Faire participer, c’est d’abord admettre des paroles aux formes multiples

J’ai participé, ces dernières années, au conseil de développement de l’intercommunalité où je réside. Il s’agit d’une instance participative, constituée (dans mon cas) sur la base du volontariat, qui étudie des questions et formule des avis ou des préconisations sur divers projets portés par l’intercommunalité. Il semblerait que ce type de structure énerve certains sénateurs, qui ont tenté de supprimer leur caractère obligatoire. C’est assez paradoxal, à l’heure où tout le monde se rend compte du fossé grandissant entre les acteurs politiques et les citoyens.

Ce fossé, pour ce qui me concerne, ne cesse de me questionner. Je ne le ramène pas au « mauvais exemple » que donnerait la classe politique. Il a, j’en suis convaincu, des racines bien plus profondes.

L’approche gestionnaire et technique des questions est excluante

Il faut faire feu de tout bois si on veut renouer les liens. Toutes les tentatives de participation sont bonnes à prendre. Mais elles ne touchent, de loin pas, tous les milieux sociaux. Si je fais le compte des membres du conseil de développement (auquel je participe) qui ont « tenu » pendant toute la durée du mandat, je pense que le niveau de diplôme moyen ne sera pas éloigné du master ! À l’occasion de certains chantiers, nous avons tenté d’associer des personnes moins diplômées. Avec des modes d’animation appropriés, il a été possible de leur donner la parole, mais pas vraiment sur le long terme. Elles se sont vite découragées, ne se sentant pas à leur place, ou « au niveau », et ne parvenant pas à faire réellement entendre ce qu’elles pensaient avec leurs mots.

Il s’agit là d’un écueil que beaucoup de spécialistes de la participation ont pointé du doigt. On m’a signalé, récemment, un article relativement ancien (2005), mais tout à fait suggestif, qui analyse la manière dont le parti socialiste s’est coupé de l’électorat populaire dès la fin du XXe siècle[1]. Les auteurs pointent deux évolutions majeures. Tout d’abord la gestion municipale ou locale, prise en charge par beaucoup d’élus, dont la technicité a rendu plus neutres, moins riches de sens, aux yeux des militants, les projets mis en œuvre. Et qui dit plus technique, dit aussi plus éloigné des perceptions spontanées de tout un chacun. Le deuxième point dur est la focalisation (implicite) sur un type de parole admissible, qui s’éloignait du témoignage direct pour viser d’emblée une formulation en termes de projet. Je cite, ici, deux extraits de l’article : « Nos observations à Lille montrent que les militants d’origine populaire tendent à déserter les assemblées générales qu’ils jugent trop complexes ». Et : « ces règles nouvelles de démocratie interne qui se développent au nom de l’ouverture sur la société civile ont des effets intimidants et excluants sur les adhérents d’origine populaire ou faiblement diplômés ». « Intimidants » et « excluants » sont deux mots forts, mais justes.

La parole populaire n’est pas une parole mal formée, c’est une parole différente

Au-delà du cas du parti socialiste, on se rend compte que cette parole, exclue des instances officielles, a refait surface ailleurs, et notamment sur les réseaux sociaux. Certains acteurs ont investi ces réseaux pour y développer une propagande très structurée. Mais, pour le reste, la plupart des échanges vont de témoignage en témoignage et ils sont, tels quels, quasiment inaudibles par les professionnels de la politique.

Il est facile de dévaloriser de tels échanges, brouillons, désordonnés et peu rationalisés. Mais un tel jugement relève largement d’un préjugé de classe.

Je suis sensible à la valeur de la parole-témoignage, car, entre autres choses, j’ai vécu l’essentiel de ma vie confessionnelle dans des églises évangéliques, et en dialogue avec le protestantisme luthéro-réformé. Un des points de discussion que nous avons souvent eus, dans ces dialogues, est la place conférée au témoignage du membre d’église de base : marque de lacunes théologiques, pour les uns, et d’authenticité, pour les autres.

Pensons-y : faire participer ce n’est pas seulement donner la parole, c’est d’abord admettre une diversité de formes de paroles.


[1] Je remercie Chloé Gaboriaux, professeure à l’Université de Poitiers, de m’avoir, à l’occasion d’une conférence, rendu attentif à cet article : Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, « Le peuple vu par les socialistes », Contribution publiée dans : Frédérique Matonti, dir., La démobilisation électorale, Paris, La Dispute, 2005, p. 69-96.

Énergies renouvelables : les surprises d’une enquête d’opinion

Tandis que certains partis politiques prospèrent en dénonçant la production d’énergie renouvelable, et se présentent comme les défenseurs des « petites gens » subissant des investissements à leur porte, ils seraient bien avisés de lire le résultat d’une grosse enquête commandée par ENGIE et récemment publiée par l’IFOP.

De fait ENGIE (dont on rappelle, au passage, qu’il a incorporé, au départ, Gaz de France) ne voulait pas une simple enquête d’opinion, mais voulait connaître avec une certaine finesse les attentes des Français et, pour ce faire, il a financé un important échantillon de 12.000 personnes, afin, notamment, de pouvoir se faire une idée du point de vue des riverains des différentes installations (éoliennes, photovoltaïque, biogaz). Le propos d’ENGIE n’était pas tant de faire le buzz, que d’adapter sa stratégie commerciale.

Et les résultats sont plutôt étonnants.

La proximité d’une installation existante : un contexte favorable pour demander plus d’énergies renouvelables

Dans l’ensemble les Français sont nettement favorables au développement des énergies renouvelables et ils le sont d’autant plus qu’ils habitent à proximité d’une installation existante, comme le montre le graphique ci-dessous.

Et plus ils sont près de l’installation, meilleure est leur image. C’est vrai, il faut le souligner, y compris pour la production de biogaz.

Une attitude globale plutôt raisonnable

Les réponses, dans leur ensemble, sont, d’ailleurs, assez sensées. Oui, une majorité de Français et, même, une majorité de Français votant pour l’extrême droite, ont une bonne ou très bonne image des énergies renouvelables. Ce qui distingue les électeurs d’extrême droite est qu’ils préfèrent (de peu) le nucléaire (68 % de points de vue favorables) aux énergies renouvelables (61 %).

Et, logiquement, une majorité de Français souhaitent le développement de la production d’énergies renouvelables et considèrent (pour 62 % d’entre eux) que l’on ne va pas assez vite, en France, dans cette direction.

Cela ne veut pas dire qu’ils rejettent le nucléaire : ils le considèrent comme devant faire partie du mix énergétique global.

Et cela ne veut pas dire, non plus, qu’ils ne sont pas attentifs à quelques points de vigilance, notamment le coût de production des EnR. Le bruit des éoliennes et l’odeur des centres de méthanisation sont également mentionnés et c’est là que le point de vue des riverains est intéressant : ils ne semblent pas gênés outre mesure.

De comment on construit un discours politique

Pour ce qui est de sa stratégie d’investissement et de son discours commercial, Engie a du grain à moudre.

