Énergies renouvelables : les surprises d’une enquête d’opinion

Tandis que certains partis politiques prospèrent en dénonçant la production d’énergie renouvelable, et se présentent comme les défenseurs des « petites gens » subissant des investissements à leur porte, ils seraient bien avisés de lire le résultat d’une grosse enquête commandée par ENGIE et récemment publiée par l’IFOP.

De fait ENGIE (dont on rappelle, au passage, qu’il a incorporé, au départ, Gaz de France) ne voulait pas une simple enquête d’opinion, mais voulait connaître avec une certaine finesse les attentes des Français et, pour ce faire, il a financé un important échantillon de 12.000 personnes, afin, notamment, de pouvoir se faire une idée du point de vue des riverains des différentes installations (éoliennes, photovoltaïque, biogaz). Le propos d’ENGIE n’était pas tant de faire le buzz, que d’adapter sa stratégie commerciale.

Et les résultats sont plutôt étonnants.

La proximité d’une installation existante : un contexte favorable pour demander plus d’énergies renouvelables

Dans l’ensemble les Français sont nettement favorables au développement des énergies renouvelables et ils le sont d’autant plus qu’ils habitent à proximité d’une installation existante, comme le montre le graphique ci-dessous.

Et plus ils sont près de l’installation, meilleure est leur image. C’est vrai, il faut le souligner, y compris pour la production de biogaz.

Une attitude globale plutôt raisonnable

Les réponses, dans leur ensemble, sont, d’ailleurs, assez sensées. Oui, une majorité de Français et, même, une majorité de Français votant pour l’extrême droite, ont une bonne ou très bonne image des énergies renouvelables. Ce qui distingue les électeurs d’extrême droite est qu’ils préfèrent (de peu) le nucléaire (68 % de points de vue favorables) aux énergies renouvelables (61 %).

Et, logiquement, une majorité de Français souhaitent le développement de la production d’énergies renouvelables et considèrent (pour 62 % d’entre eux) que l’on ne va pas assez vite, en France, dans cette direction.

Cela ne veut pas dire qu’ils rejettent le nucléaire : ils le considèrent comme devant faire partie du mix énergétique global.

Et cela ne veut pas dire, non plus, qu’ils ne sont pas attentifs à quelques points de vigilance, notamment le coût de production des EnR. Le bruit des éoliennes et l’odeur des centres de méthanisation sont également mentionnés et c’est là que le point de vue des riverains est intéressant : ils ne semblent pas gênés outre mesure.

De comment on construit un discours politique

Pour ce qui est de sa stratégie d’investissement et de son discours commercial, Engie a du grain à moudre.

Pour moi, tout ceci illustre la manière dont on pourrait construire un discours politique qui soit autre chose que des invectives. Il est devenu de bon ton (et pas seulement à l’extrême droite) de ronchonner contre les politiques environnementales. Il est, certainement, plus rentable, politiquement, de capitaliser sur la mauvaise humeur, la méfiance et la peur de l’inconnu. Mais une large majorité des Français semble bien plus lucide et pourquoi ne parvient-on pas à articuler un discours construit et négocié sur cette base ?

Finalement, c’est là un mystère : il y a un espace pour obtenir un consensus plutôt large sur ces questions énergétiques et pour afficher des objectifs partagés. Préférerions-nous nous détruire les uns les autres, plutôt que de nous serrer les coudes et de construire ensemble des programmes mobilisateurs ? L’époque est troublée, mais elle semblerait, sur ce point, être plus troublée par un emballement du discours politique en lui-même que par des obstacles objectifs.

« Qui sème le vent récolte la tempête » : je pensais qu’il s’agissait d’un aphorisme du livre des Proverbes. En fait, cela se trouve au milieu d’une prophétie d’Osée (8.7) qui parle des errements du Royaume du Nord. Oui, il y a un moment où l’arme du dénigrement et de la haine finit par s’autoamplifier et tout renverser sur son passage.

Énergie, que de crimes commet-on en ton nom !

Finalement, derrière les outrances, les allers et retours, et les menaces brandies par Donald Trump, on perçoit quelque chose de récurrent. Il y a eu, d’abord, l’appel aux pétroliers : « forez ! forez ! forez! » (chose qui n’est pas aussi facile à dire qu’à faire, d’ailleurs). Il y a eu, ensuite, la volonté d’annexer le Canada et le Groenland, terres de ressources à exploiter. Puis les demandes exorbitantes à l’Ukraine de livrer son sous-sol plus ou moins à perpétuité aux États-Unis. Derrière ces diverses sorties j’entends, en fait, la panique de tout un milieu social qui se rend compte que les ressources de la Terre sont en train de s’épuiser. La volonté prédatrice est l’ultime sursaut de riches qui se disent que, s’il faut changer d’attitude à l’égard de la création, ils seront les derniers.

La longue histoire de la prédation des ressources naturelles

Cela dit, ce qui s’exprime à visage découvert, aujourd’hui, n’est que la suite d’une très longue histoire. Le besoin de pétrole a provoqué de nombreux événements géopolitiques. En 1951, déjà, la décision du gouvernement iranien de nationaliser le pétrole qui était, auparavant, exploité par une compagnie britannique, provoqua de vives tensions internationales. L’affaire se termina par ce qu’on a appelé « l’opération Ajax », menée de concert entre la CIA et le MI6 britannique, qui conduisit au renversement du gouvernement et à l’installation d’un premier ministre plus complaisant avec les intérêts anglais et américains.

On connaît aussi l’incroyable retentissement économique qu’eut la décision de l’OPEP, en 1973 de réduire sa production de pétrole. Elle était en fait, au départ, une mesure de rétorsion des pays arabes contre le soutien américain à Israël lors de la guerre du Kippour, où l’Égypte et la Syrie avaient coalisé leurs forces pour attaquer l’état hébreu.

Plus près de nous, il est clair que la première guerre du Golfe aurait été tout autre si ce n’était pas le Koweit qui avait été envahi. Et la deuxième guerre du Golfe, qui visait à transformer l’Irak en allié plus conciliant, était encore plus dépendante de la géopolitique du pétrole. Il faut dire aussi que la famille Bush avait d’énormes avoirs dans l’industrie pétrolière.

Mais ce qui vaut pour le pétrole vaut pour d’autres ressources, et, à l’âge d’or des empires coloniaux français et britanniques, l’exploitation éhontée des ressources des pays colonisés était la règle.

Aujourd’hui encore, la guerre du Kivu, en république démocratique du Congo, doit son origine aux mines de coltan qui s’y trouvent. Le coltan est un minerai indispensable à l’industrie électronique et informatique…

En fait, quand on se plonge un peu dans le suivi des matériaux stratégiques pour maintenir notre mode de vie actuel, cela provoque un mélange de vertige et de nausée. Notre rêve technologique énergivore, a un coût en guerres, en exactions, en souffrances diverses dont on n’a qu’une faible idée.

Combien de temps encore accroîtrons-nous notre dépendance à l’égard des sources d’énergie ?

En dehors même de préoccupations écologiques, le coût énergétique de notre développement économique ne peut qu’interroger. Il engendre des dépendances qui sont sources de conflits, armés le cas échéant. On a payé pour le comprendre lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’augmentation du coût du gaz a provoqué une secousse majeure, aussi bien économique que politique, dans notre pays.

Et ce qui est arrivé avec le gaz pourrait bien nous arriver, également, avec l’uranium. Comme l’écrit, par exemple, le portail de l’intelligence économique, qui n’a rien d’une officine gauchiste, les pays où nous nous approvisionnons en uranium nous rendent sensibles à la menace de la Russie et de la Chine. Je cite le portail : « sur les dix dernières années, la France a importé 88 200 tonnes d’uranium naturel. Selon le comité Euratom, ces importations proviennent majoritairement de 4 pays : le Kazakhstan (environ 27%), le Niger (environ 20%), l’Ouzbékistan (environ 19%) et la Namibie (environ 15%) ». Entre temps le Niger, décidant de prêter une oreille plus attentive à la Russie qu’à la France, n’est plus une source envisageable. Le Kazakhstan et l’Ouzbékistan fournissent, pour leur part, comme on l’imagine, aussi de l’uranium au russe Rosatom.

