ils sont, également, un des corps de la catégorie A de la fonction publique qui touche le moins de primes.

Là, la perspective d’une retraite universelle révèle une injustice qui pourrait coûter très cher à l’Etat s’il confirme qu’il entend y remédier (mais le fera-t-il pour de bon ?) : rien ne justifie la courbe de carrière actuelle des enseignants. Il devraient, comme beaucoup d’autres professions du public et du privé, avoir une croissance rapide de leur rémunération en début de carrière, puis connaître, ensuite, une croissance modérée (je précise que je n’étais pas salarié de l’éducation nationale avant de prendre ma retraite !).

Les effets de l’âge d’équilibre sont inégaux socialement

Enfin, dernier exemple, imposer un âge d’équilibre, pour inciter à prendre sa retraite plus tard est, là aussi, une opération mathématique qui a des effets contrastés suivant les personnes. Quelqu’un qui a commencé à cotiser assez tard sera incité, de toute manière, à continuer à travailler pour augmenter son nombre de points. L’âge d’équilibre ne changera pas grand chose pour lui. La mesure touchera, en premier lieu, les personnes qui ont commencé à cotiser jeunes qui, donc, travaillent depuis longtemps et dont on sait qu’elles ont une espérance de vie plus courte que la moyenne. Il y a donc une injustice mécanique dans ce type de mesure.

La justice : une affaire de débats et d’incertitude

Voilà un bref aperçu de quelques points durs qui soulèvent, à chaque fois, des questions importantes que l’on ne peut pas traiter par le mépris. Et beaucoup soulignent, à propos de ce dossier (et d’autres), que l’attitude de l’exécutif, campé sur ses certitudes, et qui ne négocie que du bout des lèvres, contribue à la crispation globale. De fait, prétendre parvenir à la justice d’une manière aussi impersonnelle est choquant, surtout lorsque l’on découvre que certains ont réussi à obtenir, par leur entregent, des entorses aux principes affichés.

Je médite souvent, lorsque la question de la justice est en jeu, la formule du Deutéronome, qui concernait la mise en place d’institutions judiciaires : « la justice, la justice, tu poursuivras » (Dt 16.20). La répétition du mot « justice » qui est une tournure stylistique courante, en hébreu, est une manière d’insister sur le mot, mais, également, de sous-entendre que la justice n’a rien d’évident et qu’elle mérite qu’on y pense et y repense. Le verbe « poursuivre » provoque, en français, un effet détonnant car, dans notre langue, ce sont les prévenus qui sont poursuivis. Ici c’est la justice. On a compris l’idée générale : il est aventureux de penser que l’on a la justice entre les mains. Elle nous échappe sans cesse, mais ce qui compte c’est de continuer à la poursuivre, à y tendre, et cela appelle un travail long et complexe.

Les magistrats savent bien que rendre la justice se fait au terme de débats contradictoires, que ce moment est précédé d’enquêtes plus ou moins longues, d’un temps de délibéré et qu’un appel est toujours ouvert, afin que d’autres rejugent ce qui a été jugé une première fois. On se plaint de la lenteur de la justice, dans certaines affaires. Elle n’est pas toujours un inconvénient. On devrait d’ailleurs se méfier des appels incessants, dans l’opinion et dans le monde politique, à multiplier les procédures de comparution immédiate.

En dehors de la situation judiciaire, il faut souligner que la justice est, dans la société, plus un objet de débats et de confrontation, qu’un espace de consensus. Et, pour aller au-delà du bout de phrase du Deutéronome, on notera que les prophètes de l’Ancien Testament ont passé beaucoup de temps à critiquer la justice à courte vue des puissants de leur temps. A courte vue … précisément parce qu’ils avaient fait taire leurs contradicteurs.

Et donc, que va-t-il se passer finalement, sur le front des retraites ? Il semblerait que, dans les coulisses, on discute plus qu’on ne veut bien le dire publiquement. C’est souvent le cas. Quel sera le résultat ? On l’ignore aujourd’hui. Il est clair, en tout cas, que le système dit universel comportera de nombreuses exceptions. Une partie d’entre elles, au moins, devra quelque chose à des rapports de force plus qu’à des considérations d’équité. Il est inévitable qu’il en soit ainsi. Mais à l’heure du bilan, quand on fera le compte des gagnants et des perdants, tout un chacun jugera de la justice de l’opération menée avec de tout autres critères que celui des droits soit disant égaux accordés pour tout euro versé.