Pour moi, tout ceci illustre la manière dont on pourrait construire un discours politique qui soit autre chose que des invectives. Il est devenu de bon ton (et pas seulement à l’extrême droite) de ronchonner contre les politiques environnementales. Il est, certainement, plus rentable, politiquement, de capitaliser sur la mauvaise humeur, la méfiance et la peur de l’inconnu. Mais une large majorité des Français semble bien plus lucide et pourquoi ne parvient-on pas à articuler un discours construit et négocié sur cette base ?

Finalement, c’est là un mystère : il y a un espace pour obtenir un consensus plutôt large sur ces questions énergétiques et pour afficher des objectifs partagés. Préférerions-nous nous détruire les uns les autres, plutôt que de nous serrer les coudes et de construire ensemble des programmes mobilisateurs ? L’époque est troublée, mais elle semblerait, sur ce point, être plus troublée par un emballement du discours politique en lui-même que par des obstacles objectifs.

« Qui sème le vent récolte la tempête » : je pensais qu’il s’agissait d’un aphorisme du livre des Proverbes. En fait, cela se trouve au milieu d’une prophétie d’Osée (8.7) qui parle des errements du Royaume du Nord. Oui, il y a un moment où l’arme du dénigrement et de la haine finit par s’autoamplifier et tout renverser sur son passage.

Engrenages

Comme chaque année, je suis parti marcher, une douzaine de jours, en lisant de manière tranquille et cursive un livre de la Bible : en l’occurrence la fin du livre d’Esaïe, que j’avais laissé inachevé lors d’une marche précédente. Or, il arrive que cette lecture méditative rejoigne, de manière inattendue, les thèmes que charrie l’actualité. Au détour du chapitre 57, je suis, ainsi, tombé sur cette description assez surprenante : « les méchants sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer et dont les eaux agitent la boue et la vase » (Es 57.20).

C’est cet impossible qui m’a soudain frappé. Lorsque l’on a cédé à la logique de la violence, de l’oppression et du mépris de l’autre, il arrive un moment où il est tout simplement impossible de faire marche arrière. Une telle attitude peut, au départ, relever d’un calcul tactique, où l’on espère obtenir tel résultat, tel avantage. Mais, au bout d’un moment, un engrenage irréversible se met en place, un choix en entraîne un autre et, même si les victoires s’accumulent, les portes se ferment les unes après les autres. Il devient, progressivement, impossible de faire marche arrière. Seules la chute et la défaite peuvent interrompre la course folle de celui qui a perdu les manettes de sa propre violence.

Pour l’instant les stratégies autoritaires et brutales tiennent la corde

On a tendance à oublier, aujourd’hui, la fin brutale des autocrates, car l’actualité ne nous en a pas donné d’exemple tout récent. Dans la conjoncture actuelle ceux qui abusent du rapport de force sont gagnants. Cela dit, on peut remarquer, d’ores et déjà, que rien ne parvient à les calmer et qu’ils sont, bel et bien, prisonniers des stratégies autoritaires qu’ils ont inaugurées. Ils n’ont pas vraiment de plan B, sinon de continuer à s’enfoncer dans la guerre avec les mensonges, les erreurs de perspectives, les aveuglements, qu’un tel choix provoque. Ils agitent, assurément, la boue et la vase et semblent hermétiques au moindre échange raisonné. « Il n’y a pas de paix pour le méchant », continue le texte d’Esaïe. C’est une menace, sans doute. C’est un constat, assurément : celui qui a tourné le dos à la paix n’a aucun moyen de la retrouver. L’oppression engendre sa propre poursuite.

Un éclairage sur ce que peut être l’attitude des chrétiens au milieu d’une brutalité omniprésente

Face au déchaînement actuel de la brutalité tous azimuts, il y a, bien sûr, plusieurs niveaux d’intervention possible. Les états se tiennent sur la corde raide, entre la pression et la diplomatie. Mais, à vrai dire, même en interne, les états ont du mal à gérer les simples conflits sociaux. De nombreux observateurs étrangers soulignent, par exemple, que la France a augmenté, ces dernières années, son penchant répressif face à des manifestations diverses. Pour l’heure, les Églises françaises multiplient les prises de position pour appeler à une attitude plus apaisée et pour dénoncer les exactions et les guerres prétendues justes. À vrai dire, il est clair que, pour certains, ces prises de position ne sont même plus du tout audibles.

À côté, il reste une autre voie, certainement pas plus efficace que celles que nous venons d’évoquer, mais autre : celle de développer, justement, une pratique de paix, de respect et d’écoute qui permet de continuer à voir clair, de ne pas se laisser entraîner par les sirènes de la violence, de ne pas perdre pied comme une mer agitée incapable de se calmer. Celui qui recherche la paix est volontiers considéré comme naïf. En fait, il reste souvent plus lucide que celui qui a sombré dans l’ivresse de l’affrontement brut.

En fait, la rhétorique du livre d’Esaïe, dans ses différentes sections, est assez constante. Elle nous décrit, d’un côté, un monde fracturé, traversé par l’injustice. C’est ainsi que le chapitre 67 commence : « le juste périt, et nul n’y prête attention » (Es 67.1). Au milieu de cette situation confuse, et par contraste, Dieu provoque la chute des tyrans, annonce le salut à ceux qui lui font confiance. Mais l’histoire continue, avec son fracas et ses tensions. Et, d’époque en époque, Dieu doit à nouveau intervenir.

Ce n’est sans doute pas un discours résolument optimiste, mais c’est une boussole, une grille de lecture que je trouve éclairante. En tout cas, ces contrastes m’ont accompagné pendant ma récente marche et j’y ai puisé une force et une sérénité paradoxale, alors que tant de mers continuent à s’agiter de manière inexorable.

Ce que nous apprennent nos limites et ce qu’il nous en coûte de les ignorer

Dominique de Villepin vient de publier, sur la plateforme Le Grand Continent, un texte substantiel (qui fait une soixantaine de pages en format PDF) intitulé Le pouvoir de dire non. Il n’en est sans doute pas le seul auteur. On sent, ici ou là, l’usage de fiches de lectures ou de notes de synthèse, mais peu importe. J’ai été assez étonné du contenu, aussi stimulant que lucide, de cet essai, assez loin des positions tenues par l’essentiel de sa famille politique, aujourd’hui.

On peut résumer sa position en citant deux phrases conclusives : « Tout commence par une reconnaissance : celle de nos limites. Puisque, comme j’ai voulu le montrer, la rareté planétaire est la source souterraine de toutes les dérives politiques actuelles ».
Je suis très largement d’accord avec cette analyse.

Quand le déni des limites rend fou

Il commence son propos en parlant de la politique délirante mise en œuvre par Donald Trump. Et il souligne, avec raison, que Trump est l’arbre qui cache une forêt bien plus vaste. Sa réélection doit nous interroger : elle est le signe de l’ancrage politique profond de ce mouvement, dont on trouve d’autres avatars, ailleurs dans le monde, et jusque chez nous.