Finalement, même si les composants électroniques ont leur propre chemin de dépendance, c’est encore l’éolien et le photovoltaïque qui nous contraignent le moins !

Mais c’est surtout notre véritable addiction à la consommation énergétique qui est problématique. On apprend, par exemple, que l’intelligence artificielle va encore accroître cette addiction. Peut-on encore appeler cela de l’intelligence ? C’est peut-être les chinois qui vont relâcher cette pression en imaginant des logiciels, précisément, plus intelligents et utilisant moins des effets de masse.

Il semble, en effet, que l’intelligence nous ait désertés. Mais il est possible qu’elle fasse retour d’une manière cruelle, quand cette course militarisée aux ressources aura produit suffisamment de dégâts pour qu’elle finisse pas nous poser question.

Bienheureux ceux qui, ne serait-ce qu’un tout petit peu, ont l’esprit de pauvreté !

Moins c’est plus !

Laissons-nous inspirer par le carême

Comme chaque année, plusieurs organismes se réunissent, en Suisse, pour proposer une action de carême œcuménique. Cette année ils proposent, comme slogan : Moins c’est plus.

L’image qui accompagne le slogan dit clairement qu’il s’agit, aussi, d’aller à rebours de la tendance spontanée de l’économie où les uns ont de plus en plus tandis que les autres ont de moins en moins, ou stagnent dans la misère.

Mais avant d’en venir à un éventuel projet de société je voudrais déjà prendre ce mot d’ordre comme un défi adressé à toute personne vivant correctement dans un pays riche. Est-ce que nous avons besoin, autant que nous le pensons, d’avoir encore plus ? Et est-ce que notre vie, remplie de toutes parts, ne nous fait pas perdre de vue des réalités essentielles ?

La leçon du désert

En ce début de carême on nous propose, à l’occasion des lectures dominicales, de méditer sur les séjours que Jésus fait dans le désert, au début de son ministère. Ce n’est pas un lieu où il s’installe. C’est plutôt un lieu où il se retire, de manière régulière (surtout au début de l’évangile de Marc), pour prendre du recul et repartir, ensuite de l’avant. C’est là qu’il peut peser l’essentiel, prier au calme et sortir en proclamant l’approche du Royaume de Dieu.

Et je pense que nous nous trouverions bien, nous aussi, de mettre en suspens, au moins provisoirement, notre tendance irrépressible à tout vouloir remplir. Nous verrions alors plus clairement où se situe l’essentiel. Jour après jour, en effet, nous remplissons notre temps, nous sommes remplis de stimulations, nous sommes remplis de connexions, nous sommes remplis d’informations, nous sommes (pas autant que nous le voudrions) remplis de biens matériels, remplis de projets, remplis de frustrations, remplis d’idées, remplis de musique, remplis d’images… Et tout cela ne nous procure pas autant de satisfaction que nous l’imaginons, finalement.

Donc j’ai imaginé :

Quelques exercices pour nous remettre les idées en place en allant vers le moins, pour un temps (et plus si affinité …)

Je vous les livre en vrac et à vous de voir si l’une ou l’autre idée vous inspire.
Moins se remplir de messages : laissez votre téléphone de côté pendant une journée et notez ce à quoi vous avez pensé d’inhabituel
Moins remplir son temps : pendant une demi-heure, mettez-vous dans une pièce isolée et soit regardez une image, une photo, une peinture qui vous parle, soit écoutez une chanson, un cantique que vous aimez, mais rien d’autre. Qu’est-ce que vous avez perçu pour la première fois ?
Moins remplir ses activités : allez à pied à un endroit où vous avez l’habitude d’aller en voiture ; que découvrez-vous ?
Moins zapper : prenez le temps de vous informer sur quelque chose dont vous avez entendu parler à la radio, à la télévision, sur les réseaux, à travers un gros titre, etc. Cela vous donne-t-il une perception différente ?
Prenez le temps de vouq interroger : à la fin de la journée passez en revue les différents moments que vous avez vécu ; que s’est-il passé ?
Quelle est la dernière fois où vous vous êtes ennuyé ? Que s’est-il passé après ?

J’en ajoute trois pour les croyants :
Moins se remplir de versets bibliques, au gré de lectures superficielles : écrivez un verset sur un papier et relisez ce verset de temps en temps pendant trois jours, sans lire d’autre passage biblique
Moins remplir nos prières de paroles que nous déversons devant Dieu : écrivez une phrase qui vous tiendra lieu de prière du jour.
Et finalement : au travers de l’une ou l’autre de ces démarches, qu’elle est la parole de Dieu que vous avez entendue ?

La radicalité est au bout de la rue

Ce qui me frappe, pour m’être livré, à l’occasion, à l’un ou l’autre de ces exercices, c’est avec quelle facilité on bascule dans une perception des choses en rupture avec les fausses évidences qui nous entourent.

Or, pour revenir à une question macro-sociale, il devient de plus en plus évident, même pour ceux qui se voilent la face, que nous touchons à la finitude du monde dans lequel nous vivons. Et cela réveille des réflexes de plus en plus agressifs du genre : « ne touchez pas au grisbi ». Au sein des états, autant qu’entre les états, les politiques défensives et répressives prennent le dessus, pour ne rien dire des politiques militaires offensives ! Il y a une sorte de panique globale qui est en train de s’installer.

Et donc, à travers ces petits exercices méditatifs que je propose, je ne suis pas en train de proposer des solutions simples voire simplistes à cet état de fait. Je veux plutôt montrer qu’il n’est pas si difficile d’échapper à la panique ambiante si nous prenons le temps de nous interroger sur ce qui, finalement, a du sens et de la valeur et sur ce qui importe pour de bon.

Le changement progressif … pas si facile

La colère des agriculteurs, qui s’exprime dans de nombreux pays d’Europe, obéit à des motifs divers. Pour ma part, je reprendrais volontiers les commentaires de la Confédération Paysanne (favorable à une agriculture respectueuse de l’environnement) qui a rejoint le mouvement de protestation, en France : « Certes, une simplification administrative est nécessaire car beaucoup de procédures administratives et de normes sanitaires sont inadaptées à la réalité de nos fermes. Mais ne nous trompons pas de cible. La demande de la majorité des agriculteurs et agricultrices qui manifestent est bien celle de vivre dignement de leur métier, pas de nier les enjeux de santé et de climat ou de rogner encore davantage sur nos maigres droits sociaux ». Je retranscrit cette prise de position car, pendant le même temps, beaucoup d’autres manifestants font l’amalgame et accablent les normes environnementales de tous les maux.

Mais qu’en est-il de cet effet de ciseau entre la juste rémunération de l’activité paysanne et une agriculture respectueuse de l’environnement ? Au nombre des difficultés pointées, pour vivre dignement de son métier, certains relèvent, par exemple, que le marché du bio s’est tassé, tandis que le nombre d’exploitations reconnues comme bio continue à augmenter, ce qui complique l’accès au marché pour ceux qui ont sauté le pas. De fait, les prix de l’alimentation biologique ont moins cru que les autres (vu qu’ils sont moins dépendants des intrants dont les coûts ont explosé), mais ils ont augmenté également et, inflation oblige, une partie des ménages se sont repliés sur des produits moins chers.

Du coup, j’ai voulu comparer des ordres de grandeur.

La transition écologique coûte cher

Je me suis demandé, par exemple, la masse financière qu’il faudrait pour ramener le prix des denrées biologiques, qui n’utilisent pas d’intrants toxiques et qui génèrent moins d’effet de serre (du fait de leur recours plus faible aux engrais azotés), au prix des autres, et rendre possible, de la sorte, le basculement de l’ensemble de la production agricole vers des pratiques ayant moins de conséquences négatives. Mon calcul vaut ce qu’il vaut. Dans la comptabilité nationale, la consommation des ménages en « produits alimentaires et boissons non alcoolisées » s’élève, sur une année, à 155 milliards d’euros. Les pointages effectués par différents acteurs disent, qu’en moyenne, un aliment biologique vaut 30 % de plus qu’un aliment produit de manière conventionnelle. Il faudrait donc injecter, chaque année, 55 milliards d’euro (pour cette seule action).