En fait, l’humanité tout entière, et même (ce qui est nouveau) la partie la plus nantie d’elle-même, bute, aujourd’hui, sur les limites de la Terre. Et cela génère des réactions extrêmes : « le déni frontal, la négation volontaire de toute limite. C’est l’illimitisme assumé, incarné par Donald Trump, figure d’un absolutisme sans habillage doctrinal, empire d’instincts et de postures, empire de commandement, au sens premier de l’imperium. L’action prime, le verbe tranche, le chef domine. Il ne gouverne pas, il incarne. Il n’organise pas, il impose. À l’intérieur comme à l’extérieur, tout doit se soumettre au théâtre de la puissance, à sa visibilité, à sa démonstration ».

Cet illimitisme rencontre un ressort profond chez tout un chacun : l’ivresse de la puissance totale. Il a été soutenu, historiquement, par les succès de l’innovation technique qui ont conduit, sans cesse, à repousser la frontière du possible. Ce qui était impossible aujourd’hui deviendrait possible demain.

Il y a des fondamentaux auxquels l’innovation technique ne permet pas d’échapper.

Mais les succès évidents de l’innovation technique ont fait oublier qu’elle ne contournait que très partiellement certains fondamentaux. Au nombre de ces fondamentaux, il y a la consommation élevée d’énergie, impliquée dans pratiquement toutes les innovations techniques. On rêve, bien sûr, de produire plus en consommant moins d’énergie. On y réussit en partie, mais en partie seulement. En fait, aucune innovation technique n’a, depuis deux siècles, permis un retournement de tendance significatif. Le monde, dans son ensemble, continue à consommer de plus en plus d’énergie. On peut faire la même remarque sur la consommation des minerais et des ressources naturelles : aucune technique de recyclage n’est parvenue à freiner significativement la chasse aux minerais un peu partout dans le monde.

En résumé, dans certains domaines, l’horizon du possible se déplace, mais dans d’autres, non. Et c’est là que l’imaginaire de la toute-puissance, qui nous habite tous, se heurte à une réalité profondément blessante pour nous egos : il y a, bel et bien, de l’impossible.

Et cela produit, comme l’écrit Dominique de Villepin « le trumpisme qui est davantage qu’un homme : c’est une structure affective, une économie morale fondée sur la domination. La nature, la femme, l’étranger, tout doit y rester à sa place ».

Il y a pourtant de belles choses à vivre ensemble, au sein de nos limites collectives

Or cette angoisse, qui étreint particulièrement ceux qui ont eu l’habitude de se servir en premier, dans les biens à disposition sur la planète, un moment donné, nous fait oublier qu’il y a énormément de belles et de bonnes choses à notre disposition, pour peu que nous soyons disposés à les partager.

Oui, beaucoup, même parmi les chrétiens de tous bords et de tous pays, semblent sourds à la question fondamentale posée par l’évangile : « que servirait-il à un homme de gagner le monde entier s’il se perd ou se ruine lui-même ? » (Luc 9.25).

Qu’avons-nous à espérer de cette folie prédatrice, en admettant même que nous soyons du côté des privilégiés ? Peu de choses, en fait. Bien moins, en tout cas, sans même parler d’amour du prochain, que de la joie de vivre ensemble des relations mutuellement enrichissantes.

Le cauchemar de la technolâtrie dans toute son horreur

On peut s’interroger sur les prises de position d’Elon Musk, qui ont varié de tout à son contraire, au fil des ans, mais il y a une constante dans ses obsessions : ce sont les attentes éperdues qu’il place dans la technologie.

Un arsenal technologique protéiforme, qui va jusqu’au rêve transhumaniste

Sa biographie est, en effet, jalonnée d’innovations diverses qui, toutes, associent une technologie et une valorisation financière. Il a commencé par investir dans une société de logiciels, puis a monté une banque en ligne et cofondé le système de paiement Paypal. Après il s’est lancé dans l’aventure spatiale avec Space X et dans les véhicules électriques avec Tesla. Il a fait un passage aussi dans Open AI.
Mais, derrière tous ces investissements, il y a le désir d’échapper aux limites de sa condition humaine. Avec Space X, il rêve d’aller coloniser la planète Mars, lorsque la Terre sera devenue hors d’usage. Il consomme, par ailleurs, régulièrement, des médicaments censés doper ses capacités. On a parlé, récemment, de son usage de la kétamine qu’il utilise comme antidépresseur. La société Neuralink qu’il a fondée, a développé des puces qu’elle a commencé à implanter dans des cerveaux humains, avec le but de fusionner les intelligences humaines et artificielles.
On reconnaît, dans tout cela, l’univers culturel du transhumanisme, même si certains transhumanistes pensent qu’il ne va pas assez loin. L’idée de base est de sortir du carcan de la condition humaine pour viser des horizons illimités.

La recherche du pouvoir sous toutes ses formes

Le côté libertarien du personnage est tout à fait cohérent avec cette recherche infinie de la puissance. Il n’admet pas que quiconque l’empêche de faire ce qu’il a envie de faire. Les scientifiques qui parlent des microbes, du changement climatique, des risques environnementaux sont des gêneurs. La science qu’il a en vue ne peut être qu’au service de la technique. Sinon elle est à ranger dans la même catégorie que les agents publics, qu’il a, désormais, pour mission de licencier massivement, et qui se mettent en travers de ses intérêts particuliers au nom de l’intérêt général.
Et l’idéal est de pouvoir dire, sur le réseau X, tout ce qui lui passe par la tête, en tentant d’intimider ceux qui ne pensent pas comme lui.

Où l’on voit que la technolâtrie et le transhumanisme sont des idéologies profondément inégalitaires

Le transhumanisme inquiète depuis longtemps. En tant qu’idéologie totale, il n’est revendiqué que par une petite minorité. Mais on a souvent souligné, qu’implicitement, il était vecteur d’inégalités. De fait, les technologies qu’il conduit à mettre en œuvre coûtent cher et donc, par définition, elles seront réservées à une élite fortunée.
On découvre que l’intelligence artificielle est gourmande en énergie, et que dire des fusées censées nous emmener sur Mars ?! Et l’attitude de Musk et de Trump, qui se résume au rapport de force à l’état brut, montre que celui qui rêve du pouvoir technique rêve aussi du pouvoir sur les autres.
Elon Musk a, d’ailleurs, basculé dans ses postures les plus autoritaristes quand il a appris que son fils voulait changer de genre. Or le fils en question a révélé que son père avait eu recours à une fécondation in vitro sélective, pour être certain d’avoir un fils. On voit où le désir de toute-puissance peut mener.

Cette folie est-elle la révélation de la part sombre qu’il y a dans tout rêve technique ?

Il est difficile de ne pas penser à Jacques Ellul, face à ce déchaînement débridé de puissance. Cette outrance technique n’est-elle rien d’autre que ce qui est déjà en germe, sur le mode mineur, dans toute recherche d’efficacité technique ?

La question est posée. Pour ma part il ne me semble pas qu’il y ait une continuité entre le geste technique le plus simple et ce cauchemar éveillé. En revanche, le point de bascule, le moment où l’on rentre dans une logique qui se ferme à toute remise en question, n’est pas si évident que cela à définir. Et il est clair que l’extrémisme technique dans lequel une fraction de la population s’est installée trouve des échos dans des rêves de puissance plus ordinaires.

En tout cas, cela doit interroger les demandes que nous adressons, explicitement ou implicitement, à l’innovation technique. Et les exhortations de Jacques Ellul de s’en tenir à la non-puissance ont toute leur valeur, aujourd’hui.

Énergie, que de crimes commet-on en ton nom !

Finalement, derrière les outrances, les allers et retours, et les menaces brandies par Donald Trump, on perçoit quelque chose de récurrent. Il y a eu, d’abord, l’appel aux pétroliers : « forez ! forez ! forez! » (chose qui n’est pas aussi facile à dire qu’à faire, d’ailleurs). Il y a eu, ensuite, la volonté d’annexer le Canada et le Groenland, terres de ressources à exploiter. Puis les demandes exorbitantes à l’Ukraine de livrer son sous-sol plus ou moins à perpétuité aux États-Unis. Derrière ces diverses sorties j’entends, en fait, la panique de tout un milieu social qui se rend compte que les ressources de la Terre sont en train de s’épuiser. La volonté prédatrice est l’ultime sursaut de riches qui se disent que, s’il faut changer d’attitude à l’égard de la création, ils seront les derniers.

La longue histoire de la prédation des ressources naturelles

Cela dit, ce qui s’exprime à visage découvert, aujourd’hui, n’est que la suite d’une très longue histoire. Le besoin de pétrole a provoqué de nombreux événements géopolitiques. En 1951, déjà, la décision du gouvernement iranien de nationaliser le pétrole qui était, auparavant, exploité par une compagnie britannique, provoqua de vives tensions internationales. L’affaire se termina par ce qu’on a appelé « l’opération Ajax », menée de concert entre la CIA et le MI6 britannique, qui conduisit au renversement du gouvernement et à l’installation d’un premier ministre plus complaisant avec les intérêts anglais et américains.

On connaît aussi l’incroyable retentissement économique qu’eut la décision de l’OPEP, en 1973 de réduire sa production de pétrole. Elle était en fait, au départ, une mesure de rétorsion des pays arabes contre le soutien américain à Israël lors de la guerre du Kippour, où l’Égypte et la Syrie avaient coalisé leurs forces pour attaquer l’état hébreu.

Plus près de nous, il est clair que la première guerre du Golfe aurait été tout autre si ce n’était pas le Koweit qui avait été envahi. Et la deuxième guerre du Golfe, qui visait à transformer l’Irak en allié plus conciliant, était encore plus dépendante de la géopolitique du pétrole. Il faut dire aussi que la famille Bush avait d’énormes avoirs dans l’industrie pétrolière.

Mais ce qui vaut pour le pétrole vaut pour d’autres ressources, et, à l’âge d’or des empires coloniaux français et britanniques, l’exploitation éhontée des ressources des pays colonisés était la règle.

Aujourd’hui encore, la guerre du Kivu, en république démocratique du Congo, doit son origine aux mines de coltan qui s’y trouvent. Le coltan est un minerai indispensable à l’industrie électronique et informatique…

En fait, quand on se plonge un peu dans le suivi des matériaux stratégiques pour maintenir notre mode de vie actuel, cela provoque un mélange de vertige et de nausée. Notre rêve technologique énergivore, a un coût en guerres, en exactions, en souffrances diverses dont on n’a qu’une faible idée.

Combien de temps encore accroîtrons-nous notre dépendance à l’égard des sources d’énergie ?

En dehors même de préoccupations écologiques, le coût énergétique de notre développement économique ne peut qu’interroger. Il engendre des dépendances qui sont sources de conflits, armés le cas échéant. On a payé pour le comprendre lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’augmentation du coût du gaz a provoqué une secousse majeure, aussi bien économique que politique, dans notre pays.

Et ce qui est arrivé avec le gaz pourrait bien nous arriver, également, avec l’uranium. Comme l’écrit, par exemple, le portail de l’intelligence économique, qui n’a rien d’une officine gauchiste, les pays où nous nous approvisionnons en uranium nous rendent sensibles à la menace de la Russie et de la Chine. Je cite le portail : « sur les dix dernières années, la France a importé 88 200 tonnes d’uranium naturel. Selon le comité Euratom, ces importations proviennent majoritairement de 4 pays : le Kazakhstan (environ 27%), le Niger (environ 20%), l’Ouzbékistan (environ 19%) et la Namibie (environ 15%) ». Entre temps le Niger, décidant de prêter une oreille plus attentive à la Russie qu’à la France, n’est plus une source envisageable. Le Kazakhstan et l’Ouzbékistan fournissent, pour leur part, comme on l’imagine, aussi de l’uranium au russe Rosatom.

Finalement, même si les composants électroniques ont leur propre chemin de dépendance, c’est encore l’éolien et le photovoltaïque qui nous contraignent le moins !

Mais c’est surtout notre véritable addiction à la consommation énergétique qui est problématique. On apprend, par exemple, que l’intelligence artificielle va encore accroître cette addiction. Peut-on encore appeler cela de l’intelligence ? C’est peut-être les chinois qui vont relâcher cette pression en imaginant des logiciels, précisément, plus intelligents et utilisant moins des effets de masse.

Il semble, en effet, que l’intelligence nous ait désertés. Mais il est possible qu’elle fasse retour d’une manière cruelle, quand cette course militarisée aux ressources aura produit suffisamment de dégâts pour qu’elle finisse pas nous poser question.

Bienheureux ceux qui, ne serait-ce qu’un tout petit peu, ont l’esprit de pauvreté !

Les chrétiens, le culte de la force, et le vote d’extrême droite

J’ai un livre en chantier, ces temps-ci, qui me conduit à approfondir les raisons pour lesquelles des chrétiens votent à l’extrême droite. Cette question me retient particulièrement car, pour moi, l’univers culturel de l’extrême droite est l’exact inverse de ce à quoi l’évangile m’appelle : tout miser sur la force et les politiques autoritaires, alors que l’évangile appelle à la miséricorde et à la paix ; le climato-scepticisme, alors que Dieu m’appelle au respect de la création ; la méfiance à l’égard des étrangers et des autres cultures, alors que l’Église primitive s’est construite dans le dépassement des différences culturelles ; la constitution de tribus qui tournent en boucle sur des affirmations qui manient le soupçon et les théories arbitraires, au point de faire se dissoudre l’idée même de vérité.