La PAC rapporte à la France, chaque année, un peu moins de 10 milliards d’euro. On voit donc que, même si on mobilisait toutes les subventions de la PAC à cet effet, on serait loin du compte. A titre de comparaison, le bouclier énergétique a coûté, entre 30 et 35 milliards d’euros l’an dernier. Et le budget de l’état, pour sa part, s’élève à 410 milliards d’euros par an. Consacrer plus de 10 % du budget de l’état à l’enjeu dont nous parlons paraît irréaliste.

Donc, dans ce domaine comme dans d’autres, la transition écologique ne peut pas se limiter à financer les mesures les unes à côté des autres. Elle suppose que les changements de pratique fassent système et qu’ils s’emboîtent les uns dans les autres.

Comment font ceux qui achètent bio ?

Commençons, pour rendre les choses concrètes, par examiner ce qu’il en est des comportements des acheteurs. On pourrait se demander, par exemple, comment font ceux qui achètent bio pour boucler leur budget car, contrairement à ce que certains prétendent, ceux-là ne sont pas tous riches. D’abord, en général, ils mangent moins de viande et de fromage, qui représentent en gros le tiers des dépenses d’alimentation des ménages (toujours d’après la comptabilité nationale). J’imagine la consternation des éleveurs qui me lisent ! Mais c’est assurément un moyen de réduire son addition alimentaire non pas d’un tiers, car il faut acheter plus de légumes, de céréales et de légumineuses, mais significativement. Mettons, par exemple, qu’ils rattrapent la moitié du fameux surcoût de 30 %.

L’autre moitié se récupère sans doute sur leur budget transport. Il faut savoir que le budget transport des ménages est du même montant que le budget alimentation (entre 155 et 160 milliards d’euros par an). Si vous utilisez moins la voiture, si vous covoiturez davantage, si vous utilisez les transports en commun et que vous ne faites pas de voyages à l’autre bout du monde, votre budget transport va chuter. C’est d’ailleurs un domaine où beaucoup de gens ont une fausse perception des coûts de la voiture (on oublie de compter les réparations, par exemple, qui coûtent aussi cher que le carburant, et même l’assurance qui est un coût fixe, devrait entrer en ligne de compte quand on soupèse l’intérêt d’avoir une deuxième voiture).

Je vous livre quelques estimations (ce sont des ordres de grandeur). Le coût d’un TER (pour l’usager) est en moyenne de 8 cents par kilomètres. Les transports en commun urbains coûtent (toujours pour l’usager) 12 cents par kilomètres. Le TGV est à environ 20 cents du kilomètre (en moyenne : plus les distances sont longues moins il est cher). Et la voiture pour sa part (c’est là que beaucoup de gens font une grosse erreur de perspective) tourne autour de 40 cents du kilomètre.

Donc si vous êtes trois vous avez intérêt à prendre les transports en commun urbains ou régionaux et si vous êtes seul vous avez intérêt à prendre le TGV (à deux c’est le même prix que la voiture). Et si vous habitez dans une zone reculée, vous avez évidemment intérêt à covoiturer.

J’imagine la consternation des constructeurs automobiles et aéronautiques qui me lisent! En tout cas, il ne paraît pas si difficile que cela de diminuer ses coûts de transport de 15 %.

Chercher à avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement ne coûte donc pas plus cher, mais cela suppose de changer de mode de vie de part en part et de ne pas simplement travailler sur une dimension.

Au niveau sociétal

Un tel raisonnement vaut-il au niveau sociétal ? Eh bien ! Si on veut sortir de l’effet de ciseau qui veut que les pratiques respectueuses de l’environnement coûtent trop cher, il faudra bien en venir à de tels raisonnements. Comme l’écrit le Haut Conseil pour le Climat : « Dans le contexte actuel de hausse de la précarité alimentaire, la réduction de la consommation de produits d’origine animale apparaît comme le premier levier à mobiliser, tant du point de vue du potentiel de réduction des émissions que du point de vue du budget des ménages, particulièrement des plus modestes ». Encore faut-il, naturellement, accompagner de telles transitions.

En tout cas il est clair que les revendications sectorielles, comme celle qui se fait jour aujourd’hui dans l’agriculture, sont difficiles à satisfaire une par une.

Pour couronner le tout, l’essentiel des coûts engendrés par les conséquences néfastes de nos pratiques actuelles sont des coûts de moyen terme plus que de court terme (encore que les coûts d’assurance croissants nous montrent que le changement climatique a d’ores et déjà un coût perceptible).

Émietter les mesures est, donc, peut-être une bonne manière de les faire passer dans un premier temps, mais cela produit l’accumulation des normes que certains dénoncent aujourd’hui. Et faute de basculer dans un autre modèle global où les règles feraient sens, on en reste à une série de prescriptions perçues comme absurdes.

Tactique et stratégie

Au moment où j’écris ces lignes, j’ignore ce que deviendra le mouvement de protestation. Il est probable que l’état essayera d’éteindre l’incendie en privilégiant la tactique sur la stratégie et, notamment, la tactique électorale.

C’est de bonne guerre, mais ce n’est pas à la hauteur des enjeux. Il est vrai que le discours politique est de moins en moins capable de construire du sens collectif et que les tentatives assez vaines, des communicants pour construire des « récits » de l’action gouvernementale pour les années à venir montre les limites sur lesquelles ils butent.

En fait, tant qu’il reste dans le sectoriel, le gouvernement passera son temps à éteindre les incendies qui surgissent ici et là. Il est vrai que la société française est divisée, que la représentation politique l’est aussi. Mais c’est, finalement, une situation assez habituelle. Ce qui est plus inhabituel est que le changement incrémental, les coups de pouce successifs, butent sur des limites.

Les églises, pour leur part, ont produit de nombreux documents sur une approche de la transition écologique qui fasse sens, qui soit un avenir désirable, et qui soit autre chose qu’une suite de contraintes et de pensums. Pour l’instant elles sont peu entendues.

La planification écologique ou les difficultés à changer de logiciel politique

Les annonces faites par Emmanuel Macron, au début de la semaine dernière, ont le grand mérite d’exister. Mais, de nombreux observateurs l’ont dit (et pas seulement des écologistes radicaux) : dans l’hypothèse même ou ce plan se réaliserait, on resterait en retrait par rapport aux objectifs nécessaires de diminution de notre empreinte carbone.

Je ne suis pas surpris par la voie suivie par Emmanuel Macron, qui correspond à sa vision du monde : incitations économiques et investissements publics, point final. C’est, à vrai dire, à quoi s’est résumé l’essentiel de la politique depuis 1945. S’il fallait imaginer autre chose, il faudrait quitter des habitudes vieilles de 80 ans. Or ces habitudes ont fait la preuve de leurs potentialités indéniables, mais aussi de leurs limites, tout aussi indéniables.

Les différents think tanks qui essayent de trouver une voie pour sortir de l’étau dans lequel nous nous trouvons sont en gros d’accord. Il faut jouer sur trois ressorts :

  • l’innovation technique pour faire la même chose en consommant moins d’énergie ; cela le plan devrait y contribuer, même s’il ne suffit pas d’injecter de l’argent pour que, par exemple, le secteur du bâtiment génère les compétences nécessaires et en nombre suffisant pour isoler les bâtiments.
  • Utiliser davantage d’énergies renouvelables : cela aussi, le plan devrait y contribuer
  • Et la question qui fâche : la sobriété ; là le plan est muet.

Le plan est muet aussi sur des secteurs qui devraient engager des mues structurelles très fortes et qui ne peuvent pas se résumer à des questions financières, comme l’agriculture.
En résumé, il n’est question de négociation nulle part.

Or le bilan que l’on peut faire des politiques qui ne jouent que sur les incitations est que, pour ce qui concerne les enjeux climatiques, elles produisent un changement beaucoup trop lent. Même si on accentue la démarche (ce que ce plan se propose de faire) on restera loin des objectifs nécessaires.