Une enquête qui révèle l’hétérogénéité de ceux qui se revendiquent du christianisme

J’ai pu, pour y voir plus clair, exploiter une des rares enquêtes françaises qui comporte, notamment, un échantillon suffisant de personnes se déclarant protestantes, pour que l’on puisse dire quelque chose de fiable d’un point de vue statistique, aussi bien pour les catholiques, les protestants que ceux qui se déclarent sans religion. Cette enquête a été réalisée par A Rocha et par Parlons Climat en 2023, l’IFOP servant d’opérateur pour recruter les personnes interrogées et recueillir leurs réponses. Parmi les questions posées, on demandait aux personnes pour qui elles avaient voté au premier tour de la présidentielle de 2022. Et il y avait trois échantillons. Un échantillon « grand public » de 987 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus ; un échantillon « catholique » de 484 personnes se déclarant pratiquantes (occasionnellement ou régulièrement) ; et un échantillon « protestant » de 379 personnes se déclarant protestantes (luthéro-réformées ou évangéliques, non pratiquantes, pratiquantes occasionnelles ou pratiquantes régulières).

Nous avons, alors, additionné les voix de Marine Le Pen, d’Éric Zemmour et de Nicolas Dupont-Aignan (qui s’est rallié à Marine Le Pen pour le deuxième tour). La moyenne, des suffrages exprimés, pour ces trois candidats réunis, a été, en France, de 32 %. Les catholiques ont voté, plus que la moyenne, pour eux : 37 %. Mais, en creusant, on s’aperçoit qu’il y a catholique et catholique. Ceux qui se disaient non pratiquants arrivaient à un score de 40 %, les pratiquants occasionnels à 36 % et les pratiquants réguliers à 27 %. 27 % c’est encore beaucoup mais c’est moins, par exemple, que les personnes qui se sont déclarées sans religion dont le score s’élevait à 30 %. Quant aux protestants, on arrivait à 27 % pour les évangéliques et à 25 % pour les luthéro-réformés. Et, là aussi, il y avait d’importantes différences : les évangéliques se disant peu ou pas pratiquants arrivaient à 33 %, les luthéro-réformés non pratiquants à 37 % ; mais les évangéliques pratiquants se limitaient à 22 %, les luthéro-réformés pratiquants occasionnels à 20 % et les luthéro-réformés pratiquants à 16 %.

On comprend donc que le vote d’extrême droite correspond à un christianisme identitaire, qui regrette la disparation des « valeurs chrétiennes », mais qui ne s’investit pas dans une vie communautaire … où il aurait l’occasion de réviser ses préjugés.

Le vote des évangéliques pratiquants présente d’ailleurs la particularité d’être beaucoup plus marqué à gauche que la moyenne française (48 %) ; les luthéro-réformés pratiquants étant plus centristes (46 % pour Emmanuel Macron).

La notion de pratique était, il faut le relever, plus ou moins la même pour les évangéliques et les luthéro-réformés : on leur demandait la régularité de la fréquentation du culte, de réunions de semaine, ou de la participation à une œuvre liée à l’Église. Une chose remarquable, d’ailleurs, quand on creusait un peu les résultats est que les pratiques se renforçaient l’une l’autre : ceux qui avaient les pratiques cultuelles les plus marquées étaient aussi ceux qui étaient plus investis dans des œuvres. De même, la fréquence de la prière allait avec la fréquence des autres activités. Le clivage que l’on suppute parfois entre les « priants » et les « agissants » n’était pas du tout présent, au contraire.

Alors 20 % de personnes qui votent pour un candidat d’extrême droite cela reste beaucoup. Mais la foi mise en œuvre protège quand même. Elle protège d’ailleurs, sans doute, à double titre : elle enseigne à aimer son prochain sans restriction et elle donne aussi l’occasion de vivre des relations sociales positives avec une variété de personnes. Les personnes qui ont ce type de pratique sont moins réceptives à la haine, à la méfiance et à la rhétorique martiale qui nous envahit peu à peu.

Une pratique qui protège encore plus, d’ailleurs, est de rencontrer, au jour le jour, des personnes en difficulté. La fréquence de la participation à « des services d’entraide ou des œuvres liées à l’Église (actions de solidarité, mouvements de jeunesse, mouvements professionnels ou familiaux chrétiens …) » fait, en effet, une grosse différence.

Voilà ce à quoi je suis arrivé (avec quelques regroupements indispensables du fait des faibles effectifs dans certaines cases) :

Pourcentage, parmi les protestants, des votes d’extrême droite en fonction de la pratique religieuse et de l’investissement dans des structures d’entraide

Pas de pratique et aucune entraide44%
Pas de pratique et entraide occasionnelle28%
Pas de pratique et entraide régulière15%
Pratique et entraide occasionnelle ou aucune21%
Pratique et entraide régulière27%
Pratique et entraide très régulière16%
Pratique et entraide tous les jours7%

L’évolution n’est pas tout à fait lisse, du fait des effectifs limités. Mais on voit la dynamique d’ensemble : on navigue quasiment d’un extrême à l’autre ! Et on voit que l’isolement social et le basculement dans la méfiance généralisée se nourrissent l’un l’autre. Les personnes qui osent se frotter aux autres, au jour le jour, ont beaucoup moins d’attente sécuritaires que les autres. Et cela vaut pour les relations dans l’Église, comme en périphérie de l’Église.

C’est l’isolement qui nourrit la méfiance

L’intensité des relations sociales joue donc un rôle décisif. On pouvait le mesurer, dans l’enquête, d’une autre manière, complémentaire, puisqu’il y avait des questions sur la confiance. « A quel point avez-vous confiance dans les acteurs suivants pour obtenir des informations fiables ? : a. Les scientifiques / b. Les journalistes / c. Les responsables politiques / d. Les responsables religieux / e. Votre famille, vos amis et vos collègues / f. Les responsables associatifs ». Les personnes devaient répondre acteur par acteur. Or, le point frappant est que les confiances (ou les méfiances) se nourrissaient l’une l’autre. Par exemple, les personnes qui n’avaient pas confiance dans les journalistes ou les scientifiques, n’avaient pas confiance non plus dans leurs proches. Et la confiance était d’autant plus élevée que les personnes avaient des relations sociales riches et diverses, c’est-à-dire : des discussions avec des personnes variées, l’investissement dans une vie d’Église ou dans une œuvre chrétienne1.

On comprend, finalement (et je pense que c’est une vérité qui dépasse le cadre de l’Église), que c’est l’isolement qui engendre la méfiance, la haine et … le repli qui accentue, à son tour, l’isolement. Fréquentez les groupes sociaux qui sont pour vous une énigme, vaguement inquiétante, et ils vous feront moins peur ! Passez votre vie sur les réseaux sociaux, ou devant les chaînes d’information en continu, sans avoir en face de vous quiconque en chair et en os, et vous sombrerez dans l’angoisse.

On peut faire des remarques du même genre sur les protestants qui soutiennent le lobby des armes aux États-Unis

J’ai été frappé de voir que ces éléments pouvaient aussi rendre compte d’importantes variations dans l’attitude des protestants américains à l’égard des armes (ce qui est un indice fort d’une idéologie de l’auto-défense et du rapport de force). Les statistiques de possession d’armes ne sont pas vraiment encourageantes. Les chiffres que je vais citer datent de la période 2006-2014. Depuis cette époque, ils ont augmenté. Les protestants noirs étaient alors 13 % à posséder une arme, ceux qui se disent sans religion, 15 %, les protestants blancs non évangéliques, 17 %, et les évangéliques blancs, 20 %.2

Cela choque, à juste titre, certains protestants américains, notamment Christopher Hays, théologien presbytérien, qui a dirigé un livre collectif : God and Guns: The Bible Against American Gun Culture (Dieu et les armes : la Bible contre la culture américaine des armes). Dans un article de blog il écrit, par exemple : « Quel est aujourd’hui le rapport entre une foi qui n’était pas violente à l’origine et une culture qui est de plus en plus violente et s’habitue continuellement à davantage de violence ? ».

Or, Christopher Hays, autant que David Yamane dont j’ai cité les chiffres ci-dessus, soulignent que cet attachement aux armes est surtout le fait de personnes qui se disent protestantes, mais ont une faible pratique concrète. Christopher Hays parle d’un « nationalisme chrétien sans vie d’Église ».

« Peut-être, dit-il d’ailleurs, avons-nous besoin d’un terme plus concis que « nationalisme chrétien sans vie d’Église » pour désigner le phénomène auquel nous faisons face. Appelons-le « christianisme armé » : c’est à dire, une forme de religion qui pousse les gens à tuer pour leur foi, mais pas à mourir pour elle ». Oui : une religion en tant que telle, qui relève plus de l’idolâtrie de la force armée que de la foi chrétienne.

De quoi le christianisme est-il le nom ?

Le christianisme peut donc désigner un univers culturel auquel on se rattache avec nostalgie, sans plus trop savoir ce que le Christ nous appelle à vivre. Il peut encourager à mythifier le passé d’une Europe ou d’une Amérique chrétiennes. Et cela se passera d’autant plus que, sans s’en rendre compte, les personnes s’isolent de plus en plus les unes des autres, ne communiquent plus que par réseaux sociaux interposés, et se replient dans une méfiance angoissée, où elles sont persuadées d’être mal protégées de ceux qui sont différents d’elles.

Mais si on se met, même modestement, à la suite du Christ, on a l’occasion de vivre des relations compliquées, parfois, mais qui nous vaccinent contre l’isolement, et la haine de soi et des autres qu’il entraîne. C’est un classique, en sociologie, depuis Durkheim, que de dire que le manque de liens de proximité conduit à des pratiques agressives y compris à l’égard de soi-même. Plus de la moitié des morts par les armes, aux États-Unis sont des suicides.

Et si on va plus loin, on découvrira que le Christ nous appelle à la paix (qui inclut la justice et les relations bienveillantes). Et on peut voir à quel point elle s’oppose à ce christianisme identitaire, en citant ces mots de Bonhoeffer qui n’ont rien perdu de leur actualité : « partout, on confond paix et sécurité. Le chemin de la paix n’est pas celui de la sécurité. Car la paix doit être audacieuse ; elle est l’unique grand risque à prendre, et ne pourra jamais être assurée. La paix est le contraire de la sécurité. Exiger des assurances signifie se méfier, et la méfiance engendre la guerre. Rechercher la sécurité signifie vouloir se protéger soi-même. Paix, cela veut dire se donner entièrement au commandement de Dieu, ne pas demander la sécurité mais, dans la foi et l’obéissance, confier au Dieu tout-puissant l’histoire des peuples et ne pas vouloir en disposer égoïstement »3.


  1. Les effectifs étant malgré tout limités, nous avons pratiqué ce qui s’appelle une analyse de la covariance qui permet de raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». C’est ainsi que l’on voit que les personnes diplômées font plus confiance en général, mais que « toutes choses égales par ailleurs » ce n’est pas le facteur décisif. Ce qui compte c’est la participation à la vie sociale. ↩︎
  2. Ces chiffres sont tirés de David Yamane, « Awash in a Sea of Faith and Firearms: Rediscovering the Connection Between Religion and Gun Ownership », America Journal for the Scientific Study of Religion (2016) 55(3):622–636 ↩︎
  3. Extrait d’une conférence prononcée lors d’une rencontre oecuménique internationale, en 1934, reproduite en français dans Bonhoeffer, Textes choisis, Labor et Fides et Le Centurion, 1970, pp. 186-189., ↩︎

Le rêve d’une société autoritaire et brutale a encore gagné des points

La défaite de Kamala Harris aux élections présidentielles américaines est un révélateur d’une poussée toujours plus grande vers l’attente d’une société forte, brutale et sans pitié.

Des explications classiques, mais insuffisantes

On a avancé diverses explications pour rendre compte de cette défaite.
On parle d’une Amérique fracturée, opposant les villes et les campagnes, les côtes et l’intérieur des terres. C’est juste. J’ai reproduit ci-dessous, à titre d’exemple, les résultats des états du Wisconsin et de Pennsylvanie. J’ai mis à côté la carte des résultats au premier tour des législatives françaises du 30 juin dernier, dans le département de la Vienne, où j’habite. On voit que la coupure est la même.

Wisconsin……………………………………………………….Pennsylvanie…………………………………..Département de la Vienne

Mais cette explication est insuffisante. La Pennsylvanie avait donné la majorité à Joe Biden, en 2020, avec une structure des votes qui était la même. Il y a donc eu un glissement global de l’électorat.
En fait Donald Trump a remporté tous les swing states et il a obtenu, également, la majorité des suffrages exprimés sur l’ensemble du corps électoral. Ce n’est donc pas, sans doute, les franges les plus ancrées dans leur positionnement qui ont fait la différence, mais les votes modérés.
Il est d’ailleurs tout à fait frappant que, là même où Kamala Harris a fait campagne : dans les swing states et en direction de l’électorat modéré, elle se soit heurtée à un échec systématique.

On parle d’un vote misogyne. C’est vrai. Mais ce que Kamala Harris a perdu chez les hommes, elle l’a gagné chez les femmes.

On dit, enfin, que se campagne n’était pas bonne. Franchement je ne l’ai pas trouvée mauvaise. Elle n’avait sans doute pas le souffle des campagnes d’Obama, mais elle était au niveau.

En fait, c’est toute une partie de l’électorat modéré qui a glissé vers la posture de Donald Trump : peu importe ses mensonges du moment qu’il nous donne du muscle.

Pourquoi les candidats transgressifs ont-ils du succès ?

J’avais déjà, par le passé, été frappé par les réélections de Silvio Berlusconi en Italie, alors qu’il devait gérer un nombre incroyable de casseroles. Ces dernières années, on voit que les gouvernants illibéraux, qui revendiquent le conflit avec la justice, la presse et tout ce qui entrave leur marche, sont réélus tranquillement, la plupart du temps. Boris Johnson, au Royaume-Uni, a longtemps eu du succès, alors que tout le monde savait qu’il racontait des bobards à jet continu. Bref, il faut se faire à cette idée : les hommes politiques transgressifs plaisent. Et, à mon avis, ils plaisent, parce qu’ils laissent croire que tout est possible, que l’on peut ignorer les faits, les limites quelles qu’elles soient, et vivre dans un monde sans contraintes.