Une commercialisation de la politique qui la rend impuissante

Emmanuel Macron s’est, certes, heurté au mouvement des gilets jaunes, ce qui lui ôte l’envie de proposer des mesures contraignantes. Mais on a vu aussi, à l’occasion de la réforme des retraites, à quel point cette équipe était incapable de mener une négociation et d’obtenir des concessions mutuelles entre des personnes ayant des intérêts divergents.

Le ver dans le fruit est que les politiques relèvent de plus en plus du registre de la séduction et de moins en moins de la négociation. Il faut susciter le désir, donner envie et faire rêver. Les services de communication ont pris le pouvoir non seulement pendant les campagnes électorales, mais également par la suite et, en fait de communication, cela s’appuie de plus en plus sur le savoir-faire du secteur de la publicité.

La rhétorique du « en même temps », qui a ponctué la campagne électorale d’Emmanuel Macron en 2017, montrait, à l’évidence, un homme qui avait peur de déplaire. Il n’est pas le seul dans ce cas !

Mais là nous buttons collectivement sur quelque chose de plus fort : il va falloir limiter nos désirs. Et les premiers qui devraient limiter leurs désirs sont les plus riches (j’en fait partie) qui ont pris l’habitude de demander aux autres des sacrifices.

Et de toute façon il faudra bien renoncer …

Or, peu importe l’opinion que chacun peut avoir aujourd’hui, il faudra renoncer, et peut-être même à beaucoup de choses. Et si cela ne se fait pas par la négociation, cela se fera de la manière habituelle : par un renchérissement des biens les plus rares qui se concentreront entre quelques mains, et par une accentuation des conflits armés pour s’octroyer les mêmes biens.

Le rêve technico-économique porté par la classe sociale actuellement au pouvoir, dans la plupart des pays d’Europe, est une fuite en avant dangereuse.

Encore une fois, je préfère le plan Macron aux délires climato-sceptiques portés par d’autres forces politiques. Mais on voit à quel point le logiciel politique actuellement dominant nous paralyse tous.

Difficile de ne pas penser aux sombres déclarations de l’Apocalypse (qui, en l’occurrence, s’adressent à des collectifs et pas à des individus) : « Le fruit que désirait ton âme s’en est allé loin de toi » (Ap 18.14). Il faut se souvenir, à ce propos, que le récit du chapitre 18 de l’Apocalypse est, largement, une reprise de la prophétie d’Ézéchiel 27 contre la cité état de Tyr. A l’époque, les lecteurs ont pensé à la gloire fragile de Rome. L’histoire bégaye.

La vie simple … et ses complications

Le philologue italien Carlo Ossola a publié, au mois d’avril (en version française), un petit livre fort réjouissant : La vie simple, Les vertus minimes et communes. La parution aux éditions « Les Belles Lettres », plutôt réputées pour leur élitisme, met tout de suite en garde quant à la simplicité dont il s’agit. L’auteur, professeur au Collège de France, nous promène, avec une érudition époustouflante, dans l’ensemble de la littérature européenne et mentionne, par ailleurs, assez régulièrement, les évangiles dans sa réflexion. Tout cela, il faut le reconnaître, sans ostentation et, pour le coup, avec une simplicité de ton qui fait passer d’une œuvre à l’autre presque naturellement et sans effort.

Est-il nécessaire de faire de tels détours pour arriver à parler d’attitudes ordinaires que bien des personnes endossent, autour de nous, sans faire de vagues ? Je trouve, pour ma part, que l’exercice n’est pas gratuit, car la simplicité est, en fait, surtout de nos jours, plus une conquête qu’un point de départ.

Nous sommes tiraillés de bien des côtés par l’appel à être des héros, des compétiteurs performants, des personnalités hors du commun, à affirmer notre singularité et notre originalité, bref à nous distinguer de la masse. Qui ? Les professions intellectuelles auxquelles appartient Carlo Ossola, assurément, mais pas seulement. Les leaders populistes, par exemple, appuient sans retenue sur le désir « d’être quelqu’un », de sortir de l’ombre, d’exister sur la scène nationale ou internationale et cela, au prix de violences, de guerres, d’exactions diverses et de mensonges qui coulent à jet continu. La perspective d’être héroïque (fût-ce collectivement), de gagner, de s’identifier à des leaders prestigieux, donne des frissons.

Nous inventons, ainsi, beaucoup de complications pour échapper à une simplicité qui, pourtant, n’est pas dépourvue d’attraits. Et je partage assez bien l’itinéraire de lecture que nous propose Carlo Ossola, qui ressemble à un voyage en quête d’une simplicité qui, finalement, est à notre porte. Mais il faut parfois aller loin pour se pénétrer des paroles de l’évangile : « si ton œil est simple, alors ton corps tout entier sera dans la lumière » (Mt 6.22).

Favoriser une économie de la sobriété, mais comment ?

Et j’ai repensé à ces questions en lisant le rapport du Conseil Économique Social et Environnemental qui s’intitule : « Consommation durable : favoriser une économie de la sobriété ; pour passer de la prise de conscience aux actes », publié au mois de juillet. Là on parle de la simplicité dans le domaine de la consommation (ce qui n’est qu’une des facettes du livre de Carlo Ossola). Les auteurs du rapport mettent particulièrement en avant, à ce propos, le poids de la publicité, dans la tendance irrépressible à penser que nous avons quelque chose qui nous manque et qu’il sera bienvenu de nous encombrer de quelque bien supplémentaire plutôt que de jouir de la sobriété (pour peu que nous ne vivions pas dans la misère, évidemment).

L’intérêt de ce rapport est, on le voit, de souligner que la quête de la simplicité n’est pas seulement une démarche individuelle ou intersubjective, mais qu’elle appelle également des mobilisations collectives.

Quelques remarques glanées ici et là, dans le rapport, m’interpellent. Ainsi : « La communication commerciale est un vecteur significatif pour inciter à consommer. Secteur économique important, les dépenses qu’elle engendre (32,7 Mds€/an), représente l’équivalent des dépenses de recherche et développement de l’ensemble des entreprises françaises ». En d’autres termes les entreprises dépensent autant d’énergie, à l’heure actuelle, pour trouver de nouvelles solutions, qu’à, ensuite, les faire connaître et les faire désirer. Cela laisse songeur ! Le rapport est mesuré, c’est la règle du genre, mais il écrit quand même : « la publicité permet de faire connaître des produits et de valoriser l’innovation. Il n’en reste pas moins que ses incitations permanentes à consommer tendent également à assimiler consommation et bonheur ». Ces incitations permanentes à consommer participent de ce qui, précisément, nous écarte de la simplicité.

Or il serait possible d’orienter la publicité pour qu’elle fasse mieux connaître l’intérêt environnemental (ou pas) d’un produit. Mais il ne faut pas se leurrer : « selon la Commission européenne, en 2020, plus de la moitié des allégations environnementales seraient vagues ou infondées ». Si on veut tendre la perche au consommateur pour qu’il oriente différemment sa consommation, on n’échappe pas à un contrôle public plus resserré et à des affichages plus normés. De même le secteur du recyclage et de la réparation fait face à une pénurie de main d’œuvre qualifiée. « Ces filières apparaissent déjà en tension vis-à-vis des besoins de recrutement (techniciens, réparateurs, logisticiens, etc.) ». Cela interroge les politiques de formation et d’insertion, alors même que les métiers d’ouvriers qualifiés sont en diminution dans l’ensemble de l’emploi. Et, bien sûr, il serait possible d’orienter différemment les choix des consommateurs en jouant sur les prix avec une fiscalité incitative.

Tout cela est possible, mais, on le voit, bien compliqué à mettre en œuvre. La simplicité apparaît, ici aussi, comme le résultat éventuel d’un processus long et compliqué.

La passion d’être ailleurs

Carlo Ossola nous parle de simplicité, parce qu’il observe un monde rempli de cris, de gestes pseudo-héroïques, de passions destructrices ou, au mieux, inutiles. Et certes, notre tendance à croire que tout irait mieux si nous étions un peu plus loin, ou si nous avions un peu plus, est un poison lent et résistant.