Il est rassurant d’ignorer le réchauffement climatique, le fait que la terre a des ressources limitées, que la civilisation du pétrole va s’éteindre, que des personnes souffrent de relations économiques dissymétriques, et que l’on est censé se comporter avec les autres êtres humains quels qu’ils soient avec un minimum d’humanité.

Un glissement général de l’électorat vers la droite

Il est rassurant de l’ignorer … tout en le sachant très bien malgré tout. D’ailleurs, c’est sans doute cette conscience que l’humanité butte collectivement sur des limites qui fait, progressivement, entrer les populations, tout autour de la Terre, dans une logique de guerre.

Beaucoup comptent sur leur gouvernement pour les protéger contre ceux qui voudraient leur prendre une partie du gâteau : immigrés qu’on voudrait voir rester chez eux, nations ennemies, ou, simplement, personnes démunies.

Le glissement vers la droite a été clairement perceptible aux dernières élections européennes, dans la majorité des pays. Et la gauche, en France, ferait bien d’y porter attention. Elle a oublié cet été, après avoir obtenu la majorité relative à l’assemblée, qu’elle ne pesait que 30 % des voix, ce qui est très peu.

Aujourd’hui, les politiques qui ont le vent en poupe tablent sur le nationalisme, la méfiance à l’égard des structures internationales multilatérales, et une foi pratiquement sans limite sur les ressources du rapport de force pour faire face à pratiquement n’importe quel problème social.

Une vague qui monte et qui finira par provoquer des explosions majeures

Je vois, année après année, cette croyance dans les vertus de la force gagner des parts de plus en plus importantes de l’électorat. Le fait que Donald Trump ait eu plus de voix que lors de sa première élection, où il avait créé la surprise, en est un exemple de plus.

C’est, pour moi, l’exact opposé de tout ce en quoi je crois. Je le dis de cette manière pour faire voir que l’on touche à un enjeu spirituel. Ce culte de la force est une forme de paganisme qui tourne le dos résolument à l’enseignement du Christ, même si beaucoup de chrétiens y cèdent. La société est faite pour construire des compromis, des arbitrages, aménager une coexistence minimum, au milieu d’intérêts opposés. Les rapports de force sont multiples, évidemment, mais les règles démocratiques sont là, précisément, pour en limiter la portée.

Et si l’on rêve de renverser les barrières et de céder sans retenue à l’ivresse de la puissance, tout cela finira par des explosions majeures et une désolation collective.

Nous ne pouvons pas grand chose contre cette tendance lourde. Mais nous pouvons au moins rester fidèles à notre croyance dans les vertus … eh bien disons simplement de l’amour du prochain ! Cette vieille idée que je trouve de plus en plus actuelle, ces temps-ci ! Partout où des personnes décident de coopérer et de s’entraider plutôt que de se soupçonner, de se jalouser et de se protéger des autres, il y a de l’espoir et de la vie.

A quoi servent les richesses ?

Les richesses sont-elles désirables ? Assurément ! La plupart des personnes souhaitent avoir, au moins, un minimum d’aisance. Pour ma part, j’estime que j’ai assez d’argent. Je provoque souvent l’étonnement en proférant ce genre de phrase. Mais il faut dire que j’ai un niveau de vie tout à fait confortable. J’accepterais d’avoir un peu moins, mais il me serait plus difficile d’avoir beaucoup moins.

Or la question de l’utilité des richesses, individuelles et collectives, n’est pas seulement un sujet de dissertation pour lycéens. Dans la plupart des pays du monde, il semble tout naturel de chercher à augmenter son niveau de richesse. Mais cela en vaut-il la peine ? On se pose d’autant plus la question aujourd’hui, alors que les effets négatifs de cette recherche perpétuelle du « plus » deviennent de plus en plus visibles.

Le paradoxe d’Easterlin

Richard Easterlin a soutenu, dans un article paru en 1974, qu’au-delà d’un certain niveau moyen d’aisance, dans un pays donné, le bonheur déclaré dans les enquêtes n’augmentait plus. Ce point de vue est suffisamment iconoclaste pour avoir été scruté et critiqué abondamment. Bien sûr, on peut s’interroger sur le niveau d’aisance qui provoque la bascule et aussi sur la manière dont les personnes déclarent leur bonheur.

En tout cas, le graphique ci-dessous, qui concerne les années qui ont suivi, aux États-Unis, la publication de l’article d’Easterlin, semble confirmer son hypothèse.

Pourtant, et c’est cela qui intéressait Easterlin, dans un pays donné, à un moment donné, les personnes les plus riches se déclarent en moyenne plus heureuses que les autres, quelle que soit la manière dont on mesure le bonheur en question. Alors ? L’hypothèse d’Easterlin est qu’il y a une dimension comparative dans la perception de son bonheur : on s’estime mieux loti ou moins bien loti que la moyenne et c’est là le facteur décisif. Dans ces conditions, on voit qu’il est tout à fait vain d’augmenter la richesse moyenne d’un pays si cela ne change rien aux inégalités.

Un travail statistique récent, publié par l’INSEE

Il se trouve que l’INSEE a publié en juin un travail statistique, comprenant des comparaisons internationales, et qui fait le point sur cette question avec divers types d’hypothèses1. La première hypothèse est qu’il y aurait un seuil de satiété plus ou moins objectif, au-delà duquel l’accroissement du bonheur ressenti serait faible. L’hypothèse est vérifiée en France (chiffres de 2019) : au-delà d’un revenu de 30.000 euros par an2, la satisfaction, exprimée dans l’enquête sur les ressources et les conditions de vie, n’augmente quasiment plus, comme le montre le graphique ci-dessous, extrait du document de l’INSEE.

Source : Statistiques sur les Ressources et les Conditions de Vie (SRCV)

Dans l’enquête, les personnes donnent plusieurs estimations : sur leur logement, leur travail, leur environnement, les relations avec leur famille et leurs amis. Ces évaluations sont assez homogènes et sont bien résumées par leur satisfaction concernant leur « vie en général ». Alors, 30.000 euros par an, ce n’est pas considérable, cela représente un revenu net mensuel de 2.500 euros. Il faut quand même savoir que le revenu médian en France (en 2019) était seulement de 1830 euros par mois. Donc on ne peut pas exclure le sentiment d’être « plutôt bien loti par rapport aux autres » quand on gagne 2.500 euros net par mois.
En tout cas l’existence de ce seuil inspire divers commentaires à l’auteur :

  • On s’habitue beaucoup plus aux aspects positifs de la vie, qu’à ses aspects négatifs, qui restent source de frustration et de souffrance. « On ne s’adapte ni au chômage ni à la pauvreté ; on s’habitue peu à une dégradation de sa santé. En revanche, les effets positifs du mariage ou de facteurs impactant [normalement] à la hausse la satisfaction dans l’emploi s’estompent », au fil du temps. Donc le bonheur diminue rapidement vers le bas de l’échelle des revenus, mais n’augmente pas vers le haut.
  • Au passage on voit qu’il y a des dimensions non monétaires comme la solitude, l’exclusion ou la maladie qui sont en jeu. Mais il ne faut pas oublier que ces éléments sont corrélés au revenu. On vit moins seul et en meilleure santé quand on est riche.
  • La dimension de comparaison reste, malgré tout, importante. Ou, disons, que l’on juge de sa situation par rapport à un certain état du pays dans lequel on vit. Par exemple, le seuil de satiété est de 40.000 euros en Allemagne. Et dans des pays où la réussite économique est une valeur en elle-même, il est beaucoup plus haut : 50.000 euros au Royaume-Uni et 80.000 euros aux États-Unis. Dans ce dernier pays, le bonheur ressenti continue d’ailleurs à s’accroître au-delà de ce seuil, même si cette croissance s’atténue.