J’ai pensé, aussi, en parcourant ce livre, à « la sainteté des gens ordinaires » dont parlait Madeleine Delbrêl et à deux formules d’elle que l’on cite volontiers : « nous autres, gens de la rue, croyons de toutes nos forces que cette rue, que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu de notre sainteté » ; et sa contraposée : « mon Dieu si vous êtes partout, comment se fait-il que je sois si souvent ailleurs ? ».

Oui, c’est là la grande question.

La ville à 30 km/h

La ville de Poitiers, où je réside, vient d’instaurer, à partir du 1er septembre, la vitesse limite de 30 km/h sur l’ensemble de son territoire (à l’exception de voies à l’écart de toute habitation : pénétrantes ou rocades, où la vitesse peut quand même, cela dit, être limitée à 50 km /h). Cette démarche qui, en 2015 encore, aurait relevé de l’utopie, fait désormais partie de la routine. Grenoble (en 2016) et Angers (en 2017) ont ouvert la voie. Et, désormais, beaucoup de grandes villes ont adopté une telle mesure. Parmi les villes de plus de 200.000 habitants : Nantes (en 2019), Strasbourg (2019), Lille (2019), Bordeaux (2020), Rennes (2020), Montpellier (2021), Paris (2021), Lyon (2022), Toulouse (2022). En fait, cela irait plus vite, désormais, de faire la liste des communes de plus de 200.000 habitants qui n’ont pas pris une telle mesure : il n’y a plus que Marseille et Nice (qui a, d’ailleurs, engagé un processus dans ce sens) à ne pas l’avoir fait! Et, dans les grandes agglomérations, les villes de la proche banlieue ont emboîté le pas aux villes centres, sans problème.

Un autre rapport à la mobilité s’instaure peu à peu

La commune de Poitiers est plus petite (90.000 hab) et je la sillonne le plus souvent en vélo (électrique, à cause de son relief prononcé !). Cela dit, prenant l’autre jour ma voiture, le fait de devoir rouler à 30 km/h dans des voies assez larges où je roulais auparavant à 50 km/h m’a fait un drôle d’effet. Je me suis rendu compte que l’on entrait dans un rapport à la mobilité différent.

Déjà, en vélo, j’ai appris, au fil du temps, à utiliser cet outil non pas comme l’occasion de faire du sport (et, donc, de me dépenser), mais comme un moyen de me déplacer tranquillement et sans forcer. Si vous allez au Pays-Bas, vous verrez un spectacle étonnant : des hordes de cyclistes qui sillonnent les rues sans appuyer tant que cela sur les pédales.

Il ne s’agit donc pas (plus) d’aller le plus vite possible d’un point à un autre (ni en vélo, ni en voiture), mais de se déplacer de manière confortable et sans chercher à économiser la moindre minute. La ville de Poitiers a, pour l’occasion, produit un dépliant où elle explique que les temps de déplacement en ville sont, de toute manière, peu liés à la vitesse de pointe et beaucoup plus dépendants du nombre d’arrêts que l’on effectue. C’est vrai. Mais le mettre en pratique de manière aussi radicale produit un effet très concret lorsque l’on est au volant. On rentre dans un autre monde.

Il n’y a pas si longtemps, jusqu’à la fin du XXe siècle, c’est au nom de la vitesse que l’on a multiplié les voies rapides urbaines. Désormais, la vie en ville tourne le dos à la vitesse de déplacement et rentre dans une autre logique. Et, d’ailleurs, l’usage de la voiture diminue dans les agglomérations de plus de 100.000 habitants.

On reste loin des objectifs souhaitables de diminution des émission de CO2, mais on vit quand même une révolution tranquille qui n’a pas soulevé tant de vagues que cela. Depuis les toutes premières années du XXIe siècle, l’usage de la voiture cesse d’augmenter de manière exponentielle, année après année, comme il le faisait jusque là. Et, peu à peu, à partir du moment où l’on a des offres suffisantes à proximité, on envisage d’autres modes de vie qui sont plutôt appréciés. Les habitants des zones péri-urbaines et rurales restent fortement dépendants de la voiture (même s’ils ont leur propre manière d’en limiter l’usage, en regroupant leurs déplacements). Mais, partout, l’automobile est désormais plus vue comme une source d’encombrement que comme une promesse de liberté. Même dans le péri-urbain, où mon laboratoire de l’époque avait fait des enquêtes, aucune des personnes interrogées ne décrivait l’usage de la voiture comme une joie.

Ce qui a provoqué cette évolution sont, entre autres, des raisons économiques : les nouvelles voies urbaines coûtent de plus en plus cher ; les parkings en silo, ou les parkings souterrains coûtent cher, eux aussi. Donc, on investit de moins en moins dans ce genre d’équipement et, mécaniquement, cela rend l’usage de la voiture moins intéressant. Or ce qui est frappant c’est qu’une modification dans les investissements a rapidement fait prendre conscience qu’une autre manière d’organiser son quotidien était possible et qu’elle était même plutôt intéressante.

Les données que j’ai citées au début montrent, qu’en l’espace de 5-6 ans, on est passé (pour ce qui est de la vitesse limite autorisée) d’expériences pionnières à une sorte de nouvelle norme. Cette nouvelle norme rend, d’ailleurs, l’usage du vélo plus aisé, sans que l’on ajoute des pistes cyclables. Le différentiel de vitesse avec les voitures devient faible et les chocs beaucoup moins dangereux.

Quels sont les ressorts d’un changement massif de comportement ?

On peut s’interroger sur les ressorts d’un tel changement de pratiques au moment où, de toutes parts, on observe la rigidité des mêmes pratiques face aux enjeux climatiques. En fait, on l’a dit, au départ il y a une contrainte et même plusieurs : investissements trop chers, encombrements décourageants, pollution atmosphérique, etc. Face à de telles contraintes, les décisions politiques et les usages se sont adaptés, non sans cris ni sans larmes, mais, progressivement, la mutation s’est produite et continue à se produire.

Et maintenant que les épisodes de canicule se multiplient et que les ressources en eau s’épuisent, on commence à voir des comportements qui évoluent : au risque que la prise de conscience soit trop tardive. Mais il est très difficile de défendre un changement social au nom d’un risque qui n’est pas encore directement visible.

C’est là une tragédie collective, sans doute, car plus on tarde, plus les cris et les larmes seront profonds. C’est la tragédie à laquelle se sont heurtés les prophètes de l’Ancien Testament : n’être crus que lorsque les événements finissaient par mal tourner.

Et qu’arrive-t-il lors des prises de conscience tardives ? Les gens se ressaisissent oui. Mais parfois l’irréversible s’est produit. L’histoire du peuple juif dans l’Ancien Testament n’est pas celle d’un retour à la normale régulier et de happy ends répétées. L’exil, par exemple, relève, pour partie, de l’irréversible. Il y a certes un retour, mais partiel (pas tout le monde) et une vie politique qui restera, jusqu’à l’avènement du Christ, subordonnée à d’autres puissances.

Pour revenir aux enjeux d’aujourd’hui, le ralentissement de la vitesse est un exemple plutôt positif et, par certains côtés, il souligne le caractère tragique de la situation actuelle : beaucoup de personnes s’accrochent à des pratiques qui leur semblent non-négociables, alors qu’une autre manière de faire pourrait être plus appréciée, finalement.

Nous avons perdu de vue l’essentiel

Jean-Luc Porquet a publié, dans le Canard Enchaîné du 31 mai, un article bref, mais décisif, sur les impasses dans lesquelles notre société se débat actuellement. On n’attend pas forcément des réflexions de fond dans un tel journal, mais la prise de recul est, ici, tout à fait bienvenue. Le point de départ est un commentaire sur l’invitation à l’Elysée de quatre « sociologues » (aucun n’a une activité actuelle de recherche dans ce domaine) pour tenter de renouer le lien avec un corps social qui échappe de plus en plus à la prise du politique. L’article reproduit le conseil critique formulé, à cette occasion, à l’adresse d’Emmanuel Macron, par Jean Viard : « Le problème, c’est que vous n’avez pas de récit face à la transition climatique. Vous nous racontez le piston, le moteur, le turbo… Mais l’enjeu, c’est le but, pas le capot de la voiture ! ».

Là dessus Jean-Luc Porquet ajoute un commentaire : « mais pourquoi attendre du Président qu’il nous fournisse un « récit » ? En est-il seulement capable ? Son « récit » ne peut que s’inscrire dans sa vision du monde, laquelle est dominée par un seul mot : « compétitivité ». Face à la « rupture de civilisation » qui s’annonce, tout ce que propose Macron, c’est que la France devienne « leader des industries vertes ».

Être le meilleur a-t-il un sens ?

Cette remarque est fulgurante dans sa banalité : nous nous sommes tellement habitués aux environnements compétitifs que questionner le sens même de la compétition est devenu étrange. Les compétitions sportives, par exemple, sont devenues des activités économiques majeures, alors qu’elles ne produisent aucun bien, sinon la compétition elle-même.

Mais cela vaut-il la peine d’être le meilleur ? Sans doute c’est un ressort puissant et je suis toujours frappé de voir l’excitation que provoque n’importe quel jeu de société ou n’importe quelle situation compétitive dans un groupe donné, à partir du moment où il s’agit de gagner ou de perdre. Mais, mis à part un bénéfice narcissique, qu’est-ce que l’on gagne au bout du compte ?

D’un point de vue sociétal, on gagne une société fracturée, dans laquelle, par définition, il y a beaucoup plus de perdants que de gagnants. N’est-il pas plus satisfaisant de mener tous ensemble une vie bonne et qui en vaut la peine ?

Le manque d’une vue d’ensemble

Certes le pouvoir politique essaye de faire écho aux enjeux climatiques. Mais Jean-Luc Porquet, décidément en verve, note qu’une série de mesures ne dessine pas un projet de société. Il relève le commentaire ironique et un rien désabusé du duo Menthon-Domenach dans la tribune « Double Je », du magazine Challenge du 25 mai, à propos des mesures annoncées par Elisabeth Borne : « on dira que le CNTE, nourri par le SGPE, permet de créer une SNBC en coordination avec la PPE et la SNB » !

Pour les ignares, comme moi, je vous traduis la phrase : on dira que le Conseil National de la Transition Énergétique, nourri par le Secrétariat Général de la Planification Écologique, permet de créer une Stratégie Nationale Bas-Carbone, en coordination avec la Planification Pluriannuelle de l’Énergie et la Stratégie Nationale Biodiversité !

Cette série de dispositifs, plutôt opaques, produit, en bout de course, une série de mesures sectorielles isolées les unes des autres, que les secteurs concernés n’ont pas vraiment envie de mettre en œuvre, dans la mesure où ils ont l’impression d’être les seuls à devoir faire des efforts. Or il faudrait arriver à dessiner un tableau d’ensemble où on verrait ce que chacun va devoir faire différemment et ce que tout le monde a à y gagner, alors que, pour l’instant, tout un chacun a l’impression de perdre quelque chose.

Faute d’une vue d’ensemble, la peur de perdre occupe tout l’horizon et provoque (comme le relève, une fois encore Jean-Luc Porquet) une forme de sidération qui coupe court à tout discours possible. On parle d’insécurité, de risque de descente sociale, d’écoanxiété, qu’avons-nous à gagner là-dedans ?

Et je retrouve la remarque pertinente faite par la CFDT à propos de la réforme des retraites : « fondamentalement, une bonne mesure, c’est un paquet de mesures qui répartit les efforts entre les employeurs et les employeuses, les travailleurs et les travailleuses et les retraité·es, sans oublier l’État ». Il faut, en effet, lier les mesures les unes aux autres, afin de convaincre tout un chacun que tout le monde est à l’œuvre.

Et puis il reste à proposer un horizon qui fait sens.

Une vie bonne est plus importante qu’une vie meilleure

Et, là encore, la compétition ou la recherche de la croissance pour la croissance ne sont pas de bons ressorts. Chacun rêve d’être plus riche ou d’avoir une vie « meilleure », mais qui se préoccupe de l’essentiel, à savoir, avoir une vie bonne ?

On a beaucoup rêvé, depuis deux siècles, que le sens de la vie se définissait par son avenir : un avenir radieux si possible. Et si on retournait vers le présent qui, sans doute, nous renvoie des questions gênantes, mais fondamentales : qu’est-ce que je fais aujourd’hui de ma vie ? quelles relations ai-je avec les autres ? est-ce que, plutôt que d’avoir plus, je pourrais envisager d’avoir une vie autre ?

Ce n’est pas seulement la présidence de la république qui est sidérée, aujourd’hui, face à ces questions. Le candidat à la dernière élection présidentielle qui s’approchait le plus de ces questions (Yannick Jadot) n’a pas plu. Beaucoup d’électeurs lui ont préféré un discours accusatoire et protestataire. Le corps électoral, à gauche, reste encore marqué par la conviction que l’essentiel est la répartition. Certes, mais la répartition de quoi ?

On devine la manière dont mes convictions chrétiennes me conduisent à répondre à ces questions. Mais je pense que d’autres peuvent se les poser et y trouver, aujourd’hui, des réponses. Après tout, vivre autrement, mais vivre bien ensemble, c’est quelque chose de concret et de compréhensible par tout un chacun, à partir du moment où l’on prend conscience qu’aujourd’hui nous vivons mal.

Quand la science dérange

Je ne cite pas souvent Nietzsche, dans ce blog. Il existe, pourtant, un très court texte (le § 251 du tome II de Humain, trop humain) intitulé : « L’avenir de la science » qui, en quelques lignes, me semble dire l’essentiel. Cela commence ainsi : « La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu ». C’est déjà un constat lucide : il est beaucoup plus passionnant de chercher, que d’accepter ce que les autres ont trouvé. J’ai dirigé plusieurs thésards, au cours de ma carrière, auxquels j’aurai pu (dû) adresser ces mots : citer les travaux antérieurs aux leurs les motivait, en effet, beaucoup moins que de retranscrire les idées profondes qui leur passaient par la tête ! Et c’est encore plus vrai pour quelqu’un dont le travail est en dehors du champ de la science. Les avancées scientifiques ne le passionnent, en général, pas beaucoup.

Et puis, ajoute Nietzsche (et c’est encore plus marqué à notre époque qu’à la sienne), nous avons emmagasiné à peu près toutes les découvertes scientifiques majeures qui, de la sorte, ne nous surprennent plus. Le plaisir qu’elles pourraient procurer s’en trouve, par conséquent, pratiquement réduit à néant. Et il envisage, de la sorte, un avenir qui ressemble beaucoup à notre présent : « l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur ancien territoire ».

Ici, Nietzsche parle de la science plus que de la technique. Il ne parle pas du plaisir qu’un nouvel appareil peut procurer (en mettant en œuvre des découvertes scientifiques parfois anciennes). La distinction mérite d’être relevée, car nous vivons, actuellement, une époque où l’innovation technique continue à être chauffée à blanc, tandis que la science, loin de nous procurer du plaisir, produit des énoncés parfois désagréables. L’intérêt pris à la vérité devient, dès lors, bien mince et, en effet, l’erreur, la fantaisie et les affirmations gratuites, intéressent beaucoup plus de personnes.

La science tâtonne, mais recoupe ses affirmations et, de la sorte, elle se trompe beaucoup moins que les discours ordinaires

Il ne faut pas confondre, purement et simplement, science et vérité : il arrive que la collectivité des scientifiques révise des affirmations antérieures. Il arrive, également, que l’un ou l’autre scientifique surinterprète des énoncés admis, pour leur en faire dire plus qu’ils ne disent. Un bon chercheur, d’ailleurs, doute plus que la moyenne : il s’interroge, en permanence, sur ce qui a pu passer inaperçu jusqu’à aujourd’hui.