Des politiques publiques qui marchent sur la tête

La conclusion de ce bref survol est presque évidente : les acteurs politiques qui sont particulièrement sensibles aux électeurs plutôt nantis, mieux introduits, qui ont plus de pouvoir et d’entregent, continuent à mener des politiques peu « rentables » sur le plan du bonheur.

Car on peut accroître beaucoup le bonheur des plus pauvres et peu le bonheur des plus riches. Cela me rappelle, évidemment, les mises en garde des évangiles, comme la parabole du riche insensé (Lc 12.13-21) : au bout d’un moment, gagner plus ne sert à rien ; au contraire, c’est une obsession qui nous perd. Et cela vaut à titre individuel autant qu’à titre collectif.

  1. Jean-Marc Germain, « Bien-être ressenti et revenu : l’argent fait-il le bonheur ? », INSEE, Documents de travail, n° 2024-009, Juin 2024. ↩︎
  2. En fait on mesure le revenu par unité de consommation, en considérant que des personnes qui vivent ensemble font, de ce fait, des économies (un seul logement pour tout le monde, par exemple, etc.). On observe, en général, qu’une personne supplémentaire, dans un ménage, consomme la moitié de ce que consomme une personne seule. Pour un couple sans enfant on va donc additionner les deux revenus et les diviser par 1,5 pour obtenir le revenu par unité de consommation. ↩︎

Le poison du nationalisme

Je ne suis toujours pas remis de la séquence folle qui a suivi la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron et de la tension dans laquelle j’ai vécu (et je n’étais pas le seul, loin de là), ensuite, pendant un mois, en envisageant l’arrivée au pouvoir du Rassemblement National. Cela m’a considérablement secoué et, ce, d’autant plus que les réactions des Églises ont, pour certaines d’entre elles, été plutôt discrètes. J’ai inévitablement repensé à la passivité des Églises lors de la montée des gouvernements autoritaires pendant l’entre-deux-guerres. Et je me suis interrogé sur les racines de ce qui a été, dans nombre de cas, une véritable collusion entre les Églises et les mouvements autoritaires, notamment en Espagne, au Portugal, en Serbie, en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, en Autriche et, comble du comble, en Allemagne.

La « morale chrétienne » a bon dos

En parcourant des ouvrages d’histoire, j’ai vu qu’un premier lieu de rapprochement était la revendication d’un retour à l’ordre, d’une restauration de ce qui était interprété comme la « morale chrétienne », face à une évolution sociétale qui échappait à l’emprise des Églises. Et puisque le peuple, de lui-même, ne marche pas droit, il faut le faire rentrer dans l’ordre par la force.

Je peux, à la limite, comprendre ce positionnement et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles certains chrétiens votent pour les partis d’extrême droite aujourd’hui : ils veulent un retour à l’ordre, moins de liberté des mœurs et moins de confusion dans les diverses convictions. Cela dit, pendant l’entre-deux-guerres, ces gouvernements musclés ont surtout servi au maintien des privilèges des propriétaires terriens contre les paysans, des industriels contre les ouvriers, des hommes contre les femmes, des riches contre les pauvres, etc. On masque un maintien des inégalités, une répression des contestataires sous couvert d’ordre et de morale. Et on appelle « morale chrétienne », par exemple, une morale familialiste, alors même que Jésus, dans les évangiles, met en garde contre la trop grande importance des liens familiaux.

Mais pourquoi le nationalisme a-t-il eu (et a-t-il encore) tant de succès parmi les chrétiens ?

Mais le deuxième motif de rapprochement (toujours très actif aujourd’hui) est, pour moi, pratiquement incompréhensible : tous ces gouvernements autoritaires étaient massivement nationalistes. Le découpage des frontières, suite à la guerre de 14-18, générait de nombreuses revendications territoriales, chaque état considérant que ses voisins avaient une partie de leur sanctuaire national. Et, sans aucun recul, chaque pays s’imaginait, et s’imagine encore souvent, qu’il a un génie particulier, une place dans le destin providentiel : il faut sauvegarder l’identité nationale contre toutes les diversités qui pourraient la menacer. Que certains pensent cela, je le sais. Mais que l’on puisse mêler Dieu à de telles simagrées criminelles dépasse mon entendement.

S’il y a bien un message qui traverse le Nouveau Testament tout entier, c’est celui d’un dépassement des appartenances nationales dans l’Église. Et même à l’époque prophétique quand les liens entre la terre promise et la foi sont plus étroits, les prophètes mettent en garde contre une valorisation excessive du territoire au détriment du cœur de la foi.

Lisons Jérémie, par exemple : « Ne vous confiez pas en des paroles trompeuses, en disant : C’est ici le temple de l’Éternel, Le temple de l’Éternel, Le temple de l’Éternel ! Si vraiment vous réformez vos voies et vos agissements, Si vraiment vous faites droit aux uns et aux autres, Si vous n’opprimez pas l’immigrant, l’orphelin et la veuve, Si vous ne répandez pas en ce lieu le sang innocent, Et si vous ne vous ralliez pas à d’autres dieux pour votre malheur, Alors je vous laisserai demeurer en ce lieu, Dans le pays que j’ai donné à vos pères, D’éternité en éternité » (Jr 7.4-7).

Il est difficile d’être plus clair : commençons par être attentifs aux faibles, plus qu’aux puissants et c’est cela qui donne le sens d’une vie collective riche, plus que la revendication d’un territoire.

Les Églises contre le nationalisme

Donc, au moins sur la question du nationalisme, les Églises doivent donner l’exemple et montrer que l’enfermement dans une prétendue identité nationale est une impasse.

Parmi les organisations chrétiennes qui ont été les plus en pointe pour s’opposer fermement à l’extrême droite, au mois de juin, on a retrouvé beaucoup plus d’associations diaconales que d’Églises (à l’exception de l’EPUDF). Elles voyaient bien ce qui leur arriverait si le Rassemblement National l’emportait. Ainsi, il semblerait bien que porter secours à l’immigrant, à l’orphelin et à la veuve, soit la meilleure voie d’entrée pour s’opposer aux rêves populistes d’un monde fermé et autoritariste.