La critique interne à la démarche scientifique et sa dimension collective font, cela dit, que la science se trompe moins que quiconque qui livre ses impressions et dit ce qui lui passe par la tête. Cela dit, il arrive que la science, comme le disait Nietzsche, délivre des affirmations qui procurent peu de plaisir, voire qui procurent du déplaisir si on les prend au sérieux.

La longue lutte pour faire reconnaître la toxicité de nombreux produits

Le ministre de l’agriculture a, ainsi, soulevé un tollé, récemment, en annonçant tranquillement, alors qu’il assistait au congrès de la FNSEA, qu’il allait demander à l’ANSES de « réévaluer » l’interdiction d’un herbicide : le S-métolachlore. Et cela, au motif que la France aurait quelques mois d’avance sur la décision européenne. Mais ces quelques mois de décalage ne font pas du S-métolachlore un produit moins dangereux, et ce, d’autant plus qu’il pollue les nappes phréatiques.

Il y a heureusement un député européen du groupe Renaissance qui a sauvé l’honneur de son parti en déclarant : « Après la décision de l’Agence européenne des produits chimiques et de l’EFSA, le sort du S-métolachlore devrait être scellé par la Commission européenne dans quelques semaines. La science est maintenant très claire concernant cet herbicide. La priorité est de travailler aux alternatives pour les agriculteurs, pas de mener des combats du passé » (Pascal Canfin, cité par le journal Le Monde).

Le ministre de l’agriculture a, en fait, exposé au grand jour ce qui, en temps normal, se passe en coulisse : les pressions, fausses études et manœuvres diverses, qui viennent se mettre en travers des travaux lents et sérieux qui cherchent à évaluer la toxicité de certains produits. En l’occurrence, l’ANSES n’a pas agi à la légère. Elle a commencé par tenter de modifier les règles d’usage de l’herbicide pour voir s’il pouvait contaminer moins les nappes. Et c’est devant l’échec de cette ultime tentative que, dix-huit mois plus tard, elle a prononcé l’interdiction du produit.

A vrai dire, le geste du ministre est tellement maladroit que l’on peut se demander s’il n’a pas évoqué volontairement cette manœuvre en public, afin de témoigner de sa bonne volonté à la FNSEA, tout en rendant impossible une telle révision.

Cela dit, pratiquement aucune interdiction d’un produit phytosanitaire ne se passe sans cris, sans tentatives de repousser son interdiction et sans contestation de la validité des expérimentations qui ont mené à son interdiction. Ce sont des affirmations scientifiques qui ne procurent aucun plaisir.

Quand la science dit ce qu’elle ne sait pas

Il arrive, également, que la science en dise moins qu’on le voudrait et qu’elle suscite l’inconfort parce qu’elle révèle tout ce que nous ne savons pas.

Ayant un peu plus de disponibilité d’esprit, ces derniers jours, j’ai voulu jeter un coup d’œil au rapport (de septembre 2022) du Conseil d’Orientation des Retraites. Il s’agit d’un document passablement technique et même la synthèse proposée est d’un abord difficile. En revanche, le COR a mis une ligne une vidéo où, pendant une heure, le président du COR (Pierre-Louis Bras) présente les principaux points du rapport en question. La présentation reste technique, mais est lumineuse : elle montre que la macro-économie et la démographie peuvent être autre chose que de l’idéologie. Pierre-Louis Bras détaille ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas et, à plusieurs reprises, il dit que les énoncés scientifiques qu’il manipule ne tranchent pas la question, mais qu’ils ouvrent le débat.

Le premier constat est que, à cause du nombre croissant d’annuités nécessaires pour toucher une retraite sans décote, l’âge moyen de départ à la retraite est en train de croître. Compte-tenu du comportement observé des générations concernées par les durées les plus longues, il va converger, dans les dix ans qui viennent, vers 64 ans. Naturellement, si on fixe à 64 ans l’âge minimum, cette moyenne va s’élever. Mais on voit, immédiatement, que cette mesure va toucher en tout premier lieu ceux qui ont commencé à travailler jeunes. Pour les autres, rien ne changera.

Cela c’est assez clair. En revanche, la question de l’équilibre du système des retraites, dans l’avenir, est fortement dépendante de l’avenir en question. Suivant la manière dont les gains de productivité et le taux de chômage évoluent, on peut avoir des scénarios variables. Cela ouvre la grande question de l’avenir de l’économie et on peut se demander, d’ailleurs, si ce n’est pas là un ressort majeur du blocage qui s’est produit : comment l’état peut-il justifier une mesure de long terme, alors qu’aucun avenir précis ne se dessine et que les menaces sont plus nombreuses que les promesses ? En tout cas, les auteurs du rapport n’ont pas dissimulé leur ignorance. Ils se sont contentés de faire des scénarios divers, en se limitant aux cas où les économies européennes ne rencontreraient pas de crises plus importantes que celles que nous avons connues ces dernières années.

Il en ressort que, même avec des hypothèses de gains de productivité modestes, le système n’est pas en train de diverger et qu’il pourrait même redevenir excédentaire. Cela supposerait, le rapport le dit, que les retraites soient revalorisées simplement en suivant le coût de la vie et que les salaires, en revanche, épousent les gains de productivité (donc soient revalorisés davantage).

Mais, comme le souligne Pierre-Louis Bras, cela ne tranche pas la question pour autant : on peut considérer que, d’ores et déjà, les retraites coûtent trop cher et on peut vouloir diminuer ce coût. « En revanche, les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite » (p. 3 de la synthèse).

Les hypothèses sur le taux de chômage créent une petite complication. Au total, l’hypothèse la plus probable est quand même qu’il y aura, dans les années à venir, un (petit) besoin de financement. Mais, une fois encore, cela ne clôt pas complètement le débat. L’État, en effet, aujourd’hui, contribue (indirectement) aux caisses de retraite du privé. Du fait, par exemple, de la transformation de la Poste et de France Télécom en entreprises où les salariés ont des contrats de droit privé, l’État paye les retraites des anciens fonctionnaires de ces structures, sans l’apport des cotisations des salariés qui les ont remplacés. Peu à peu cet état de fait va se résorber, de sorte que l’effort de l’État va diminuer. La question est de savoir ce que l’État va faire avec cette marge de manœuvre. Il peut (ou non) consacrer ces ressources à l’équilibre global du système.

Donc, l’expertise scientifique ouvre ici le débat, elle ne le tranche pas. Et pourquoi a-t-il été impossible de mettre ces questions ouvertement sur la table, au lieu de se murer, de part et d’autre, dans des postures rigides ?

Quand les jeux d’intérêt obscurcissent le débat

Au fil des épisodes qui ont émaillé la confrontation sur la question des retraites, aucun parti politique n’a été sincère. Du côté de la NUPES les cris, les invectives et les obstructions diverses, ont tenu lieu d’argumentaire. Du côté des Républicains, qui n’avaient aucune raison de ne pas voter cette réforme, les calculs sur l’avenir politique de X ou de Y, ont engendré le blocage. Et du côté du gouvernement, la succession d’arguments vite démentis et remplacés par d’autres, a montré que les vraies raisons étaient sans doute ailleurs.

Or il aurait été possible de mettre sur la table ouvertement les enjeux. Et, le pire, c’est que j’ai trouvé les bases d’une telle option dans un document de la CFDT de janvier 2023. Ce document procède d’une lecture attentive du rapport du COR. Vous pouvez vous y reporter. C’est un document qui a été peu commenté dans la presse, alors qu’il s’agit, je pense, du document qui présente le plus clairement les enjeux. Je ne vais pas reprendre les points techniques qu’il aborde (qui font largement écho à ce que j’ai écrit ci-dessus). Je vais citer un seul paragraphe qui explicite ce que demandait ce syndicat et ce qui aurait rendu possible une autre discussion : « fondamentalement, une bonne mesure, c’est un paquet de mesures qui répartit les efforts entre les employeurs et les employeuses, les travailleurs et les travailleuses et les retraité·es, sans oublier l’État » (p.6 du document). Or les mesures proposées par l’Etat font porter l’essentiel de l’effort sur les salariés et sur les salariés qui ont commencé à travailler le plus tôt. Est-ce qu’un tel argument ne peut pas s’entendre ? Est-ce que, sur la base de ce que l’on sait et de ce que l’on ne sait pas, une négociation ne pouvait pas s’engager ?

En tout cas, là n’ont pas été les termes d’une discussion qui a vite tourné court, au nom d’une orthodoxie économique qui, comparée aux énoncés précis et documentés du COR, ressemblait beaucoup à de l’idéologie.

La science ne dit pas forcément le vrai. Mais ceux qui contestent ses acquis ont souvent des raisons éthiquement douteuses de le faire.

L’usage de l’eau : des tensions qui en préfigurent d’autres

L’usage de l’eau fait l’actualité, ces jours-ci : entre les annonces du plan eau par Emmanuel Macron et les conflits autour des mégabassines du Poitou, beaucoup de gens se sentent concernés. J’ai pu mesurer, d’ailleurs, vu que je participe à une instance citoyenne, au niveau de l’intercommunalité à laquelle j’appartiens, que la question, à présent, déborde le cadre de la seule agriculture. Le citoyen de base s’interroge, désormais, sur son accès à l’eau potable (même s’il achète de l’eau en bouteilles). La perspective d’ouvrir le robinet, chez soi, et de ne rencontrer que le vide, génère une vive inquiétude.

Or les usages agricoles de l’eau sont parmi les plus importants ce qui, indirectement, accentue la pression mise sur le monde agricole. Encore faut-il se repérer dans le maquis des chiffres qui circulent et qui peuvent sembler dire tout et son contraire.

D’abord il faut distinguer entre prélèvement (provisoire) des ressources en eau et consommation (nette) de l’eau. Une centrale nucléaire, par exemple, utilise de l’eau pour son refroidissement, mais elle la remet pratiquement immédiatement dans le circuit : elle réchauffe l’eau (ce qui n’est pas dénué d’impact), mais sa consommation nette est très faible. Si le niveau d’eau baisse cela mettra la centrale en difficulté, mais elle ne contribuera pas à une pénurie d’eau.

Il en va autrement dans l’agriculture : une partie de l’eau qui est déversée (naturellement, ou via l’arrosage) sur les cultures, retourne immédiatement dans le sol, mais l’essentiel est capté par la plante elle-même, une partie s’évapore (y compris ce que la plante a capté, car la plante transpire) et devient, de la sorte, inutilisable à court terme. C’est dans le domaine de l’agriculture que la part d’eau consommée définitivement, dans l’eau prélevée est la plus importante.

On scrute, dès lors, de très près, les quantités d’eau consommées par type de culture ou d’élevage et c’est ainsi que la culture du maïs est pointée du doigt. Mais, là aussi, il faut se méfier des raccourcis.

Le maïs et sa dépendance à l’irrigation

Les producteurs de maïs ne manquent pas de rappeler que le maïs ne consomme pas plus d’eau que les autres céréales (voire un peu moins suivant les types de maïs considérés). Mais le maïs a un défaut majeur : la maturation de la plante est tardive (comparée au blé, par exemple) ce qui oblige à l’arroser pendant les mois d’été, quand il pleut peu et que la ressource en eau devient rare. Le blé s’arrose moins, voire pas du tout s’il pleut suffisamment au printemps, et il nécessite de l’eau à une période moins critique.

On a donc, au départ, spécialisé la culture du maïs, soit sur la façade atlantique où la pluviométrie était abondante, soit dans des bassins fluviaux où le prélèvement ne posait pas de problème.

La carte ci-dessous montre les régions de culture du maïs en France.

Le problème est que la pluviométrie diminue régulièrement, sur la façade atlantique, depuis plusieurs années. Donc l’eau qui semblait être une ressource inépuisable est devenue, progressivement, une ressource contingentée. Et la carte ci-dessous, qui recense la fréquence des restrictions d’usage de l’eau, montre que la situation, paradoxalement, est plus critique dans l’ouest que dans l’est ou dans le sud de la France.

Et cela vient du fait que l’on a trop tiré sur la ficelle : on voit dans le graphique ci-dessous que la consommation agricole d’eau est plus importante dans le bassin de l’Adour-Garonne que dans le bassin Rhône-Méditerranée, et qu’elle atteint en Loire–Bretagne, quasiment le niveau de Rhône-Méditerranéee.

(Source : SDES, Ministère de la Transition Écologique)

Il y a donc, spécialement dans l’ouest de la France, un conflit d’usage en été, entre l’accès à l’eau pour tout un chacun et l’arrosage du maïs. Et voilà comment est née l’idée de construire de grands stockages d’eau qui permettraient de ne pas peser, en été, sur les réserves d’eau, pour pouvoir arroser (surtout) le maïs.

Mais le hic est que, la pluviométrie moyenne déclinante et les épisodes de plus en plus fréquents de grosse chaleur, font baisser le niveau moyen des nappes, de sorte que l’idée de pomper dans les nappes en hiver est devenue tout sauf indolore.

Sortir de la culture du maïs n’est pas facile

L’idée presque évidente, face à de telles difficultés, est d’arrêter de cultiver du maïs dans ces régions. Quand le ministre de l’agriculture défend les mégabassines en disant que ses utilisateurs devront s’engager à mettre en œuvre plus d’agroécologie, il fait de l’humour involontaire, car le point 1 de l’agroécologie est de prendre en compte le contexte climatique pour adapter les cultures à ce contexte.

Au reste, tous les agriculteurs qui ont pris le virage d’une agriculture plus respectueuse des phénomènes naturels s’opposent à ces projets de retenue.

Mais pour les autres (qui représentent la majorité des agriculteurs) qu’en est-il ? Il n’est pas si simple de changer l’affectation des sols, car les exploitants sont pris dans un engrenage où tout se tient.

Le maïs sert avant tout à l’alimentation animale. Une première voie d’évolution serait de consommer moins de viande, mais là on voit que l’enjeu dépasse complètement l’agriculture. C’est nos modes d’alimentation qu’il faut remettre en question.

Pour ce qui est de la nourriture animale, le maïs est une solution très productive et sa culture est bien maîtrisée. En clair c’est une culture assez prévisible et de bon rapport. Les cultures alternatives sont plus aléatoires parce qu’elles n’ont pas été mises en œuvre sur une aussi longue durée. Et les éleveurs de bovins (dont certains cultivent eux-mêmes le maïs) poussés à la fuite en avant dans des exploitations de taille de plus en plus grande, font face à des équations économiques tendues, de sorte qu’ils ne sont pas prêts à prendre des risques sur le fourrage.

Donc on voit qu’un déséquilibre sur l’approvisionnement en eau met en péril toute une chaîne de production. Et on ne peut pas changer un des maillons de la chaîne sans, par ricochet, provoquer des mutations profondes sur le reste de la chaîne.

Il faudra en venir, tôt ou tard, à des révisions déchirantes

Pourtant il faudra en venir à des options que, pour l’instant, la majorité des acteurs refusent. La timidité des politiques publiques aujourd’hui affichées fait que ce basculement se fera probablement dans les larmes et la violence. L’état en est, d’ores et déjà, à expédier 20 escadrons de gendarmes mobiles, neuf hélicoptères, quatre véhicules blindés, quatre canons à eau pour défendre le chantier d’une des retenues. Le niveau de conflictualité atteint montre l’importance des intérêts contradictoires en jeu. Et plus la situation sera critique, plus la tension montera.

Le drame est que l’intérêt à long terme des agriculteurs s’oppose à l’intérêt à court terme de la plupart d’entre eux. Et aucun gouvernement n’ose pour l’instant dessiner les contours d’un avenir commun (bien au-delà de la seule agriculture) qui permettrait d’aborder ces questions critiques avec un minimum de sérénité.

Il nous faudra donc, contraints et forcés, en venir à des pratiques que nous aurions pu endosser, collectivement, avec fierté et optimisme. C’est sans doute là la tragédie qui a déchiré autrefois les prophètes puis ceux qui ont écrit les textes apocalyptiques du Nouveau Testament. Pourquoi les hommes tournent-ils aussi régulièrement le dos à ce qui pourrait leur permettre de vivre de manière digne et paisible ?